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par Emmanuel Chirache le 8 septembre 2009
Paru en 1962 (Monument Records/Sony BMG)
Il y a des chansons que rigoureusement tout le monde a déjà entendu mais dont presque personne ne connaît l’auteur. C’est le cas par exemple de Pretty Woman. Hé bien, l’auteur de Pretty Woman c’est Roy Orbison, que le magazine Life avait déjà surnommé au début des années soixante "une célébrité anonyme" (an anonymous celebrity). On peut donc avoir été aussi fameux que cet immense chanteur et retomber plus tard à un niveau de notoriété tel que vos chansons ont pris le pas sur votre nom, lequel n’a plus d’écho auprès du public quand votre œuvre, elle, en a gardé un peu. Cela devrait d’ailleurs inciter certains à la modestie, tant il semble évident qu’au fil des décennies l’histoire de la musique populaire ne conservera qu’un très petit nombre d’artistes dans son souvenir alors qu’elle aura parfois en tête l’air de leurs chansons. En réalité, c’est à cette fuite du temps et à cette amnésie inexorable que tente de remédier Inside Rock.
Car l’adage le dit : « Il faut rendre à César ce qui appartient à César ». De la même manière, il faut parler non pas seulement de la musique mais encore de ceux qui l’ont faite, écrite ou chantée. Ceux qui l’ont jouée aussi, sans que parfois on n’en sache rien (pensons à tous ces musiciens de session qui contribuèrent dans l’ombre aux plus grands disques). Il s’agit finalement un peu d’un travail de mémoire, qui s’acharne à repousser sans cesse le moment fatidique où l’on aura définitivement oublié tel ou tel artiste. L’être humain est ainsi fait qu’il aime donner un nom aux choses et un père aux enfants. Toujours il voudra remonter la source, savoir l’origine, mettre des mots là où il en manque. Figer le temps, le combattre, l’organiser, pour ne pas disparaître. Voilà pourquoi il paraît si urgent aux hommes de ne pas s’oublier les uns les autres.
Il serait dommage d’oublier Roy Orbison, qui par ailleurs nous enjoint sur ce disque à nous créer des souvenirs avec Let’s Make a Memory. Ancien camarade de classe de Pat Boone, le Texan aux grandes Wayfarer noires commence sa carrière chez Sun, l’écurie d’Elvis, de Johnny Cash et Jerry Lee Lewis, avec le tube Ooby Dooby en 1956. Après quoi il tente sa chance à RCA sans succès puis atterrit en 1959 chez Monument Records, près de Nashville. Là-bas, Orbison rencontre par hasard le songwriter Joe Melson. Les deux musiciens décident alors de faire équipe et accouchent de certains des plus grands tubes du chanteur, comme Only The Lonely qui relance sa carrière (1960). Sur le LP Crying, neuf des douze titres sont ainsi écrits par le tandem, dont le single Running Scared. Ce dernier est un boléro qui voit progressivement monter la voix d’Orbison ainsi que l’orchestre qui l’accompagne, sur fond de course-poursuite mélodramatique au dénouement heureux. Au départ, le "Big O" souhaitait enregistrer le final en falsetto avant de se raviser face aux difficultés. D’autant plus que durant l’enregistrement l’orchestre masque la voix trop douce du chanteur, si bien que le producteur Fred Foster décide de mettre celui-ci dans un coin et l’entoure de porte-manteaux afin de l’isoler du reste des musiciens. Au bout de trois prises, l’affaire est dans le sac, tout le monde est bluffé par le résultat. Le 45 tours Running Scared se hissera à la première place et reste aujourd’hui l’un des plus beaux morceaux de Roy Orbison.
