Chansons, textes
Macht kaputt, was euch kaputt macht

Macht kaputt, was euch kaputt macht

Ton Steine Scherben

par Céline Bé le 21 mars 2012

À une époque, les Indignés étaient en Allemagne... Histoire d’un single sorti en 1970 (David Volksmund Produktion), au pied du mur le plus fameux d’Europe.

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Il y a des chansons qui sont gravées dans la mémoire collective. D’autres y sont graffées.

Sur les murs de Berlin, il arrive que l’on rencontre un vestige du temps où la ville était coupée en deux et que l’ouest était un squat géant, abandonné du monde, le refuge d’une jeunesse en rupture. Parmi les graffitis, un slogan particulier a la vie dure « Macht kaputt, was euch kaputt macht », « détruisez ce qui vous détruit » ou « cassez ce qui vous casse » (en allemand, ça ressemble à un palindrome et c’est drôlement plus joli).

Si tous les Allemands connaissent la phrase, peu savent qu’avant d’être un slogan usé jusqu’à la corde, Macht kaputt, was euch kaputt macht était une chanson d’un groupe des années 70, Ton Steine Scherben.

Ce premier single, les Scherben l’ont produit à peu près dans les mêmes conditions que la suite de leur œuvre : tous seuls, au système D. Une fois l’enregistrement réalisé, les musicos passent au travail manuel et pressent les vinyles eux-mêmes. Les quelques disques en circulation sont de mauvaise qualité mais les jeunes se les arrachent depuis qu’une chanson a accroché leur oreille. C’est Macht kaputt, qui a été utilisée comme bande-son pour un sujet télévisé sur les mouvements protestataires de masse (l’« APO »).

La télé ne s’y est pas trompée, le morceau est parfait pour illustrer l’esprit de révolte de l’époque. C’est une invitation à la prise individuelle de pouvoir face à un système qui oppresse, selon un principe que l’on peut résumer ainsi : grâce à la musique, l’individu dépasse son statut de victime et devient acteur. Ainsi, il se retrouve lui-même. Notre petite chansonnette rock est somme toute une ancêtre énervée de l’Indignez-vous de Stéphane Hessel.

Sous la croute un peu rustre, voire réchauffée, ce qui au premier abord peut sembler un brûlot un peu bâclé est en réalité un petit bijou de structure et de cohérence linguistico-musicale. Les possibilités de la langue allemande au service de la fulgurance rock.

Comment ça ? Les couplets sont composés d’une juxtaposition de groupes infinitifs qui figure le monde moderne par touches. Médias de masse, objets de consommation courante, industrie, univers guerrier... L’image est floue mais évocatrice. Les substantifs s’articulent autour d’un nombre limité de verbes. Les principaux sont « acheter », « produire » et « marcher » (au double sens de fonctionner et d’aller en avant). Des rencontres presque aléatoires des noms et des verbes naît un schéma de l’univers. Pire que capitaliste, consumériste et guerrier, il est carrément aliénant.

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"Fulgurance rock ? Binarité implacable ? Ha haaaa !"

Dans le chant comme dans les parties des instruments, la binarité implacable fait entendre le bruit des machines. La batterie martèle les temps à toute berzingue. On se sent écrasé. Ajouté à cela le vrombissement des guitares et la représentation du brouhaha des radios et des machines est parfaite. C’est un brouhaha qui couvre mal le bruit des « bombes » qui tombent, si bien qu’avant la fin du morceau, l’auditeur sensible est terrassé par la révélation de la violence du monde moderne, dans lequel les seules âmes qui vivent sont les « hommes qui triment », encadrées par les « soldats » et les « policiers ».

Dans les réalités sociales et économiques sont imbriquées des logiques guerrières. Les Scherben chantent un monde de guerre froide tel que des Berlinois de 1969 pouvaient le ressentir, au pied de leur mur.

En plus de tout, les guitares circulaires et répétitives font parvenir la paranoïa à son comble (on ne s’échappe pas d’une spirale). Même effet pour les mots qui se répètent toujours, mais jamais dans le même ordre. L’impression de familiarité se révèle trompeuse, l’angoisse monte.

L’usage de l’infinitif et de noms indéfinis (donc sans déterminants et sans marque de cas) aggrave la perte de repères. Les groupes verbaux peuvent pour la plupart être compris de plusieurs façons, parce que les substantifs peuvent être interprétés soit comme sujet, soit comme complément d’objet. Ainsi, est-ce qu’il faut comprendre « Maschinen bauen » comme « produire des machines » ou plutôt comme « des machines produisent » ? On ne sait pas si c’est l’homme qui contrôle les machines ou si ce sont les machines qui contrôlent l’homme. Le système semble hors de contrôle.

Autre exemple d’ambiguïté parmi d’autres, où l’on arrive au problème de la violence : « Polizisten schlagen » peut signifier « les policiers frappent » ou « frapper des policiers ». En plus d’accroître la confusion, ces formulations suggèrent donc à quel point nos certitudes confortables sont fondées sur des bases arbitraires. Et quand plus rien ne semble avoir de sens, le constat de la violence du monde sur l’individu donne naissance et se confond avec une incitation à la violence.

La violence de la chanson, on la trouve surtout dans le refrain.

Macht kaputt, was euch kaputt macht !

Dans le monde terrible décrit dans les couplets, les refrains arrivent comme une délivrance. Le martèlement des temps par la batterie cesse momentanément, juste le temps pour le chanteur de répéter l’unique phrase construite de la chanson : " cassez ce qui vous casse !" C’est la suite de mots coordonnés la plus longue du morceau et ça nous procure un soulagement immense. Enfin quelque chose de mélodieux et d’univoque ! Avec elle, c’est la solution qui apparaît, claire comme de l’eau de roche : il faut se révolter contre la vaste machine avant qu’elle ne nous broie. Il faut détruire ce qui nous détruit.

Faut-il prendre cette invitation à la violence au pied de la lettre ou plutôt comme une figure de style ?

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Le lance-pierre, emblème des Scherben et de leur label

Les Scherben ont laissé flotter le doute sur leurs intentions. Ils étaient manifestement tiraillés entre un idéalisme artistique d’une part, le souci de réalisme qui leur soufflait qu’on ne pouvait faire de révolution sans casser des œufs d’autre part et, enfin, la volonté a posteriori de se distinguer de la dérive terroriste de la suite des années 70 [1]. Ce dilemme de la violence qui tourmentait le groupe traversait à l’époque une bonne partie de la société allemande. Ce qui est sûr, c’est que la violence « prônée » par les Scherben n’est ni celle des attentats à la bombe, ni celle de la menace nucléaire. La leur a une dimension bon enfant provoc’ et c’est une arme à leur mesure qu’ils distribuent avec les premiers exemplaires de leur album "Keine Macht für niemand"... un lance-pierre.

Revenons-en à la description du monde que livrent les couplets. L’image de l’ouvrier aliéné tant par son travail en usine que par son besoin de consommer – biens de consommation qu’il se tue à produire – le tout au service des actionnaires... Ça ferait pas marxisme pour les masses, ces paroles, là, hum ?

Sans être des infiltrés soviétiques, les TSS sont des compagnons de route des mouvements sociaux et politiques alternatifs qui se développent en Allemagne dans les années 70. La chanson est moins le reflet d’une idéologie précise que de l’air du temps. Outre des échos marxistes, on trouve ainsi dans les paroles du pacifisme et un anarchisme latent, avec la dénonciation en bloc des « chefs », de l’ « État » et du « droit », que l’individu doit renverser.

Dans certaines versions, Macht kaputt est suivie d’une autre ritournelle, Einheitsfrontlied - dans la vidéo ci-dessus, on l’entend à partir de 3:37 minutes. Il s’agit de la reprise raccourcie d’une marche ouvrière du milieu des années 30. Écrite par Bertoldt Brecht, la « chanson du front [ouvrier] uni » est à l’origine un appel à l’union des communistes et des socialistes pour la défense des intérêts prolétaires. Dans la bouche des Scherben, le message politique n’est sans doute pas si précis. C’est surtout un appel universaliste pour que tous les opprimés prennent conscience de leur force collective.

L’enchaînement avec Einheitsfrontlied donne en tout cas à Macht kaputt, was euch kaputt macht une teinte finalement très rassembleuse. Ainsi, que l’on soit de gauche-gauche, de gauche un peu moins à gauche, centriste, de droite pas trop à droite ou – carrément ! – qu’on s’en foute, on peu profiter sans vergogne de cette déflagration d’énergie binaire. Apprécions d’autant plus que ce plaisir n’a pas toujours été disponible, puisque, dépassés par le succès de leur "tube", dont le message imprécis à donné lieu à toutes sortes de récupérations, les Scherben ont rapidement arrêté de le jouer en concert.

La disparition de la chanson des set-lists, associée au très petit nombre d’exemplaires des disques des Scherben en circulation puis à la séparation du groupe et au décès précoce de son compositeur Rio Reiser a sans doute contribué au passage de la chanson dans une dimension parallèle, un état de semi-réalité proche de la légende. Rendez-vous compte ! Avant l’ère digitale, les chansons pouvaient être oubliées pour ne survivre que sous la forme de lointains échos, associés au souvenir d’une époque trouble. Et sous la forme de graffitis que la reconstruction de Berlin finira d’effacer.

Il est temps de se souvenir !



[1On a accusé les Scherben d’avoir écrit leur autre grand succès, Keine Macht für niemand, pour la Fraction armée rouge (RAF), ce groupe terroriste qui a sévit en Allemagne dans les années 80.

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La chanson Macht kaputt, was euch kaputt macht est sortie en single en 1970 et sur le premier album des Ton Steine Scherben Warum geht es mir so dreckig (1971), produit par le label du groupe, David Volksmund Produktion.