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mercredi 15 avril 2015
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par Emmanuel Chirache le 28 décembre 2010
paru en juin 1969 ; réédité en 2000 puis 2006 en version Deluxe (Columbia / Legacy)
« Hello, I’m Johnny Cash. All right. » Voici la coquetterie par laquelle le chanteur entame son mythique concert de San Quentin, au cas où un Indien Guarani, un schtroumpf égaré ou un homme de Neanderthal se serait glissé parmi les bagnards. Avec pour fond sonore le boom-chicka-boom de la fantastique locomotive Big River, le bonhomme fait preuve d’une fausse modestie géniale, empreinte d’une classe que ne posséderont jamais les poses hautaines de Mick Jagger. En effet, l’homme en noir est alors au sommet de sa popularité et procéder ainsi aux présentations semble bien superflu. C’est un peu comme si Jacques Chirac introduisait ses allocutions télévisées en annonçant « Bonjour, je suis Jacques Chirac »... D’ailleurs, avouez que ça aurait de la gueule.
Ce 24 février 1969, quand Johnny Cash pénètre dans le pénitencier haute sécurité le plus dangereux de Californie, deux jours avant son trente-septième anniversaire, il est en fait un peu chez lui. À cette date, l’endroit lui est devenu familier puisque c’est la quatrième fois qu’il s’y produit. Dès l’époque du label Sun et depuis son tube Folsom Prison Blues, Cash entretient une relation privilégiée avec les prisonniers, qui le considèrent peu à peu comme l’un des leurs. Il décide donc de chanter dans des pénitenciers, d’abord à Huntsville, Texas, puis en 1958 où il jouera pour la première fois à San Quentin [1]. Persuadé que les prisons sont les meilleures salles de concert possibles et les taulards le meilleur public qui soit, le chanteur essaye de persuader les pontes de Columbia d’enregistrer un live en prison durant la décennie qui suit. En 1968, le producteur Bob Johnston trouve finalement l’idée intéressante et en un coup de fil l’enregistrement de Folsom Prison est scellé. Extraordinaire succès dans les charts, le disque donne raison aux intuitions de Cash et reste d’ailleurs aujourd’hui le plus fameux des deux concerts, celui qu’on retient en général dans les discographies idéales sans imagination. Celui qui sera choisi pour la scène du film Walk The Line.
Et pourtant. Pourtant, At San Quentin possède une aura sulfureuse, une magie et une tension qui le rendent non seulement supérieur à son prédécesseur, mais tout simplement unique dans l’histoire du rock et de la country. D’abord, parce que Cash est au top de sa forme : June Carter, la femme qu’il aime depuis toujours, a finalement accepté de l’épouser, son dernier disque, At Folsom Prison, se vend comme des petits pains et il joue ce soir devant son audience préférée, assassins, pédophiles, voleurs à main armée et pervers sexuels. En plus, pour la première fois depuis bien longtemps, le chanteur est clean. Enfin, c’est ce qu’il prétend. Ensuite, parce que l’atmosphère est particulièrement chargée, angoisse chez les musiciens et les gardiens, colère et excitation chez les détenus. A tel point que Cash dira : « On pouvait sentir la pression. Il y avait beaucoup de tension et d’électricité dans l’air. » Parce que la chanson San Quentin est un coup de maître. Parce qu’elle a été écrite pour l’occasion, parce qu’elle exprime le point de vue d’un prisonnier avec des mots crus et forts, qu’elle est un coup de poing dans l’estomac des geôliers, un soufflet pour toute l’administration pénitentiaire du pays, une catharsis pour la haine des bagnards. Parce que Cash en rajoute une couche en vannant sèchement les gardes-chiourmes, parce que tout cela a été immortalisé sur pellicule pour un documentaire de la chaine anglaise Granada. Et parce que c’est ici qu’a été prise par Jim Marshall la photo la plus intense du rock, ce doigt levé en direction de l’objectif (à l’origine destiné à un caméraman trop pressant), et cette moue rageuse qui fait plaisir à voir.
Pour toutes ces raisons, donc, ce disque méritait une telle réédition. À l’origine, le LP contenait à peine dix chansons, exclusivement du Johnny Cash, avec parfois l’intervention de June. Dans ce mini coffret, il est désormais possible d’écouter, et ce dans l’ordre d’interprétation, la quasi totalité des trois heures du concert. Ce qui comprend les performances de Carl Perkins, la Carter Family et les Statler Brothers, mais surtout les longs monologues de Johnny Cash, censurés en 1969. Car en ces temps reculés, les artistes causaient un peu avec leur public, ce que ne s’abaissent plus à faire bien des groupes actuels. Cash, lui, aime disserter, plaisanter, planter le décor à la manière d’un conteur. Aussi décrit-il avant Starkville City Jail comment il a été arrêté par la police pour avoir cueilli des fleurs dans cette ville du Mississipi : « 36 dollars et une nuit au poste pour avoir cueilli des fleurs ! On ne peut jamais s’en tirer avec eux, hein ? Qu’est-ce que ç’aurait été si j’avais piqué une pomme ! » blague-t-il. Pendant I Walk The Line, il se marre ouvertement en pleine chanson et déclare à un caméraman qui se penche sur un projecteur : « Mec, ici tu es au mauvais endroit pour te pencher en avant, tu sais pas ça ? ». Éclats de rire sonores en écho, ça y est, la racaille est dans sa poche. Elle y restera jusqu’à la fin du concert, et au-delà pour certains.
