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Born To Run

Born To Run

Bruce Springsteen

par Sylvain Golvet le 21 juin 2011

Paru le 25 août 1975 (Columbia)

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Le 9 mai 1974, au Harvard Square Theatre de Cambridge, Jon Landau a « vu l’avenir du rock n’ roll, et il s’appelle Bruce Springsteen ». Cette phrase, que le futur lui donne raison ou non, conditionna la suite de la carrière de Springsteen une fois écrite par le critique et producteur dans les colonnes du Real Paper de Boston. Elle permit à l’ensemble de la critique de reconsidérer son talent à la hausse, à Columbia de commencer à faire de la publicité autour de lui, et surtout de rendre possible la rencontre de Landau et de Springsteen, élément déterminant dans la réalisation de ce Born To Run, un album aussi exceptionnel qu’il a été accouché dans l’effort.

Mais cette phrase donnait aussi au groupe une pression exceptionnelle avant l’enregistrement de ce futur troisième album. D’autant que le Boss est à l’époque d’humeur perfectionniste et qu’il n’est pas satisfait de ses deux précédents enregistrements, peinant à rendre compte de l’énergie que son spectacle scénique offre tous les soirs.

Surtout connu par la côte Est, l’enfant du New Jersey est un petit gars ambitieux qui s’est forgé une réputation infaillible sur scène au gré de concerts de presque trois heures. Mais c’est aussi un compositeur prolifique, qui compose presque un morceau par jour, les gardant ou la plupart du temps le jetant pour passer à autre chose. En cette année 1974, il enregistre deux morceaux dont Born To Run, mais il n’en est pas encore satisfait. Cependant le morceau commence à circuler chez les DJ de la région et, malgré sa longueur, gagne la faveur de nombreux auditeurs quand bien même Springsteen considère qu’il n’est pas terminé.

Les premières séances au 914 Sound Studio à Blauvelt dans l’Etat de New York sont d’ailleurs peu concluantes, les installations sont limitées et Springsteen et Mike Appel, son manager et producteur improvisé, se perdent dans les arrangements. Pourtant, Springsteen ne voit pas l’intérêt d’engager un vrai producteur et c’est Jon Landau lui-même qui expliquera en détail à ce petit gars de vingt-cinq ans pourquoi déléguer cette partie du travail, et finalement remportera le poste. L’équipe déménage alors au Record Plant de New York, studio plus fidèle aux prétentions du groupe. Entre temps, le clavier David Sancious et le batteur Ernest « Boom » Carter quittent le groupe, remplacés par Roy Bittan et « Mighty » Max Weinberg.

Pourtant la galère n’est pas finie. L’année 1974 se déroule au gré de longues séances fructueuses ou non, et de moins en moins soutenues par le label. Springsteen sait où aller, il est pointilleux, mais il subit de nombreux blocages. Il préfère fuir le studio pour se produire sur scène, là même où certains spectateurs l’interpellent sur une éventuelle date de sortie de l’album. Mais Springsteen ne peut que bredouiller quelques excuses gênées. Aux pressions de son producteur et de ses musiciens il répond : « Patientez une minute, la date de sortie, c’est seulement un jour, le disque, lui, reste à jamais ».

Autre blocage, les cuivres de Tenth Avenue Freeze-Out. Pourtant des pointures du jazz sont là, dont les frères Brecker, mais ça ne vient pas. Il faudra l’apparition d’un nouveau personnage pour que le déclic se fasse. Ne faisant que roder jusque-là dans le studio, Steve Van Zandt, alias Miami Steve, alias Little Steven ou même Silvio Dante pour les amateurs des Sopranos, prend l’initiative de retirer toutes les partitions et dicte à la voix les parties de cuivres à chacun, qui accouche ainsi de ce grand moment de soul. Depuis lors, Steve est membre permanent du E-Street Band.

