Incontournables
Surfer Rosa

Surfer Rosa

Pixies

par Efgé le 8 juillet 2008

Paru le 21 mars 1988 (4AD / Virgin)

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Des cymbales qui claquent, une batterie aussi lourde que les roulements d’un tank, une basse raide et martiale et des guitares qui mordent comme les crocs d’un chien enragé : à travers les premières mesures de Bone Machine, les Pixies entrent de plein pied dans l’histoire du rock. Un peu comme Leonard Cohen, mais pas vraiment avec les mêmes outils, ces étranges lutins envoient un magistral coup de pied au derrière du rock à gourmettes, catogan et brushing des eighties. Cette année 1988 met ainsi un terme définitif à une décennie pendant laquelle le paysage rock dominant a plus souvent ressemblé à un désert qu’à un oasis luxuriant ; un état de fait auquel Black Francis, tel un Zorro portoricain hurlant au fond de sa geôle, remédie, jetant un pont entre les années punko-clashiennes et le mouvement grunge naissant qui allait bientôt tout bouleverser sur son passage, et notamment les ventes de chemises à carreaux de bûcheron dans le catalogue automne-hiver 1990 de La Redoute.

Avec ce brûlot, qui se verra lors de ses rééditions flanqué du premier mini-album du groupe, Come on Pilgrim, les Pixies se posent sans le savoir vraiment comme les pères spirituels de ce mouvement balbutiant -une influence qui éclatera avec le désormais célèbre hommage de Kurt Cobain, révélant que Nevermind et le single Smells Like Teen Spirit ne seraient probablement jamais sortis de sa tête si les Pixies ne lui avaient montré le chemin. Du reste, le groupe de Charles Thompson aka Black Francis inventent avec Surfer Rosa cette formule de songwriting largement reprise par les groupes de la décennie suivante, qui en tireront leur plus grande gloire : le fameux et-que-je-me-retiens-pendant-le-couplet, et-que-je-balance-toute-la-sauce-dans-le-refrain. Cette dichotomie, cette tension nerveuse, les Pixies en portent la paternité ; d’ailleurs, on pourrait même affirmer que cette formule magique a été reprise tout en étant simplifiée, car beaucoup de morceaux du quartet bostonien ne fonctionnent pas sur un schéma classique couplet-refrain.

Ce sentiment à la fois de naïveté et d’étrangeté qu’on peut éprouver à l’écoute de Surfer Rosa démarque les Pixies du lot de groupes comme Jesus and Mary Chain ou Hüsker Dü, exploitant les mêmes filières mais d’une manière plus classique, avec une révérence plus marquée pour les "anciens". Or, si Black Francis gets the blues, ce dernier, à mi-chemin entre des comptines pour enfant et le scénario de film d’horreur, emmène l’auditeur dans des contrées encore inexplorées jusqu’alors, à la fois hilarantes et terrifiantes, à la naïve fraicheur comme au désespoir le plus cynique - qui ne s’est jamais retrouvé devant une glace, le visage déformé comme un clone d’Aphex Twin, en bramant les paroles de Something Against You ? L’album ne recèle pas de single évident - d’ailleurs Gigantic, le seul EP, ne fera pas une carrière fracassante dans les charts américains, atteignant péniblement le top 100. Qu’importe : avec Surfer Rosa, les Pixies réalisent la bande-son idéale du film que David Lynch ne tournera jamais.

L’un des artisans principaux de l’album, si ce n’est LE principal, est bien évidemment le producteur Steve Albini, futur manitou des studios, qui collaborera plus tard avec Kurt Cobain sur In Utero et même... Dionysos. Pourtant, sa rencontre avec le groupe a bien failli ne jamais se produire. C’est suite à un différend financier avec Gary Smith, le (poussif) producteur de Come On Pilgrim, que le groupe et leur manager, Ivo Watts-Russell, patron du label 4AD, se mettent en quête d’un nouveau pousseur de boutons. Après une soirée chez le batteur David Lovering (qui fait très bien les chipolatas et les toasts au tarama), tout le monde s’enferme dès le lendemain et pour une dizaine de jours dans les studios Q Division de Boston.

Les bébés qui naîtront de cette union seront forcément des beautés quelque peu déglinguées, des monstres gentils et rigolos, des moments de noire désespérance, d’autres de lyrisme malade, ou encore de joyeuse bestialité. Quand la souffrance sous-jacente des textes de Bone Machine et Break My Body, évoquant un homme trompé se vengeant de sa moitié en la mutilant, se concrétise en l’aggression sonore d’un Something Against You, c’est pour mieux rebondir sur un Broken Face presque power-pop. Le jeu de guitare de Joey Santiago, aussi sauvage et indomptable que son détenteur est effacé, est magnifié par la production rêche de Steve Albini (sur Come on Pilgrim, plus aseptisé, il laisse plus de place au chant de Black Francis). Point d’orgue de cet album, l’incontournable Vamos où, sur des paroles évoquant un itinéraire d’émigrés mexicains se terminant en meurtre d’enfants, la lead guitar échappe au contrôle de son maître, qui se retrouve embarqué (et nous avec) dans un Space Mountain d’apocalypse.

Heureusement, dans ce monde de brutes, il y a Kim. Kim Deal, la plantureuse bassiste qui se fait alors appeler Mrs John Murphy, du nom de son mari de l’époque, sussurre de sa voix rauque Gigantic, et ne s’en contente pas : la touche sexy de l’album, c’est elle, enroulant sa voix autour de celle de Black Francis pour des harmonies orientalisantes sur River Euphrates, elle qui joue, non sans dupe, la groupie d’un super-hero dans Tony’s Theme - elle surtout qui apporte, telle une Beth Gibbons, ce chant douloureux et spectral de Where is my mind ? qui deviendra le gimmick officiel de tout bon fan qui se respecte. Elle réussit même à laisser sur le disque une trace d’un coup de griffe lancé (déjà) à l’encontre de Black Francis - le fameux You fuckin’ die introductif à Vamos, dans lequel le grassouillet chanteur réplique vertement à cette sentence prononcée lors de l’enregistrement par la Deal : "Le premier qui touche à mon matos, je le tue !".

Ces treize (ou vingt et une, c’est selon) pépites lancent les premiers jalons du mythe Pixies. Un an plus tard, avec Doolittle, les Bostoniens transforment largement l’essai et s’imposent comme parmi les parrains de l’indie rock américain. Plus tard, la grenouille, comme Black Francis d’ailleurs, grossira, jusqu’à imploser après Trompe le monde. Qu’importe : en 1988, la face du rock avait déjà changé, comme si de rien n’était.



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Tracklisting :
 
1- Bone Machine (3’02’’)
2- Break my Body (2’04’’)
3- Something against You (1’47’’)
4- Broken Face (1’29’’)
5- Gigantic (3’54’’)
6- River Euphrates (2’31’’)
7- Where is my Mind ? (3’52’’)
8- Cactus (2’16’’)
9- Tony’s Theme (1’51’’)
10- Oh my Golly ! (1’46’’)
11- Vamos (5’05’’)
12- I’m Amazed (1’41’’)
13- Brick is Red (2’00’’)
 
Durée totale : 32’50"
 
+ issus du mini-album Come on Pilgrim :
 
14- Caribou (3’13’’)
15- Vamos (2’53’’)
16- Isla de Encanta (1’40’’)
17- Ed is Dead (2’29’’)
18- The Holiday Song (2’13’’)
19- Nimrod’s Son (2’16’’)
20- I’ve Been Tired (3’00’’)
21- Levitate Me (2’37’’)