Portraits
Eels, these are not end times

Eels, these are not end times

par Efgé le 1er juin 2010

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LE REVE AMERICAIN D’EELS

Le craquement d’un vinyle posé sur une platine, suivi de quelques notes d’une berceuse jouée sur un piano d’enfant, soutenue par les pulsations d’une batterie jazzy : en 1996, le premier opus d’Eels, Beautiful Freak, premier album sorti chez DreamWorks, le label flambant neuf lancé par Steven Spielberg et David Geffen, débarque dans les bacs, venu de nulle part, et emporte tout sur son passage. Critiques comme public découvrent avec ahurissement une collection de chansons écrites et interprétées par un trio d’outsiders : E, blanc-bec maigrichon, barbe de trois jours et grosses lunettes aux montures noires, le physique d’un ingénieur informaticien ; Butch, batteur enveloppé et rigolard, et Tommy, sorte de clone physique de Chet Baker, mèche blonde tombante et voix fluette. Partout sur la planète, on loue l’adresse, l’intelligence, la roublardise des musiciens d’Eels et de leur compositeur, leur talent à faire s’entrechoquer influences folk, rock et rap, dans une harmonie parfaite. Le premier single, Novocaine for the Soul, co-écrit avec Michael Simpson, moitié des Dust Brothers, squatte les radios américaines, puis britanniques et européennes ; le clip, dirigé par Mark Romanek, qui a autrefois œuvré pour Nine Inch Nails, De La Soul, Madonna ou encore Bowie, est diffusé en rotation lourde sur les chaînes musicales.

Le groupe joue, un temps, le jeu du show-business : les trois Californiens apparaissent désormais les cheveux teintés jaune canari et s’embarquent pour une tournée internationale. On peut deviner la soif de reconnaissance du groupe (ou de son leader) à la citation, extraite de la chanson Spunky, mise en exergue sur la première page du livret de l’album :

One day the world will be ready for you
And wonder how they didn’t see

Très vite cependant, l’expérience s’avère plutôt douloureuse pour E, qui se confie notamment en juin 2009 au magazine Interview : « I learned a lesson on the first Eels record. It was a pretty big commercial success for us : we had a video on MTV and we were flying around all the time, and a lot of people were buying our records. But I really hated the whole experience. It showed me that I didn’t want to be a part of that world”.

Après avoir secoué la tête quelque temps sur Rags to Rags et Mental, entre autres, on commence à se pencher sur les paroles écrites par E, qui semble avoir quelques antécédents familiaux à régler. Dans Novocaine for the Soul, il écrit ainsi dans son dernier couplet :

Life is good
And I feel great
‘Cause Mother says I was
A great mistake

Dans Rags to Rags, il évoque le mythe du rêve américain avec un humour noir et sarcastique :

And one day I’ll come through my American dream
But it won’t mean a fucking thing

A travers des rimes capturées ici et là, on comprend que E n’est pas vraiment fait pour la lumière des spotlights ; dans Flower :

Turn the ugly light off God
Don’t wanna see my face

Ou encore, dans Not Ready Yet :

There’s a world outside
And I know ‘cause I’ve heard talk
In my sweetest dreams
I would go out for a walk
But I don’t think I’m ready yet

Le succès, au lieu d’épanouir E, le pousse à disparaître du middle of the road, pour préférer les à-côtés, comme les anguilles s’échappent sous les rochers pour ne pas être capturées. D’autant que plusieurs évènements personnels font prendre à sa carrière une tournure inattendue.


FAIRE DE SA VIE UNE OEUVRE

Mark Oliver Everett est né le 10 avril 1963 dans l’Etat de Virginie. Il est le fils de Hugh Everett III, brillant physicien et mathématicien, inventeur de la théorie des mondes multiples en physique (ne comptez pas sur moi pour vous la détailler, j’ai eu un bac L, moi). Le nom de jeune fille de sa mère est Nancy Gore ; c’est elle qui a dactylographié la thèse de doctorat de Hugh Everett III, alors étudiant à l’université de Princeton. Vénéré par une génération d’écrivains de science-fiction dans les années 60, le Dr. Everett est au contraire largement méprisé en son temps par le pape de la physique de l’époque, Niels Bohr, et par Albert Einstein lui-même. Cette soif non satisfaite de reconnaissance, Hugh Everett III la convertit en un goût immodéré pour la boisson, qui éloigne irrémédiablement cet homme cérébral et taiseux du reste de sa famille. En 1982, Hugh Everett III meurt d’une crise cardiaque – c’est Mark Oliver, alors âgé de 19 ans, qui découvre son corps sans vie.