Sur Jungleland ou Born To Run, Springsteen se fait plaisir, et se lâche dans les arrangements spectoriens, avec orgues, glockenspiel et autres violons. Pourtant Landau met de l’ordre dans tout ça et les diverses couches de cordes ne prennent jamais le pas sur la section rythmique. C’est du rock et non de la pop, et même si la plupart des morceaux ont été composés au piano (Roy Bittan étant un des moteurs de la plupart des morceaux), les chansons sonnent dures, urbaines. Lors de Born To Run, le morceau, les violons montent de plus en plus, l’espace sonore se restreint, et là, boom, la batterie frappe et laisse place à une guitare rockabilly on ne peut plus terre-à-terre. Chuck Berry percute les Ronettes.

Ce que le Boss veut c’est « Roy Orbison chantant du Dylan et produit par Spector ». Tout ça sans musiciens de studio mais avec ses potes de la première heure, un E-Street Band qui s’est forgé non pas dans les écoles de musique mais sur scène soir après soir. Cette absence de virtuosité se ressent, et le tout se fait plus vivant, moins carré. Cependant le groupe est loin d’être mauvais, à l’image de la section rythmique, avec le carré Garry Tallent, dont la basse laboure le fond sonore avec discrétion et virtuosité et Max Weinberg, le nouveau venu à la batterie, dont le jeu simple et percutant s’allie à merveille aux ponctuations vocales ou mélodiques des longues épopées que sont Backstreets ou Jungleland.

Springsteen est en grande forme vocale, il chante, hurle, interpelle et murmure, applique littéralement le terme « interprêter ». Et par-dessus, le saxo de Clarens Clemons, le chouchou des fans, qui, malgré un jeu répétitif ne sonne jamais daté, et alterne solos dansants et mélancolie (le sobre Meeting Across The River).

C’est d’ailleurs le leitmotiv thématique du disque, un aller-retour entre des personnages aspirant à une vie meilleure, ou tout simplement autre, à la fuite, et un triste retour à la réalité qui emprisonne les gens et les empêche d’évoluer. Un parfait condensé de l’insouciance du rock n’ roll et de la soul, deux musiques aux préoccupations adolescentes plutôt primaires, en tout cas purement américaines, avec ses rêves de filles, de voitures et de liberté, et des prémisses du punk imminent et sa vision d’un quotidien dur et sans issue.

There were ghosts in the eyes
Of all the boys you sent away
They haunt this dusty beach road
In the skeleton frames of burned out Chevrolets
(Thunder Road)

Car, dylanesque et cinématographique, Born To Run raconte des vies et des ambiances via ses textes amples aux formules percutantes, dédiés aux petites frappes, au perdants magnifiques, à ceux qui y croient encore, tels qu’on les croise dans Mean Street (Tenth Avenue Freeze-Out) ou Badlands (Thunder Road). Des images fortes, fantasmées, qui parlent instantanément à l’auditeur :

Remember all the movies, Terry, we’d go see
Trying to learn how to walk like heroes we thought we had to be
And after all this time to find we’re just like all the rest.
(Backstreets).

Lyrique, mélancolique, rêveur et échevelé, cet album n’est pas tiède. Il regorge d’émotions brutes et peut repousser par ce trop plein de sincérité. Difficile pourtant de ne pas se laisser emporter par l’énergie du désespoir d’un Born To Run et sa descente d’accords magique ou de réfréner son envie de danser sur Tenth Avenue Freeze-Out. Il faudra tout de même attendre août 1975 pour assister à la sortie de l’album, encore sous l’impulsion de Landau qui forcera Springsteen à se décider sur le mix final. Grand bien lui en a pris puisque l’album est un succès et le morceau Born To Run est un tube, malgré sa longueur. Tout de même loin de l’impact de Born In The USA, ce disque est finalement la réussite rock majeure de son auteur, une sorte d’éloge et de testament de son adolescence, et le début d’une carrière riche et triomphale.

Article initialement publié le 3 mars 2008.



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Tracklisting :
 
1. Thunder Road (4’49")
2. Tenth Avenue Freeze-Out (3’11")
3. Night (3’00")
4. Backstreets (6’30")
5. Born To Run (4’30")
6. She’s The One (4’30")
7. Meeting Across The River (3’18")
8. Jungleland (9’36")
 
Durée totale : 43’25"