Mais la chanson n’a pas seulement donné un succès à son auteur, elle lui a aussi donné un modèle à suivre, une personnalité, celle du romantique mystérieux, marqué par le spleen et le désamour. Paradoxalement, cette image de chanteur un peu triste s’épanouira parfois sur fond de rocks endiablés ou de twists dansants, comme pour le génial Loneliness, le formidable Let’s Make a Memory, ou le charmant Lana. D’autres fois bien sûr, l’histoire se raconte sur le tempo mélancolique d’une ballade enivrante, comme pour Crying ou Love Hurts, les deux autres splendides singles du disque. A chaque fois, la voix d’Orbison rayonne de clarté et finit par un crescendo en forme d’apothéose. C’est là que réside toute la force du chanteur, dans sa voix. Car avouons-le : avec son horrible coupe de cheveux, ses grosses lunettes et son nez de plouc américain, Roy Orbison est moche. Sur scène, sa présence se réduit à une stature fixe et au charisme d’un lézard au soleil. Pourtant, le Texan séduit à l’époque des milliers d’adolescentes sur la simple beauté de son chant. Petite anecdote à ce sujet : en 1963 (année de la Beatlemania), il participa en tant que vedette américaine à une tournée des Beatles en Angleterre. Lors du premier soir, les Fab Four assistèrent ébahis et exaspérés à un spectacle surréaliste avant leur passage : Roy Orbison en train de déclencher l’hystérie collective dans la salle comme d’autres lisent le journal en rentrant du boulot : posé tranquillement, presque en charentaises. Après quatorze (!) rappels aux cris de "we want Roy", les Beatles finirent par craquer et empêchèrent l’Américain de remonter sur la scène.
Timide, traqueux (d’où les lunettes noires) et ne bénéficiant d’aucun conseiller ni manager, Roy Orbison a vu les médias et le public prendre confusément son personnage de solitaire romantique au pied de la lettre. Lui-même avouera plus tard le caractère accidentel du phénomène : « Je n’essayais pas d’être bizarre, vous savez ? Je n’avais pas de manager pour me dire comment m’habiller ou me présenter ou n’importe quoi d’autre. Mais peu à peu s’est développée l’image d’un homme mystérieux, calme et tout en noir, un homme solitaire, alors que je ne l’étais vraiment pas » Comme l’illustre clairement la pochette de l’album, il ne s’agit que d’un masque d’acteur que revêt l’artiste au moment d’empoigner son micro, et qu’il abandonne aussitôt les projecteurs éteints. Les paroles de l’album elles-mêmes contredisent les apparences et invitent aux festivités noctambules (Night Life - mon dieu ces cuivres qui tourbillonnent !), à l’amour éternel (Let’s Make A Memory), au badinage amoureux (Lana), au mouvement des corps (Dance), le tout dans un déluge symphonique d’une beauté somptueuse, qui mélange opérette italienne, twist, valse et boléro.
Bien sûr, le propos du disque ne s’élève jamais plus haut que le badinage amoureux adolescent et ses vicissitudes, ce qui énervera peut-être certains esprits chafouins. Mais on ne boudera pas pour autant notre simple plaisir, tout comme on ne rechigne pas à entonner le Love Me Do des Beatles, le His Latest Flame d’Elvis ou le The Last Time des Stones. Le rock’n’roll est une musique de jeunes gens, et ses chansons racontent leurs histoires avec le vocabulaire adéquat. Le rock, cul-cul ? oui, mais pas pour longtemps. Bientôt, on parlera de faire l’amour sur la route (Why Don’t We Do It in the Road ?) et de passer la nuit ensemble (Let’s Spend the Night Together). Roy Orbison, lui, ne cessera jamais de parler d’amour en toute distinction et continuera tout au long des sixties à produire des petites merveilles de pop symphonique que sa voix cristalline vient éblouir par sa luminosité. Les Beatles, Neil Young, Bruce Springsteen ou Bob Dylan avoueront tous leur admiration à l’écoute des chansons de l’homme aux lunettes noires. Un jour, Elvis Presley dira même d’Orbison qu’il est "le plus grand chanteur au monde". Il ira loin, ce petit. Comment s’appelle-t-il déjà ?
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