Portraits
Pink Floyd : 1967 - 1971 pt. I

Pink Floyd : 1967 - 1971 pt. I

par Thibault le 15 septembre 2009

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Souvent les grands groupes se distinguent par le consensus qui flotte autour d’eux et de leurs albums. Tout le monde s’entend à peu près pour dire que les Stones déclinent passé 1972, qu’Oasis n’a jamais fait mieux que ses deux premiers opus ou que le règne de Metallica s’étend de 1983 à 1988. Même lorsqu’il s’agit de créateurs ayant vogué de styles en styles, tels Miles Davis, David Bowie ou Frank Zappa, si chacun a sa période préférée, tous s’accordent sur l’importance égale de Kind of Blue et de Bitches Brew, de Ziggy Stardust et de Low ou d’Hot Rats et d’Over-Nite Sensation.

A l’inverse, l’œuvre de Pink Floyd ne cesse de diviser. Certains chantent les louanges de Dark Side of the Moon tandis que d’autres conseillent de fuir ce paresseux VRP de chaînes hi-fi. Il y en a pour qui rien ne vaut Syd Barrett, d’autres pour lesquels le groupe est mort en 1971 après Meddle. On trouve quelques-uns pour qui l’âge d’or arrive avec la prise de pouvoir de Roger Waters dans les seventies… Ces exemples étant bien sur non exhaustifs. Bref, aucun album ni même aucun morceau ne semble faire l’unanimité chez les amateurs du Floyd.

Dans ces conditions proposer une seule lecture de l’histoire est au mieux vain, au pire totalement stupide, tant l’univers du groupe, aussi bien au niveau des thèmes d’écriture que de la musique, peut être approché depuis différents angles de vue. De fait, l’auteur de ces lignes ne prétend en aucun cas détenir la vérité, la réflexion qui suit n’est qu’une des si nombreuses visions que l’on peut avoir de l’œuvre de Pink Floyd. Pour celle-ci, qui compte mettre en lumière les vertes années du groupe, le point de départ sera quelques déclarations des intéressés. Ainsi, lors d’une interview accordée en 1976, Roger Waters proposait un regard très critique sur ses albums Atom Heart Mother (1970) et Meddle (1971) : « J’aime Atom Heart Mother (suite) et Echoes, les morceaux. Mais les autres faces, on les a massacrées ». Gilmour en personne ne mâche pas ses mots, l’homme considère en effet le disque à la pochette bovine, et plus généralement l’œuvre de Pink Floyd entre 1968 et 1971, comme une « vaste blague ».

Bien sur, nous ne somme pas tenus de dire Amen aux deux musiciens, mais leurs jugements, en particulier celui de Waters, soulèvent quelques interrogations pertinentes quant à la première période de la formation. Comment, par exemple, expliquer l’énorme déséquilibre de ces disques, pointé à juste titre par le bassiste ? Ces deux opus qui terminent la première période du groupe peuvent être qualifiés de jumeaux ; ils présentent chacun un morceau fleuve, lequel occupe une face entière de vinyle (Atom Heart Mother (suite) et Echoes) tandis que l’autre face offre un morceau original (Alan’s Psychedelic Breakfast et One of These Days) accompagné de ballades. Dire que l’on a connu des albums plus homogènes est un euphémisme.

Une question simple mais importante, à laquelle on ne saurait répondre sans se replonger dans le premier album du Floyd, Piper At The Gates Of Dawn (1967), tant la conception, l’enregistrement et le lendemain immédiat de celui-ci permettent de mieux comprendre le processus de création du quatuor jusqu’au tournant de Dark Side Of The Moon.

La plupart du temps s’opposent deux grandes approches de Piper At The Gates Of Dawn et de son personnage central, Syd Barrett, alors leader du groupe ainsi que chanteur et guitariste. Les amoureux du jeune homme vantent sa personnalité et son univers uniques, ses pop songs éclatées dans un psychédélisme léger et raffiné, purement anglais, attribuant presque tout l’album à son chanteur. Si les trois autres membres ne sont pas oubliés, leur participation est souvent mise dans l’ombre, l’aura du frontman rayonnant bien davantage. D’autres ne voient ici qu’un premier jet où le son Pink Floyd n’est qu’embryonnaire car encore un pied dans la pop. Pour eux, la patte du groupe s’affinera plus tard sous la houlette de David Gilmour, guitariste au jeu moins approximatif que Syd Barrett. Le groupe s’orientera alors vers des morceaux progressifs : plus longs, plus complexes, plus libres dans leurs structures, moins « conventionnels ».

Ces approches sont toutes deux fondées, mais ce n’est qu’en les recoupant que l’on peut bien saisir Piper At The Gates Of Dawn. En effet, le cœur de cet album est une tension permanente, que l’on retrouve à plusieurs niveaux. Toutes les chansons - à l’exception d’Interstellar Overdrive, qui est dans une toute autre optique - fonctionnent selon un affrontement : l’auditeur est face à une pop mélodieuse, à de véritables chansons, mais sans cesse écartelées dans des dérapages qui entraînent ces mélodies dans des creux, des bosses et des escapades instrumentales. Les titres ne suivent pas le schéma linéaire et prédéfini qui est celui de la pop. Les climats évoluent au sein de la même chanson, notamment grâce à toutes les nuances disséminées par les claviers de Rick Wright. Les rythmes varient et les instruments occupent un espace presque aussi important que celui de la mélodie chantée, empiétant même de temps en temps sur sa place, tout en tenant dans un cadre court, concis et sans excroissances trop hasardeuses. Pink Floyd joue une musique où s’affrontent une tendance pop et une tendance à l’expérimentation instrumentale, sans jamais que l’une ne prenne l’ascendant sur l’autre.

C’est cette union alors contre nature entre deux genres totalement différents qui fait la singularité et le charme de Piper At The Gates Of Dawn ; la pop et les expérimentations préfigurant le psychédélisme spatial ne connaissent alors que très peu de liens et Pink Floyd en créé un. Ainsi, la formation détonne dans le paysage artistique anglais, entraîne quantité de groupes dans son sillage et attire de nombreux regards, bien au-delà de la scène underground où était cantonné le quatuor avant son premier opus.


Mais si ce mariage entre deux amants improbables propose une esthétique passionnante et novatrice à bien des égards, ce serait s’aveugler d’en avoir une vision idyllique. Cette union est en effet contrainte et forcée. Il ne s’agit pas d’un conflit interne au groupe, qui opposerait un chanteur pop contre un backing band désireux d’envolées bientôt progressives. Syd Barrett n’était pas un leader en décalage avec les musiciens qu’il menait. Au contraire, tout comme ses petits camarades, il aspirait à une musique psychédélique où chaque instrument est mis en avant tour à tour, à la manière des groupes de jazz. Une musique sans cesse remaniée et reparcourue lors de concerts envisagés comme des expériences à part entières, avec des jeux de lumières et des projections d’images pour plonger encore davantage le groupe et le public dans ces explorations. Ce qui n’était guère au goût d’un homme, Norman Smith, producteur imposé par la maison Capitol.

Smith est un producteur de métier, habitué aux rouages de l’industrie, pour qui un album se conçoit dans les règles de l’art : une bonne chanson fait deux ou trois minutes et son enregistrement se réalise en quelques prises le plus identiques possibles, afin de ne garder que le meilleur et de s’assurer un potentiel bon classement dans les charts. Soit une vision de la musique aux antipodes de celle de Pink Floyd… Mais le groupe étant alors débutant il se doit d’obtempérer faute d’être remercié par sa maison de disques. Piper At The Gates Of Dawn est le fruit d’un quatuor contraint de ronger son frein et de se plier aux exigences d’un producteur très directif. Ce dernier ne veut bien lâcher la bride que pour un titre, Interstellar Overdrive, seul morceau de l’album qui reflète ce qu’était la musique de Pink Floyd sur scène.

Là encore, le travail de Smith peut être apprécié de différentes manières. On peut se réjouir qu’un producteur aguerri (l’homme a œuvré avec les Beatles) ait vite compris que si les expérimentations du quatuor ne sont pas dénuées d’intérêt, elles n’ont toute leur force qu’en concert et le studio est une toute autre chose. Il serait absurde et forcément moins réussi de publier un disque tentant de reproduire à l’identique des shows toujours différents et imprévisibles. Opter pour un format très court et aux structures plutôt conventionnelles (couplets, ponts, refrains, etc.) était donc le meilleur moyen pour obliger Pink Floyd à ne garder que l’essentiel, d’éviter tout bavardage et jam inutile en donnant une direction et de la concision à ces expérimentations.

De cette manière Smith a su exploiter le potentiel de Barrett pour écrire des chansons pop, tout en mettant en avant les tonalités psychédéliques du groupe. De plus le balancement constant entre mélodies et instruments met en relief la fragilité du songwriting, qui n’hésite pas à partir dans quelques fredonnements ou mélodies proches de la comptine. Cette fragilité n’est pas une faiblesse. Telle celle qui imprègne Pet Sounds des Beach Boys, elle est suffisamment maîtrisée pour devenir un atout mélodique ainsi qu’un trait de personnalité. Ainsi l’art de Barrett est souvent qualifié d’enfantin ou de naïf, ce qui est en partie dû à ses textes et au nom de l’album, référence à un chapitre d’un classique de la littérature pour enfants, Le Vent Dans les Saules, mais aussi à ses mélodies fines et frêles, légères mais néanmoins riches, fluides et présentes.

