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10,000 Hz Legend

10,000 Hz Legend

Air

par Aurélien Noyer le 12 décembre 2006

paru le 28 mai 2001 (Record Makers / Virgin Records)

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La musique électronique n’existe pas. Du moins pas en tant que style à part entière... On ne peut parler de musique électronique comme on parle de rock, de jazz ou de blues. Classer tel ou tel album dans un genre "musique électronique" est inepte et n’a pas vraiment de sens. Et si le terme de musique électronique a pu signifier quelque chose en temps que style à une époque où les effets électroniques étaient utilisés essentiellement dans des genre très spécifiques comme la house, la techno, l’ambient et autres, cette époque est révolue. Et la preuve flagrante de l’obsolescence du terme "musique électronique" parut en 2001 sous le nom de 10,000 Hz Legend, fruit de deux petits génies issus d’un courant virtuel que les critiques s’étaient empressés de baptiser "French Touch".

À l’époque, Air est donc un des piliers de ce qu’on nomme encore la French Touch. Leur premier album Moon Safari et son irrésistible single Sexy Boy, parus en 1998, leur ont d’emblée assuré un succès colossal. Critiques élogieuses, tournée mondiale, l’album atteint même la cinquième place des charts britanniques. Leur recette, faite d’instruments vintage (Moog, Vocoder, synthétiseurs) et d’éléments électroniques au service de chansons pop sixties, récolte tous les suffrages. Le succès se confirme lorsque Sofia Coppola leur demande de réaliser la Bande Originale de son premier film. Le résultat, The Virgin Suicides, est une autre réussite. Plus inspirés par la musique "planante" des 70s (Pink Floyd, Tangerine Dream) que par Gainsbourg, influence très présente sur leur premier album, Air réussit à signer une suite de morceaux qui fonctionnent aussi bien en tant que musique de film qu’en tant qu’album.

Et c’est alors qu’arrive 10,000 Hz Legend, qui va marquer une nouvelle étape dans la carrière du groupe. Car 10,000 Hz Legend sera un concept-album. Même si ce n’est explicitement exprimé nulle part, l’évidence est là, dès la pochette : une habitation futuriste perdue dans un décor de far-west. Avec cet album, Air ambitionnent de donner leur propre version de l’Amérique. Pour cela, ils vont s’approprier les musiques "traditionnelles" des USA (folk, country, rock, musique de western, tout ce qui constitue le côté "Legend" de la civilisation américaine) pour les réinterpréter à l’aide d’éléments électroniques qui constituent le côté "10,000 Hz" du titre. Et ces éléments électroniques ne doivent pas faire oublier d’où vient la musique, qu’elle a une origine bien précise et que Air ne prétend pas inventer quoique ce soit, c’est juste une réinterprétation. Pour que les choses soient bien claires, ils exposent donc leurs intentions dès la première chanson, cet Electronic Performers qui leur sert de profession de foi : "nous utilisons des sonorités électroniques mais nous sommes avant tous des musiciens". Leur mélange de sons synthétiques et organiques sera par ailleurs parfaitement illustré par le clip du morceau où les sinusoïdes des ondes sonores s’assemblent pour former une entité organique, vivante.

Il s’en suit un album étonnant, mélangeant à merveille guitares, piano, harmonica, banjo avec des sonorités electroniques très travaillées. Tout l’album repose sur l’ambivalence entre des ambiances chaudes issues des mélodies acoustiques et des éléments électroniques d’une froideur futuriste. Air imagine ici ce qu’aurait donné le folk et la country si Woody Guthrie et Hank Williams avaient connu les boites à rythmes et les LFO [1]. Pour appuyer leur uchronie, leur concept, les deux frenchies n’hésitent pas à inviter les plus audacieux héritiers de ces monstres sacrés du folk et de la country. Ainsi il se permettent d’inviter Beck sur le neo-folk The Vagabond où son harmonica fait des merveilles. On retrouve également Jason Falkner et Ken Andrews sur Lucky And Unhappy et le groovy People In The City. Wonder Milky Bitch nous offre alors leur réinterprétation de la musique de Ennio Morricone pour un morceau qui fait défiler sous nos yeux un western futuriste (tendance Dead Man de Jim Jarmusch, le western, on est pas chez Sam Peckinpah). Quant aux paroles, elles semblent issues de la technique du cut-up chère à William Burroughs mais révèlent le désarroi d’un être humain perdu dans une jungle technologique, et le coeur de l’album (The Vagabond, Lucky And Unhappy, Sex Born Poison et People In The City) recelle l’essence de cette détresse au travers de la litanie des "Do I Need ?" de Lucky And Unhappy et des "Moving watching working sleeping driving walking talking smiling" de People In The City. Tout est mécanique et automatique, quelle est alors la place de l’humain ?