Autre avantage précieux de cette réédition : elle contient le DVD du documentaire de la chaîne Granada. Mal filmé, mal monté, le résultat n’en reste pas moins passionnant, tordant le cou à quelques idées reçues. Déjà, les détenus n’ont pas cette mine patibulaire de brute épaisse qu’on pourrait s’imaginer et qu’on apercevra par la suite dans le clip de St Anger de Metallica, réalisé dans la même prison en 2003. Non, ils auraient plutôt la tête de M. tout-le-monde, et l’on souscrirait volontiers à ce propos d’un prisonnier interviewé : « Beaucoup sont pères de famille. Ils ont une femme, des enfants, et ils se sont retrouvés ici à cause d’un crime qu’ils ont commis. Mais pour la plupart, rien ne les distingue d’un type croisé dans la rue. » Bien sûr, il y en a qu’on n’aimerait tout de même pas croiser dans la rue justement, et certains ressemblent à des psychopathes surdoués avec leurs grosses binocles ringardes d’informaticien des années 70. Des Bill Gates ratés, en somme. Pendant le concert, la plupart d’entre eux jettent des regards exorbités et admiratifs aux stars qui occupent la scène. Aux premiers rangs trônent les caïds, lunettes noires d’aveugles sur le nez, cigares à la bouche.
Le documentaire est aussi l’occasion pour nous d’admirer June Carter et sa dentition chevaline accompagner Johnny Cash. Même si elle a fait rire cette foule de mâles en rut quelques minutes plus tôt en prévenant qu’elle n’allait pas se désaper ou porter de la lingerie, l’épouse bigote n’est pas rassurée, elle l’avouera d’ailleurs plus tard. Sur Jackson, son chant est timide : « Go on down to Jackson ! » sussurre-t-elle en récitant sans doute intérieurement un Notre Père. En revanche, elle met davantage du sien dans le splendide Darlin’ Companion, et tout semble rouler sans souci. Puis arrive le moment tant attendu, ce San Quentin composé sur l’invitation de June et qui, d’après la légende, faillit provoquer une émeute dans la salle.
« San Quentin, what good do you think you do ? / Do you think I’ll be different when you’re through ? / You bent my heart and mind and you may my soul, / And your stone walls turn my blood a little cold. / San Quentin, may you rot and burn in hell. / May your walls fall and may I live to tell. / May all the world forget you ever stood. / And may all the world regret you did no good. » Chaque mot, chaque vers touche juste et résonne dans le cœur des détenus. À la moindre phrase bien sentie, ils prouvent leur statut de meilleur public du monde et réagissent avec emphase, ils rient, crient, applaudissent à tout rompre et écarquillent les yeux, hallucinés devant une audace aussi insolente. C’est bien connu, tout le monde devient parano une fois enfermé dans une prison, et la petite équipe de musiciens, producteurs et techniciens présents ce jour-là n’échappe pas à la règle. Ainsi, ils crurent pour de bon que les prisonniers allaient soudain arracher leurs barreaux de chaise pour empaler quiconque se dresserait sur leur chemin. C’est oublier un peu vite qu’un détenu aussi possède un cerveau, lequel le prévient que la centaine de gardes armés jusqu’aux dents ne lui fera pas de cadeau. De plus, tous ont quelque chose à perdre dans une révolte, que ce soit une libération ou une remise de peine. Les images montrent en réalité des taulards morts de rire et surtout exaltés par la vue d’un show hors du commun. En fait, ils n’ont pas besoin de se rebeller, Cash a parlé pour eux...
Le film s’achève sur une évocation de la peine de mort [2]. Tandis qu’un officier à faciès de John Wayne prétend que personne ne souffre en passant sur la chaise électrique, vaste blague, un condamné à mort relate avec des mots touchants la terrible angoisse qui saisit ceux qui habitent le fameux "death row". « Certains sont sur le point de craquer. Mais on les voit se ressaisir et ravaler leurs larmes. Beaucoup sont descendus les larmes plein les yeux et saisis de tremblements. Ils ont tous très peur. » Car c’est cela avant tout, At San Quentin : l’affirmation d’une parcelle d’humanité qui gît en chacun de nous, et jusqu’au plus dégueulasse des hommes.
Article publié pour la première fois le 27 janvier 2007.
[1] L’un des détenus qui assiste à la prestation du groupe s’appelle Merle Haggard. Il deviendra plus tard l’une des grandes figures de la country.
[2] La chambre à gaz existe encore à San Quentin en 1969.
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