Mais au regard de la bonne qualité d’un titre comme Interstellar Overdrive on peut également penser que Smith est en grande partie passé à côté du talent instrumental dont faisait preuve Pink Floyd. On peut rester sceptique devant son étroite vision des choses qui ne sent pas que la musique évolue et que le premier format pop est bientôt caduc (Bob Dylan prend un malin plaisir à le pulvériser depuis déjà deux ans). En tout cas on peut lui reprocher son dirigisme : étaler les sessions d’enregistrement sur plus de trois mois (ce qui est énorme pour un premier album à l’époque) en ne relâchant que très rarement la pression n’est pas le meilleur moyen pour mettre en confiance un jeune groupe et pour le pousser à offrir le maximum de lui-même. Cette pénible première expérience studio va d’ailleurs rendre Pink Floyd très méfiant vis à vis de l’industrie du disque, soupçonnée de vouloir dénaturer sa musique (une mésentente qui va déterminer bien des choses pour la suite) et va également rendre le groupe très distant vis à vis de l’exercice studio même, vécu comme une véritable contrainte.

Pour le moment Pink Floyd se prête toujours au jeu, mais avec une conviction très relative, Syd Barrett le premier. Celui-ci avait déjà mal vécu l’enregistrement et le succès commercial des précédents singles (Arnold Layne et See Emily Play), déjà conçus de la même manière ; réaliser tout un album dans ces conditions est éprouvant. Effrayé, il trouve de plus en plus refuge dans un mutisme handicapant ainsi que dans une consommation de LSD qui le perdra. Du coup quelques morceaux pâtissent de la dégradation du chanteur ; à côté de belles réussites comme Astronomy Domine ou Lucifer Sam on trouve des Chapter 24, ou des Take Up Thy Stethoscope and Walk où l’on sent le groupe moins concerné par son sujet. De même les peu mémorables The Gnome et The Scarecrow sont enregistrés en fin de parcours, bouclés en seule prise, preuve de la lassitude du groupe.

Piper At The Gates Of Dawn reste un bon album, mais on perçoit nettement une différence d’inspiration entre sa face A et sa face B, reflet logique de sa conception longue et pénible. Et si les musiciens de Pink Floyd sont loin d’être des manchots, on les sent encore un peu brouillons et hésitants par moments. Peu habitués à jouer de la pop ils n’ont pas tout à fait la maîtrise nécessaire pour briller de mille feux dans ce domaine.


Cette question de maîtrise instrumentale est un problème de technique au sens large. Attention, nous entrons en terrain glissant... Ici une bonne moitié de mes lecteurs doit grincer des dents en écrasant leurs souris : « mais bordel de bois, c’est quoi ces conneries ? Depuis quand le vrai rock et la technique ont quelque chose à voir ? La technique c’est bon pour ces empapaouteurs de Steve Vaï et d’Emerson Lake & Palmer, au bûcher les branleurs de manche ! » Entre deux volées de bois vert, tentons d’en placer une. Le terme technique est souvent hautement péjoratif dans le petit monde du rock. Il est associé quasi exclusivement à une débauche de moyens, de notes et de sons sombrant dans la démonstration pure et dure.

Pourtant lorsqu’on le prend dans son sens ordinaire, le terme technique revient à « manière de faire ». Il s’agit tout simplement de la façon dont on fait les choses, que cela soit dans les étapes de composition, d’enregistrement, de mixage, etc. En ce sens, on peut dire que le « niveau technique » est une sorte de curseur : il faut avoir la technique qui permet d’arriver au but poursuivi. Si l’on veut faire du punk il faut savoir comment faire une bonne chanson de punk, comment placer ses trois accords de telle manière, afin que peu de moyens produisent de grands effets, etc. Si l’on veut faire du rock progressif il faut suffisamment maîtriser son sujet pour atteindre l’ampleur recherchée tout en évitant la moindre esbroufe ou le mauvais goût.