Mark Oliver commence la batterie à l’âge de 6 ans. Il s’ouvre peu à peu à la musique grâce aux disques de sa grande sœur, Elizabeth. Parmi ceux-ci, l’album de Neil Young, After the Gold Rush, tourne en boucle sur la platine familiale. C’est elle qui l’emmène à son tout premier concert, donné par George Harrison et Billy Preston, mais ses héros d’adolescence sont les Who – il attribue d’ailleurs ses problèmes de vue aux lasers qu’il aurait reçus lors d’un de leurs concerts. A cette époque, il cogne sur les fûts de plusieurs groupes de lycée, qui s’escriment à copier le style white blues d’Eric Clapton. Les relations de Mark avec ses parents sont mauvaises ; aux problèmes de communication avec son père, s’ajoutent ceux, du même ordre, avec sa mère, soignée à plusieurs reprises pour des troubles mentaux. L’influence de Liz devient alors prédominante pour le turbulent Mark (il se fera renvoyer de son école et arrêter par la police) : après l’avoir initié à la musique, elle en fait de même avec les drogues.

Mark comble son vide affectif en gratouillant la guitare de sa grande sœur et en composant quelques morceaux sur le piano droit familial. Peu à peu, cette passion devient une obsession : Mark enregistre plusieurs chansons sur un vieux magnétophone à cassette. En 1987, à l’âge de 24 ans, se sentant étouffé dans son carcan virginien, il fait ses bagages et part s’installer à Los Angeles, où il ne connaît strictement personne – ce qui est idéal pour la vie d’ascète à laquelle il se destine, uniquement ponctuée par les chansons qu’il écrit et les petits boulots qu’il enchaîne pour joindre les deux bouts. Après plusieurs années d’efforts, Mark est enfin repéré : il signe un contrat pour deux albums avec le label Polydor. Il choisit comme nom de scène E, surnom dont il est flanqué depuis son enfance (plusieurs de ses amis s’appelaient Mark, il fallait bien trouver un signe distinctif ; ce sera l’initiale de son nom de famille).

Son premier disque, A Man Called E, sort en 1992, et le single Hello Cruel World devient familier à l’oreille d’un public confidentiel. Après une tournée en première partie de Tori Amos, E sort en 1993 son deuxième album solo, Broken Toy Shop. Mais le succès d’estime ne se transforme pas en un succès commercial : Polydor ne renouvelle pas son contrat et E se retrouve sur le bord de la route. Armé d’une douzaine de chansons qui constitueront Beautiful Freak, le multi-instrumentiste E décide d’abandonner l’aventure solo et de s’entourer de musiciens à ses côtés.

Avec Beautiful Freak, Eels rencontre le succès que l’on sait. Le groupe remporte même un Brit Award : la statue offerte en guise de récompense sera bientôt aplatie et réutilisée comme une cymbale sur la batterie de Butch, afin que l’objet trouve une utilité, selon E. Le groupe commence à être sollicité par plusieurs réalisateurs appréciant la qualité cinématographique des chansons d’Eels – l’un des premiers à se manifester est l’Allemand Wim Wenders, qui illustrera son film The End of Violence avec la chanson Bad News.


Mais cette période de reconnaissance musicale est très vite assombrie par des nouvelles provenant de sa famille. Elizabeth, qui a multiplié les séjours en hôpital psychiatrique dans les années 80 à cause de son penchant immodéré pour la drogue, se suicide en 1996. Les médecins diagnostiquent à Nancy, sa mère, un cancer du poumon en phase terminale. Entre deux concerts, Mark doit se rendre au chevet de sa mère, puis rentrer en Virginie dans la maison familiale faire le tri dans les affaires de sa sœur – il conservera sa collection de disques, ainsi qu’une grande partie des meubles, qui trouveront refuge dans la nouvelle demeure d’Eels en Californie.

