Dernière publication :
mercredi 15 avril 2015
par mot-clé
par index
par Yuri-G le 15 juin 2010
"River Deep - Mountain High" a l’intensité d’un déluge.
C’est ça… vraiment. Rien d’autre ne peut s’imposer. Essayant de dégager au mieux l’essence grandiose de cette chanson, d’approcher au plus près l’émotion terrifiante qui se saisit des sens, désormais dépassés par la profondeur des sons, rien d’autre ne vient à l’esprit. Création portant en elle l’évidence (mélodique et évocatrice), sa vérité écarte toute paraphrase. Le bouleversement offert par une des plus grandes chansons de la soul a la valeur d’un fait tangible. Tellement son intensité renvoie au déluge, la puissance irrévocable qui s’abattrait sur les grandeurs du ciel et de la terre, abolissant leurs limites. Phil Spector et Ike & Tina, grands éclaireurs de la soul animiste.
Si l’extase suscitée devait avoir un responsable, il faudrait raisonnablement nommer Phil Spector. Non pas pour réduire la splendeur de la chanson à son seul talent de producteur émérite, mais il est celui à qui revient l’initiative de la composition. Le duo Turner est tombé entre ses mains un peu plus tôt, en 1965, alors que sa carrière frémit sous les claquements de porte successifs de plusieurs artistes de son label, Philles. L’homme ne brille pas par ses débordements de reconnaissance et de considération envers ses protégés. Tel qu’il est, drapé dans les dorures de la mégalomanie et paranoïa, il reconnaît dans ce couple un potentiel à la hauteur de ses ambitions wagnériennes. Ike & Tina sont ainsi destinés à enregistrer un single composé par ses fidèles auteurs, Jeff Barry et Ellie Greenwich ; il leur doit déjà l’incandescence émotive de Be My Baby des Ronettes ou le sublime Christmas (Baby Please Come Home) de Darlene Love. Mais comment prendre en compte Ike Turner ? Sa volonté maladive d’exercer un contrôle sur tout ce qui entre dans le périmètre du studio ? Spector a affaire à aussi intransigeant que lui, il agit en conséquence. Interdiction pure et simple d’assister aux sessions d’enregistrement. Le nom de Ike Turner sera là, apposé sur la pochette du single, mais en réalité sa contribution se sera limitée à observer une absence totale.
Spector boucle le studio sur Tina. Plus d’une vingtaine de musiciens sont présents. Cordes, cuivres, guitares, basses, chœurs, prêts à une démesure flamboyante, à se vautrer dans les résonances les plus vertigineuses qu’ils seront capable d’expulser. Un budget improbable insuffle à Spector la résolution de déployer comme jamais, comme au crépuscule de sa carrière, son fameux "wall of sound". Son ampleur sera de fait étourdissante. Cinq séances et 33 000 dollars (un record) sont nécessaires pour venir à bout du titre. Se pliant sous les exigences douloureuses de Spector, Tina finira les sessions en soutien-gorge, hors d’haleine, veines battantes, tandis qu’il l’interrompt constamment, « on y est presque, on recommence ». Le sut-elle jamais, lorsqu’enfin elle quitta le repère moite et obscur, si elle « était arrivé » là où il le voulait ? Envers et contre tout, River Deep - Mountain High à sa parution en mai 66, est impitoyablement délaissé par les radios américaines. Trop imposant. L’échec plombe ce qui restait de foi à Spector en son label. Il quittera pour un temps l’industrie du disque, abattu.
Enfin… le titre est bel et bien un chef d’œuvre. On pénètre dans un rhythm’n’blues opulent, « doo-doo-doo » aux chœurs, l’amour tient le grand rôle. Tina, tout juste éplorée, promet à son amant de le chérir, de la même manière qu’elle chérissait la poupée de chiffon de son enfance. Rien ne saurait être plus probant, pense-t-on goguenard : elle clame déjà l’amour comme une soumission - confirmée dans le couplet suivant, ou elle s’attribue la fidélité du chiot face à son petit maître - une supplication surannée pour un sexe vraiment faible. Seulement la chanson est une prise de pouvoir, totale. Tina s’éveille en un détour à la vigueur irréelle de son amour, si débordant qu’il en devient une marque de sa propre toute-puissance ; à son image les arrangements explosent, la mélodie culmine, des frissons fissurent l’espace. Tout bascule avec ce constat :
But only now my love has grownAnd it gets stronger, in every wayAnd it gets deeper, let me sayAnd it gets higher, day by dayAnd do I love you my oh myRiver deep, mountain highIf I lost you would I cryOh how I love you baby, baby, baby, baby
Le refrain est amplifié, magistral, imposant des cordes dantesques (pouvait-on seulement en rêver), une orchestration spectaculaire. Les chœurs paraissent avoir été filtrés dans des milliers de miroirs, les instruments captés dans un palais étrange. De telles cimes baroques, atteintes par Spector et ses reverbs fastueuses, appuient avec toute l’intensité d’un déluge la conscience de Tina aux prises avec une certaine transcendance. "River deep, mountain high", ce sont deux pôles, deux grandeurs dont il faut combler l’espace avec force harmonie et échos. Spector s’est fixé cet absolu. Rendre sonore un dévoilement des puissances terrestres, dans leur fougue créatrice. Le sol se brise, reprend le pouvoir, le ciel bascule et fond sur Tina. Tout se tient et tout est trouble pourtant : le lyrisme inouï de la mélodie plonge dans un mix volumineux, donnant son poids au déluge. Et Tina de s’ancrer avec foi dans son amour, centre sismique, le chantant et l’éructant avec l’élévation dont elle est capable.
Cette chanson est trop grande. On succombe. À y songer, elle est le pendant rêvé aux films de Terrence Malick. Comme Les moissons du ciel, révélant les champs de blé en forces mystiques, où l’incroyable sagesse bouillonne derrière le voile. River Deep - Mountain High participe de la même poésie animiste. Versant fureur sublime.
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |