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Let England Shake

Let England Shake

PJ Harvey

par Yuri-G le 15 mars 2011

4,5

Paru le 14 février 2011 (Island/Universal)

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Ainsi elle s’avança à nouveau vers nous, prêtresse drapée de noir. Quelle apparition… Sous sa couronne de plumes dressée en étranges spirales, un nouveau visage. « Let England shake », nous souffla-t-elle. Une fois encore, nous pouvions lire les signes d’une métamorphose éternellement recommencée. Nous ne pouvions que la suivre sans résistance.

On sait que chaque album de PJ Harvey est un renouveau. Le fait est assimilé. Pourtant, dans cette accoutumance que l’on peut nourrir face à ses évolutions, il ne faut jamais mésestimer le choc. Le choc lorsque s’enclenche la chanson inaugurale et qu’apparaît sa voix de plus en plus irréelle. Le choc de découvrir un son aujourd’hui presque opulent, mais aussi gracile, sombre. Après pleine immersion dans ce huitième opus, le choc laisse place à l’abandon ravi. Let England Shake se situe dans la continuation de White Chalk, en même temps qu’il en est le négatif. White Chalk était un monochrome ; album de parti-pris (en cela un peu trop rigoureux, on s’en aperçut avec le recul), où Polly Jean explorait sa mélancolie la plus désœuvrée en la contraignant aux accords d’un piano poussiéreux. Let England Shake est à l’inverse une mosaïque expressionniste qui, si elle perpétue la même sensibilité grave, la dépasse et la confronte à de nouvelles résonances. Là où White Chalk était éthéré, Let England Shake est plein. Il est à ce jour l’album le plus orchestré de PJ Harvey, nimbé d’arrangements fantasques, saxophone, autoharpe, xylophone, claviers et - quel choc - samples. Mais il y a davantage : le glissement intervenu entre ces deux albums n’est plus seulement musical, il est aussi celui d’une œuvre intimiste vers une œuvre politique.

La magie opérant au sein de Let England Shake n’a pourtant rien de cérébrale ni de partisane. L’album n’est pas un réquisitoire. A l’inverse, on ne peut négliger les implications qu’il met à jour au sein du parcours de PJ Harvey. Pour la première fois, l’artiste dédie son album à un unique sujet. En douze chansons, elle évoque la guerre, à chaque instant. S’y impriment le délitement de la nation, l’immuabilité de la nature face au chaos. Elle n’en passe plus par des héroïnes fugitives (Catherine, Angelene) pour se peindre en creux, peut-être. Ici elle se veut à la fois le témoin, le narrateur et l’interprète de personnages indistincts (soldats au combat, à terre ou de retour au foyer… voire prédicateur de la déchéance, comme dans The Glorious Land), elle choisit des mots porteurs de paysages ensanglantés. Sa voix est un écho détaché de l’horreur. Son regard est à la fois neutre et mystique. La place de PJ au sein de son art ne peut que s’en trouver considérablement transformée. Pour cet album, elle s’est mise au devant d’un groupe de fidèles (John Parish, Mick Harvey et Jean-Marc Butty de retour depuis To Bring You My Love) pour mieux s’abandonner à leur osmose. La musique devient leur repaire commun, riche de volutes mélodiques amples et fatales, animé par des chœurs insistants tout du long, comme jamais auparavant. Comme pour conjurer la terreur du spectacle.

Et ainsi, cette poésie mortifère pourrait fondre sur nous et nous anéantir. C’est le contraire. La musique s’élève, avec grâce et intensité. On peut y sentir la prégnance de l’église dans laquelle Polly Jean et ses compagnons se sont réfugiés pour l’enregistrement, sur la profondeur et l’enveloppe quasi dream-pop des morceaux. Leur relief plutôt spectaculaire fait se perdre dans des ondées volumineuses et permet de traverser leur panorama imaginaire. Est-ce là une autre expression politique de PJ Harvey, qui, de là où elle parle, de ce dont elle parle, l’Angleterre, n’a jamais abouti à une musique aussi ouverte ? A l’image du paysage qui défile derrière la vitre pendant un exode, elle se penche sur l’héritage laissé derrière soit (l’album condense d’éminentes influences anglaises) quand, dans le même temps, elle anticipe l’exploration immense et promise (les samples délivrent cette brèche vers le monde, avec le reggae de Written On The Forehead et la litanie irakienne de England ; tout comme les teintes flamenco d’un des plus beaux titres de l’album, On Battleship Hill). Malgré tout, on peut s’abandonner aux détours de Let England Shake sans autre implication que la musique. Lui qui s’ouvre sur une étrange comptine, passe par d’anguleuses esquisses post-punk (The Last Living Rose, Bitter Branches), débouche sur des incantations vertigineuses (The Glorious Land, All And Everyone). Dans son univers grêlé d’autoharpe et de saxophone, on réalisera que la guitare n’est plus un instrument de frustration, tranchant, mais bien un instrument de spiritualité, ruisselant. Que dans ses plus beaux moments, PJ Harvey y insuffle un chant aussi aérien que pour White Chalk, mais débarrassé de tout abattement. Que sa voix n’a probablement jamais été aussi pure et étrange. Que les mélodies dégagent une beauté blême et insistante, soudainement perturbée par des avancées poignantes. Que c’est de ce genre d’épopée dont nous avons cruellement besoin, aujourd’hui.



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1. Let England Shake (3’09")
2. The Last Living Rose (2’21")
3. The Glorious Land (3’35")
4. The Words That Maketh Murder (3’46")
5. All And Everyone (5’40")
6. On Battleship Hill (4’08")
7. England (3’11")
8. In The Dark Places (3’00")
9. Bitter Branches (2’30")
10. Hanging In The Wire (2’42")
11. Written On The Forehead (3’40")
12. The Colour Of The Earth (2’34")
 
Durée totale : 40’08"