E consacrera l’année 1997 à régler les détails pratiques autour de la mort de sa famille et à composer l’album Electro-Shock Blues, sorte de thérapie à cœur ouvert. Cette expérience de la mort altère sa vision de la vie : à la tristesse d’avoir perdu sa famille entière, succède la peur de les rejoindre bientôt (Mark avouera craindre les « signes génétiques » qui le prédisposent, selon lui, à mourir jeune). Ainsi, l’ambition d’E est de créer une œuvre relatant cette expérience, tout en exprimant dans le même temps la volonté de repartir de l’avant. Lors d’une interview accordée aux Inrockuptibles en 1998, il s’expliquera : « Avant ce disque, je n’écrivais jamais sur des sujets très personnels. Mais ce qui s’est passé était tellement important, pesant dans ma vie, que je ne pouvais pas faire autrement que d’en parler dans les chansons ». Pour donner naissance aux seize chansons de l’album, Eels s’entoure à nouveau de Michael Simpson et Jon Brion (croisés sur Beautiful Freak), ainsi que de la songwriter Lisa Germano, de Grant Lee Philips (leader de Grant Lee Buffalo) et du producteur T-Bone Burnett. Tommy, lui, quitte le groupe, remplacé par Adam Siegel.

Electro-Shock Blues sort le 21 septembre 1998 en Europe et le 20 octobre 1998 aux Etats-Unis. C’est un suicide commercial : la maison de disque retarde à plusieurs reprises sa parution, enjoignant E de rajouter au tracklisting quelques singles de la veine de Novocaine for the soul, histoire de gonfler les ventes – ce que E refusera catégoriquement de faire. Inévitablement, l’album se vend beaucoup moins bien, mais il est salué par toute la critique – aujourd’hui, il est rétrospectivement considéré comme un des meilleurs albums de la décennie 90. Quand bien même, certains critiques de l’époque avouent leur réticence à se plonger tout entier dans un opus à l’atmosphère lugubre. Le matériau artistique et les éléments autobiographiques se confondent à plusieurs reprises : les paroles de la chanson Electro-Shock Blues sont tirées de l’une des dernières pages du journal intime d’Elizabeth :

Feeling scared today
Write down « I am ok »
A hundred times the doctors say
I am ok
I am ok
I’m not ok

Dans Dead of Winter, il décrit le douloureux traitement subi par sa mère pour son cancer, et sa fin inéluctable :

So I know you’re going pretty soon
Radiation sore throat got your tongue
Magic markers tattoo you
And show it where to aim
And strangers break their promises
You won’t feel any
You won’t feel any pain

Cette noirceur, véhiculée tout au long de l’album, est contrebalancée par la dernière chanson, PS You Rock My World, dans laquelle E tente de reprendre goût à la vie :

I was at a funeral the day I realized
I wanted to spend my life with you
Sitting down on the step at the old post office
The flag was flying at half mast
And I was thinking ‘bout how
Everyone is dying
And maybe it’s time to live

A nouveau, Eels inspire les réalisateurs : le single Cancer for the Cure figure dans la bande originale du film de Sam Mendes, American Beauty.


RETOUR A LA VIE

Electro-Shock Blues était un disque malade ; Daisies of the galaxy, paru le 28 février 2000, est un disque de convalescence. Enregistré en deux mois, de mars à mai 1999, il rassemble la même équipe qui avait donné naissance à Electro-Shock Blues, à laquelle il faut rajouter Peter Buck, de REM, avec qui E compose l’instrumental Estate Sale. A sa sortie, l’album fait l’objet d’une controverse entre Parti républicain et Parti démocrate : en pleine campagne présidentielle, les supporters de George W. Bush accusent le camp d’Al Gore d’avoir diffusé et distribué, lors d’un meeting de récolte de fonds, l’album, dont la pochette, ornée de dessins enfantins, est en contradiction avec certains titres de l’album, notamment It’s a motherfucker. Eels accusé ainsi de pervertir la jeunesse, l’album est contraint de ressortir avec la fameuse mention « Parental advisory – explicit lyrics » et la chanson n°7 de l’album rebaptisée It’s a Monster Trucker. Ca n’empêche pas le premier single, Mr E’s Beautiful Blues, qui figure uniquement en morceau caché sur l’album, de devenir un hit international.

Dans cet album, le deuil de la mort est toujours présent, mais cette fois-ci doublé d’une certaine célébration de la vie. Lenny Waronker, le patron de DreamWorks, utilisera cette formule, désormais devenue célèbre, pour définir Daisies… : « C’est un genre de ballade dans un parc, un jour de grand soleil. Tu te promènes, tu regardes voler une abeille, et tout à coup, tu te fais mordre par un serpent ». Autant les compositions et la production d’Electro-Shock Blues étaient sombres et complexes, autant Daisies… se veut simple, sans prétention, facile d’accès. Sur le précédent album, E superposait les couches ; ici, il en élimine le plus possible, les chansons sont présentées dans leur plus simple appareil.

Certes, Mark ressasse encore, à plusieurs reprises, la perte de sa famille : Estate sale fait allusion au moment où E a dû retourner dans sa maison de Virginie pour emporter les meubles de la famille. Plusieurs anecdotes liées à la fabrication de l’album renvoient encore à cette terrible expérience : la pochette de l’album est tirée d’un livre pour enfants trouvé sur les lieux. Le piano sur lequel Mark joue est le même que celui utilisé par Neil Young sur After the Gold Rush, l’album préféré de sa soeur. Jeannie’s Diary est le morceau que lui réclamait sa mère, et qu’E jouait au piano quand il lui rendait visite, les derniers mois avant sa mort. Dans Selective Memory, Mark égrène les souvenirs de moments passés avec sa mère, chantés d’une voix de fausset, quasi enfantine, avant de conclure :

I wish I could remember
But my selective memory
Won’t let me

Mais E revêt également le costume d’un narrateur : de la famille princière de Monaco (Grace Kelly Blues) à une petite souris (le single Flyswatter), il conte des petites historiettes, tantôt drôles, tantôt cruelles, ce qui lui vaut de plus en plus régulièrement d’être comparé à un autre songwriter américain, Randy Newman.

Bien qu’il déteste de plus en plus le côté promotionnel de son métier, E se confie plus souvent qu’à son tour durant les interviews qu’il accorde. A l’époque, il avoue aux Inrockuptibles : « Je n’ai plus envie de jouer au type sinistre qui déballe ses malheurs devant tout le monde en permanence ». Il faut le dire : à l’écoute de ce disque, on peut sauter comme un cabri, chanter dans son pommeau de douche, ou jouer de la air-guitar avec un cintre. On rit, même, comme en regardant la vidéo du deuxième single, Flyswatter, où des policiers font la planque devant la propre maison de E.

En décembre 2000, Eels publie en édition limitée le live Oh What a Beautiful Morning, tiré de la tournée qui a suivi la parution de Daisies…, où Eels défend ses chansons sur scène accompagné d’un ensemble orchestral de six musiciens, violonistes, flûtistes, clarinettistes. Puis, Mark compose une chanson, Christmas Is Going to the Dogs, qui figurera sur la BO… du Grinch. Un peu trop gentil, tout ça – mais Eels va, de nouveau, prendre son public à revers.


