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par Emmanuel Chirache le 9 juin 2009
Paru en 1975, réédité en 2009 (Columbia/Sony)
Nous avons tous une ou plusieurs bêtes noires. Un groupe ou un disque qu’il faut absolument adorer sous peine de passer pour un rabat-joie ou un ignare et que, pourtant, nous n’aimons pas. Ce groupe, nous l’avons souvent détesté d’emblée, sans chercher plus loin, puis nous y sommes revenus sous la pression de nos bienveillants camarades s’exclamant "mais si, tu verras, c’est génial ! écoute-le encore !". Alors nous nous sommes replongés à l’intérieur durant des heures... en vain. Parfois, l’épreuve nous a rendu davantage aigri et notre haine s’est même décuplée. D’autres fois, nous émettons par charité un bémol à l’encontre de nos anathèmes, et nous confessons à demi-mots : « c’est vrai que c’est pas mal, mais j’accroche pas. » D’autres fois encore, nous ne comprenons pas, abasourdis. Sommes-nous stupides à ce point ? Ou les autres n’ont-ils jamais écouté de la vraie bonne musique ?
L’une de mes bêtes noires s’appelle The Band. "Le groupe", un nom stupide - l’idée n’est pas d’eux, je leur pardonne. Le Band, qui accompagna Dylan en tournée en 1965 et 1966, mais aussi sur album. Dont ces Basement Tapes, disque culte s’il en est. Vous comprendrez aisément que je ne le porte pas dans mon cœur, puisque ma bête noire joue dessus. Autour des Basement Tapes, il existe toute une mythologie qui pèse sur les épaules de l’auditeur comme un fardeau sur celles d’un portefaix. Dans la carrière de Dylan, elles symbolisent d’ailleurs une sorte de tournant : en 1965-1966, la folk star tourne sans répit, vit à cent à l’heure et roule encore plus vite si l’on en croit l’accident de moto du 25 juillet 1966 qui va l’immobiliser de longs mois. Exténué, Dylan fait de sa convalescence une quasi retraite durant laquelle il se retire des clameurs de la ville et du métier. Pour autant, il n’oublie pas la musique. A l’intérieur d’une maison aux vastes murs peints en rose ("The Big Pink"), il invite ses amis du Band à glander et faire de la musique. Au sous-sol ("basement") de la demeure, pour être exact.
Au départ, les musiciens improvisent ou reprennent un nombre incalculables de vieux standards blues, folk et rock’n’roll. Tout un corpus d’airs traditionnels que Dylan a découvert dans l’Anthology of American Folk Music d’Harry Smith. Les jours passant ainsi, le compositeur forme dans son esprit la nouvelle geste dylanienne, manière de s’inscrire encore davantage dans la mémoire musicale américaine comme son plus bel aède contemporain. Faire de la musique devrait désormais toujours ressembler à cela, un bœuf entre copains. Dans une interview, Dylan l’évoquera en ces termes : « C’est comme ça qu’il faut faire un disque, dans un décor calme et paisible, au sous-sol chez quelqu’un. Avec la fenêtre ouverte... et un chien qui dort par terre. » [1]
Des générations entières de critiques se masturberont devant ces Basement Tapes d’autant plus mythiques qu’elle firent tout d’abord l’objet de nombreux bootlegs avant d’être publiées en 1975. A commencer par Greil Marcus, dont les éjaculations verbales sur le sujet donneront lieu à l’ouvrage Invisible Republic (1997). C’est aussi Greil Marcus qui écrira les notes du disque, élogieuses à plus d’un titre. Pour le journaliste, en quelques mots, Dylan c’est un peu Tom Sawyer. C’est l’Amérique. Des histoires bizarres, mystérieuses, venues du fond du pays et mises en musique par une bande d’amis qui fraternisent.
Sauf que je ne ressens pas du tout ça à l’écoute des chansons. La prétendue chaleur de l’ensemble me laisserait plutôt froid. En fait de chansons modernisant la tradition, j’entends davantage des antiennes un peu passées, désuètes. J’entends les prémisses d’un blues-folk-rock canonique, à la langueur ample et poussive, portée par l’insupportable voix plaintive de Levon Helm ou Richard Danko. Celle de Dylan n’est pas toujours plus agréable, versant parfois dans une pénible auto-caricature de beuglement lancinant. Tout paraît égal au fil de l’écoute, certes sympathique et pourtant d’une équanimité trop tranquille pour vraiment épater le bourgeois. Cette monotonie, c’est celle propre à la musique populaire, il est vrai, mais qui tourne ici à la grandiloquence molle du classicisme le plus pur. Les Basement Tapes nous présentent et sacralisent une espèce de pot-pourri folk, country, blues, chansons de marins, à boire ou à raconter. C’eût pu être passionnant. Cela se révèle largement ennuyeux, malgré quelques pépites venus se nicher par endroits sur les deux disques. Car il faut le reconnaître : il y a de grands moments sur ce double vinyle réédité récemment par Sony dans un beau packaging, quelques chansons grandioses, telles que Million Dollar Bash (qui finit par convaincre sur la longueur), Goin’ To Acapulco, Lo And Behold, Yea ! Heavy And A Bottle Of Bread ou encore This Wheel’s On Fire. Pour le reste, on se dira que les mythes aussi prennent un coup de vieux.
[1] "That’s really the way to do a recording—in a peaceful, relaxed setting—in somebody’s basement. With the windows open... and a dog lying on the floor."
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