Bref, quelque soit le registre dans lequel on évolue, il faut suffisamment le connaître, le comprendre et le maîtriser pour en tirer le meilleur possible. Cela n’implique pas forcément d’être un virtuose ou d’être capable de jouer plus vite que son ombre, non, il faut simplement savoir ce que l’on veut faire, ce que l’on veut éviter et par quels moyens on compte y arriver. Avoir de la technique, connaître des techniques, tout cela n’est qu’un moyen, un outil, qui sert souvent à faire apparaître comme limpide et naturel quelque chose de très élaboré. Quelque chose peut apparaître comme minimaliste mais en fait cacher des techniques très poussées pour trouver les quelques ingrédients suffisants qui feront sens en les exploitant de la bonne manière, avec précision. Bref, il convient de ne pas confondre technique et démonstration, comme c’est hélas trop souvent le cas. La technique bien utilisée n’apparait pas ou alors en second plan, à travers l’idée qu’elle sert.

Pourquoi tout cet aparté ? Parce que de une cela permet de clarifier les termes utilisés, et de deux, comme tant d’autres groupes, Pink Floyd se heurte à quelques problèmes de cet ordre. Durant l’enregistrement de Piper At The Gates Of Dawn, où le groupe se voit contraint d’évoluer dans un registre qui n’est pas le sien, et surtout au lendemain de l’album. En effet le disque est un succès, il atteint la sixième place des charts britanniques, ce qui accorde quelques libertés au groupe, lequel s’empresse d’en profiter pour tenter de nouvelles idées lors de l’enregistrement du successeur de Piper demandé par Capitol.

Le désormais quintet se heurte à un problème de taille : son manque de stabilité. Gilmour vient d’arriver et cherche encore ses marques et sa place, Barrett est toujours présent même si sa contribution se limite au dernier titre du disque. Les compositions s’éloignent un peu de la pop mais le quintet tâtonne beaucoup trop, manque d’assurance. Il faut notamment apprendre à jouer avec un guitariste à la sensibilité très différente de celle de Barrett. Les musiciens de Pink Floyd savent utiliser leurs instruments, mais apprennent encore à savoir comment bien les utiliser, afin de servir leurs idées avec justesse. Il manque donc une certaine maîtrise au groupe, celle qui est nécessaire pour donner corps à des idées vagues. Du coup A Saucerful of Secrets (1968) est un disque sans véritable orientation, sans projet. Smith pense recentrer les débats dans le bon vieux cadre du « 3 minutes, grand max ! ». Mais le groupe ne tolère plus son autorité ; Nick Mason fulmine en découvrant que le producteur rejoue les parties de batterie en douce. Les choses empirent lors de la conception du morceau titre, douze minutes où se mêlent bruitages, cris et collages. Smith y oppose son veto, Rick Wright lui somme d’accepter ou de décamper. Dès lors Smith sera encore mentionné dans les pochettes d’albums jusqu’à Atom Heart Mother, mais son rôle se résumera à laisser le groupe seul et à apporter les bandes à la maison de disques pour publication. A partir de ce moment le divorce entre Pink Floyd et l’industrie musicale est consommé.

En un mot, toutes les tensions qui couvaient sur Piper At The Gates Of Dawn explosent, et le groupe tente de rattraper les dégâts comme il peut, d’éviter la Bérézina. Il y a tout de même du bon dans ce disque. Let There Be More Light montre un réel effort d’harmonie et de construction, un titre dans la même veine qu’un Astronomy Domine. Le final du morceau éponyme vaut aussi le détour ; après une première partie bordélique au possible (les fameux bruitages) l’ensemble s’apaise et s’élève majestueusement. Les chœurs sont impressionnants de justesse. Set the Controls for the Heart of the Sun est inachevé, mais laisse entrevoir un certain potentiel, qui s’exprimera par la suite en concert.

Pour le reste A Saucerful Of Secrets évite le naufrage qu’il aurait pu être mais ne contient rien de mémorable. Le groupe tente de reproduire l’alchimie de Piper sur trois titres, Corporal Clegg, Remember A Day et See-Saw, mais sans Barrett ces chansons sonnent comme Pink Floyd singeant Barrett. Le single composé parallèlement par Wright et Waters (le peu connu It Would Be So Nice et sa face B Julia Dream) souffre du même problème. Clairement, la dégradation de l’homme aux cheveux de corbeau se fait sentir. La dernière chanson qu’il livre, Jugband Blues, n’est pas foncièrement mauvaise, mais la chute n’a jamais été aussi proche. De plus en plus dévoré par le LSD, l’ancien leader devient un handicap ingérable. En concert Barrett monte péniblement sur scène pour fixer sa guitare sans bouger, avant de repartir en coulisses ou d’arracher les cordes en hurlant... Dans ces conditions les quatre autres se mettent d’accord pour se séparer de leur comparse, qui quitte le groupe en même temps que le second album sort.



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