L’album suivant, Souljacker, porte encore les stigmates, certes de moins en moins visibles, du deuil de E. Les premières chansons qui figurent sur cet album ont été écrites en 1998. A l’époque, Mark décide qu’il a besoin de repos et part, tel un moine bouddhiste, en retraite spirituelle pendant 10 jours au fin fond de la forêt. Les règles que doit suivre le groupe auquel E se joint sont strictes : ne pas parler, ne pas lire et ne pas écrire. Bien sûr, Mark abandonne très vite ces préceptes. Durant ses longues plages de méditation, il lui revient en mémoire un fait divers datant du milieu des années 90 : l’arrestation d’un serial killer qui se vantait non seulement de tuer ses victimes, mais aussi de voler leur âme – littéralement, un souljacker, donc. Il explique alors que, de son point de vue, la métaphore s’applique à tout un peuple « privé d’âme » par une société de distractions et de consommation : « It seemed to me that there were just too many distractions and that people were losing heir souls because they had no way of knowing what they had in the first place.” Mark écrit ainsi la chanson qui allait devenir Souljacker Part II, caché dans les toilettes, avec un stylo emprunté on ne sait où et sur… du papier hygiénique.

E avait prévenu : après Daisies…, il ressentirait à nouveau le besoin d’hurler dans un micro. Effectivement, Souljacker est musicalement l’exact contraire de Daisies…. Tantôt se tournant vers des accents hard rock (notons ici l’influence de John Parish, guitariste de PJ Harvey, rencontré par E sur le plateau de Top of the Pops), tantôt vers des expérimentations hip-hop (That’s Not Really Funny, Fresh Feeling), l’album est nettement plus rêche en apparence – un peu comme la longue barbe qu’E aborde désormais. L’album, prévu pour sortir en septembre 2001, sera d’ailleurs repoussé jusqu’au printemps 2002 – les barbus étant assez mal vus à l’époque, particulièrement dans les aéroports. A l’époque, la mort frappe à nouveau l’un de ses proches : sa cousine Jennifer Lewis est hôtesse de l’air dans l’avion qui s’écrase sur le Pentagone, le 11 septembre. Si E se tourmente encore, il préfère tourmenter les autres – comme dans la vidéo du single Souljacker Part I, réalisée par Wim Wenders et dans laquelle apparaît Molly Luft, célèbre prostituée et icône de la culture trash allemande, ici dépeinte en gardienne de prison pas vraiment avenante.

TIRER UN TRAIT SUR LE PASSE

En 2002, My Beloved Monster, extrait de Beautiful Freak, figure sur la bande originale du premier volet de Shrek. Après une tournée mondiale en compagnie de John Parish, du bassiste Koool G Murder et de Butch, et la sortie d’un nouvel album live, Electro-Shock Blues Show, un nouvel opus parait en 2003 : Shootenanny !, collection de chansons enregistrées en 10 jours dans un studio par E et sa formation. La même année, Butch quitte Eels, pour de sombres histoires d’argent semble-t-il. Il est remplacé aux fûts par Puddin’.

L’année 2004 est consacrée à la gestation de trois œuvres : grâce à celles-ci, Mark compte tirer un trait sur son passé douloureux et sur l’influence de sa vie privée sur son œuvre. Enfermé dans son studio, il n’en sort que pour offrir la chanson I Need Some Sleep au réalisateur du film Shrek 2, et pour participer à l’album hommage à Daniel Johnston, The Late Great Daniel Johnston. Pendant ce temps, son label DreamWorks est vendu à Universal, qui distribuait déjà les albums d’Eels, et le groupe est hébergé par le label Vagrant.


Au fond de sa cave, Mark met la touche finale à un projet né plusieurs années auparavant : le double album Blinking Lights and Other Revelations, qui sort en avril 2005. Un album de 33 chansons, agrémenté d’un livret rempli de photos de familles, dans lequel E parle de Dieu, de la manière de rebondir après avoir surmonté une épreuve, mais aussi de la vie : « It’s a love letter to life itself, in all its beautiful, horrible glory ».