Cependant, qu’on se garde bien de croire que 10,000 Hz Legend est un album glacé et intellectuel où les beats annihilent toute forme de sentiment et d’humanité. Car Air n’hésite pas à faire preuve d’humour : dans How Does It Make You Feel ?, alors que la voix vocodée de la chanson ne cesse de confesser son amour à l’élue de son coeur, cette dernière finit par lui répondre qu’il ferait mieux d’arrêter de fumer ("Well, I really think you should quit smoking"). L’humour est également présent lorsqu’ils torchent avec une aisance insolente une parodie de single FM : Radio #1 et ses lyrics mémorables ("If you need some fun/Some good stereo gum/Radio #1"). Mais le grand titre de l’album reste malgré tout Don’t Be Light, grand collage où tout explose : Ennio Morricone, sa guimbarde et ses sifflements rencontrent la SF des années 60 avec le rock qui fait des siennes en toile de fond (ces soli de guitare presque hendrixiens) avant de retrouver Beck en desperado désabusé sur ce titre qui finirait l’album en apothéose s’il n’y avait pas Caramel Prisoner.

Car Caramel Prisoner tranche complètement avec le reste de l’album. Une longue plage ambient directement inspirée de la deuxième face de l’album Low de Bowie (la ressemblance avec Subterraneans est assez frappante). Des nappes de synthés, une voix éthérée, des petits bruits électroniques et une guitare acoustique simple. Même Radian, pourtant assez calme, n’est pas aussi minimaliste. À tel point qu’après le feu d’artifice de Don’t Be Light, cette piste semble tombé un peu à plat. Pour être franc, cette piste m’ennuyait un peu, jusqu’à ce que je comprenne. Un ami m’a un jour expliqué qu’il y a deux sorte de morceaux pour finir un album : une sorte qui donne envie de remettre immédiatement le disque en route et une autre qui te donne envie de profiter du silence, encore perdu dans les limbes de ce que tu viens d’écouter. Et selon lui, "Caramel Prisoner, c’est exactement ça, c’est la fin d’un voyage, rien ne peut venir après ça." En d’autres termes, cette musique spacieuse, presque spaciale, permet de sortir de l’album. Si 10,000 Hz Legend est un périple sur une planète Mars semblable à un décor de western, Caramel Prisoner est le retour sur Terre, un long trajet calme et régulier uniquement perturbé par le défilement des étoiles.

Bien sûr, à l’époque, la critique, qui s’attendait à un nouvel opus léger à la Moon Safari, n’a pas vraiment compris et a été déçue. On a même pu lire dans Rolling Stone que l’album "sonnait comme Air essayant très fort de ne pas être Air". En fait, la suite montrera que 10,000 Hz Legend n’était qu’une étape dans la carrière du groupe. Après cet album terriblement ambitieux, le duo sortira un album nettement plus pop avec le raffiné Talkie Walkie. Mais 10,000 Legend reste jusqu’à maintenant leur chef-d’œuvre, l’album qui révèle le talent de ces frenchies qui révaient des États-Unis et ont eu le culot de donner leur propre version de ces mélodies rock, blues et country qui ont forgé leur oreille tout autant que les chansons de Gainsbourg. 10,000 Hz Legend est donc une oeuvre unique, un jalon dans la façon de faire de la musique. Loin des stéréotypes et des classifications hâtives, cet album ouvre la porte à tous les hybrides, à tous les mélanges. On avait sans doute pas faire aussi fort depuis la Messe Pour Le Temps Présent de Pierre Henry [2], influence avouée du duo.



[1Low-Frequency Oscillator : un composant très souvent utilisé en musique électronique

[2Pour en savoir plus, je vous conseille de consulter cet article.

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Tracklisting :
 
01. Electronic Performers (5’36")
02. How Does It Make You Feel ? (4’37")
03. Radio #1 (4’22")
04. The Vagabond (5’37")
05. Radian (7’37")
06. Lucky And Unhappy (4’31")
07. Sex Born Poison (6’18")
08. People In The City (4’57")
09. Wonder Milky Bitch (5’50")
10. Don’t Be Light (6’19")
11. Caramel Prisoner (4’58")
 
Durée totale : 60’44"