Quelques années plus tard, les problématiques liées à Electro-Shock Blues reviennent, mais il n’est pas uniquement question de maladie ou de deuil. La veine autobiographique ressurgit : Mark nous conte sa naissance (From Which I Came / A Magic World), ses rêveries de petit garçon (Blinking Lights for Me) ses relations compliquées avec ses parents (Son of a Bitch)… Mais aussi, à l’âge adulte, la difficulté de vivre au quotidien après le décès de ses proches (Suicide Life, Understanding Salesmen, The Stars Shine in the Sky Tonight), l’inadaptation à vivre au milieu de ses semblables (The Other Shoe, To Lick Your Boots), les ruptures amoureuses (Last Time We Spoke, la sublime I’m Going to Stop Pretending that I Didn’t Break Your Heart). En guise d’inspiration, Mark avoue s’être plongé dans la filmographie d’Ingmar Bergman. Le E tantôt bondissant de Beautiful Freak, tantôt menaçant de Souljacker a cédé sa place à un homme ayant atteint la quarantaine : ce n’est plus l’âge des déguisements, maintenant les seules fantaisies que Mark s’accorde sont un cigare et un verre de whisky à l’occasion.

Non, pas besoin de prendre un Valium à l’écoute de ce disque : E façonne aussi quelques-unes de ses meilleurs chansons pour secouer la tête, Old Shit / New Shit et surtout Hey Man (Now You’re Really Living). Il y a même une danse de l’été, concoctée par le cerveau tordu d’E : Going Fetal, bombinette pop portée par les cris de bébés de Tom Waits, l’un des héros d’E (sa contribution à l’album se résumera finalement à ce seul morceau).

Avec la dernière chanson de l’album, Things the Grandchildren Should Know, E conclut l’album à la manière d’un testament : Mark met les points sur les "i", et évoque sa vie d’aujourd’hui, loin des clichés qui le comparent parfois à un asocial ou à un éternel nostalgique :

It’s not all good and it’s not all bad
Don’t believe everything you read
I’m the only one who knows what it’s like
So I thought I’d better tell you
Before I leave
[...]
So in the end I’d like to say
That I’m a very thankful man
I tried to make the most of my situations
And enjoy what I had
I knew true love and I knew passion
And the difference between the two
And I had some regrets
But if I had to do it all again
Well, it’s something I’d like to do

Eels entreprend une tournée mondiale de deux ans, qui engendrera deux albums lives résolument contradictoires, le symphonique et classieux Eels With Strings et le très rock Eels – Live and in Person – No Strings Attached, ainsi qu’un DVD, Live at Town Hall. En 2007, Mark s’enferme à nouveau chez lui, pour mettre la dernière touche à son autobiographie, intitulée elle aussi Things the Grandchildren Should Know, qui paraît en 2008. La musique passe au second plan – E prendra seulement le temps d’écrire la chanson Royal Pain, qui figurera sur la BO de Shrek 3.


L’écriture du livre est, comme il le confesse dans une interview promotionnelle à Vanity Fair, « la chose la plus difficile que j’ai jamais réalisée ». Un documentaire pour la BBC suivra en octobre de la même année : Parallel Worlds, Parallel Lives, qui lui permettra de replonger dans l’œuvre de son père et de lui pardonner définitivement ses fautes (« No matter how much you try to rebel against your parents, genetically, you are them in a lot of ways. And the older you get, the more you identify with them – in my case certainly”). Dans le film, on peut le voir notamment écouter, les yeux embués, la voix de son père enregistrée sur des cassettes audio, et, en bruit de fond, le bruit de la batterie sur laquelle il s’entraînait enfant. Peter Byrne, le journaliste avec qui E a enquêté, publiera un livre quelques années plus tard, intitulé The many worlds of Hugh Everett III : multiple universes, mutuel assured destruction and the meltdown of a nuclear family.

En 2008, toujours pas de nouvel album à l’horizon, mais un best of, Meet the Eels : Essential Eels Vol. 1, accompagné d’un CD rassemblant faces B et autres raretés, Eels Useless Trinkets. E reprend également la route, accompagné d’un seul autre musicien, The Chet.

LOVE AND DESIRE

Quatre ans se sont écoulés depuis Blinking Lights and Other Revelations, et Eels ne publie aucun nouvel album. Enfin, le 2 juin 2009, Hombre Lobo déboule dans les bacs. Surprise : on retrouve E gratifié d’une barbe hirsute, comme aux plus belles heures de Souljacker. Mais si, à l’époque, le but d’Everett était de flanquer la trouille à ses congénères, ici, le loup-garou dont E revêt le costume est animé par de plus nobles sentiments (l’amour, encore). Enfin, plus ou moins nobles (le sexe). Huit ans plus tard, explique-t-il, le Dog Faced Boy de Souljacker (qu’on pourrait traduire par "le garçon à visage de chien") s’est transformé en « un vieux loup-garou excité ». D’ailleurs, selon lui, la barbe, ça rend les filles dingues (« Contrary to popular belief, it drives the ladies wild », interview à spinner.com). L’ambition déclarée d’Everett est de remettre du cul dans le rock : « It occurred to me that something that seems to be lacking from so-called indie rock these days are the elements of danger and sex. I thought, it’s time to bring a litte bit of that back into the mix” (Vanity Fair, août 2009).

Le loup-garou, qu’E décrit comme “une petite fleur delicate sous les poils”, va ainsi, durant les douze pistes de l’album, tenter de séduire l’élue de son cœur, par autant de stratagèmes que l’album compte de chansons. Dans Beginner’s Luck, il lui demande officiellement sa main – on ne sait si la fille accepte, en tout cas l’album se clôt par une ballade plutôt désabusée, No Ordinary Man. Mais la réussite, ou non, de l’entreprise, n’est pas l’objet de l’album : « This album is about wanting the girl – it’s not about getting the girl. We don’t know what happens after the last song”.

Hombre Lobo est, comme à l’accoutumée, encensé par la critique : aux sons parfois élégiaques et aux orchestrations élaborées de Blinking Lights…, succède un bon vieux blues-rock enfiévré que mène un combo guitare-basse-batterie. Back to the basics.


Changement total d’atmosphère moins d’un an après, quand, en janvier 2010, sort End Times. Durant l’hiver, les critiques préviennent : attention, Everett va sortir un album triste comme un dimanche de pluie dans la banlieue de Maubeuge, car il s’est fait larguer comme une vieille chaussette. E réfute cette hypothèse ; il évoque un album concept, un « album de divorce », dans lequel l’artiste met en parallèle la perte d’un être cher et la déliquescence du monde qui nous entoure – ce que Mark résume plus prosaïquement dans une interview à Mojo en avril dernier : « A shitty romantic time in your life and just a shitty time in the world ». Enregistré en ermite dans sa maison de Los Angeles, l’album prend, encore une fois, le contre-pied de son prédécesseur : Hombre Lobo évoquait ce qu’il se passait « avant » la relation, End Times parle de ce qu’il y a « après » : les souvenirs (The Beginning), la douleur (In My Younger Days), la rancune (Unhinged), la difficulté de fréquenter à nouveau le monde extérieur (Nowadays). L’avant-dernière chanson, Little Bird (Mark est définitivement un ami des bêtes) est juste belle à pleurer ; le message est simple, peu importe à quel point vous êtes en colère contre votre ex, peu importe que vous sachiez que la séparation était la meilleure solution, vous ne pouvez rien faire, car, tout simplement, il (ou elle) vous manque. Mais Mark en a vu d’autres, et, il le promet, il s’en relèvera, comme il le dit dans On My Feet :

I am a man in great pain over great beauty
It’s not easy standing on my feet these days
But you know I’m pretty sure
That I’ve been through worse
And I’m sure I can take the hit

Dans ses interviews promotionnelles, Everett a avoué avoir ressenti de la culpabilité, à cause du silence de quatre ans qui s’est écoulé entre Blinking Lights… et Hombre Lobo. « Je veux rattraper le temps perdu », disait-il. Pourtant, il n’y a pas de quoi : si l’on compte ses albums solos, les lives et les compilations d’Eels, Everett aura publié la bagatelle de 19 albums en 17 ans – et ça n’est pas fini : le successeur de End Times, Tomorrow Morning, est annoncé pour le mois d’août, clôturant la trilogie entamée avec Hombre Lobo. Musicien à temps plein, c’est son job, un boulot d’artisan, sans les affres de la gloire ni les blessures du passé. « Je peux me moquer de tout : des pop stars qui jouent leur rôle, des medias, de moi-même, mais je ne peux pas de moquer de la musique. La musique m’a sauvé la vie ».



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