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par Lazley le 29 janvier 2008
Parule 6 juin 1970 (Columbia Records)
Par ces vers à forte teneur mystique débute une des mutations les plus étranges recensées dans les mondes concomitants de la musique. Issus de Why Are We Sleeping, dernière contribution de Kevin Ayers à la Soft Machine, clôturant le premier album (1968) du trio pataphysico-acide, ces mots font plus que témoigner de la grande force théorisante du fleuron de la déjà Canterburied scene. Tel couple de phrases ciselé pourrait d’ailleurs presque résumer à lui seul le trajet du groupe, des balbutiements scénico-intellectuels de l’UFO’s au lent déclin prostré dans la musique dite "sérieuse" : transfiguration récurrente ("my mask is my master", ou comment perdre son public dans un dédale de sons carnavalisés), utilisation du murmure comme seul langage parlé ("his voice is so weak", renvoyant aux feulements londoniens de Wyatt), et maîtrise du solfège subliminal ("as he speaks from his sleep", le chuchotement inconsciemment ressassé ressurgit chez l’auditeur au détour d’un sifflotement anodin). Rien, chez Soft Machine (comme chez tous les véritables défricheurs musicaux), ne relève d’une acception, d’un genre connu : trop second degré pour le rock progressif, trop cutivés pour le garage sixties, pas assez expérimentés pour le grand jazz, excessivement portés sur le mélodisme pop (éliminatoire pour le free jazz)... De la même manière que William S. Burroughs, l’auteur de la Machine Molle originelle, ce clan réduit de musiciens aux idées et perspectives tourbillonnantes élève un brouillage de pistes permanent, une carapace de minerais cryptés, dont l’intransigeante beauté, violente et bâtarde, culmine avec Third, triomphe autant que désastre, point cardinal autant que dune sans repères...
Comme souvent dans les histoires musicales marquantes, tout débute par un croisement d’identités marquées à l’extrême. McCartney/Lennon, Jagger/Richards, Verlaine/Lloyd, Fagen/Becker... Les exemples sont naturellement légions... Sauf que, dans le cas de la (pas encore) Soft Machine, on retrouve dès les balbutiements du groupe pas moins de quatre personnages au leadership potentiel, quatre créateurs à l’éphémère passage (autre divergence majeure d’avec les grands noms cités plus haut, tous "permanent members" de leurs organisations respectives).
En juin 1966, Mister Head, groupe made in Canterbury, est formé par ces quatre fortes têtes : un guitariste wallaby shooté au raga et à la musique répétitive, grand ami du compositeur minimaliste Terry Riley et fervent dévoreur de lectures beat (Daevid Allen - prononcez "Divided Alien") ; le fils du proprio de son Londonian flat, adolescent blondinet arborant timbre papier-de-verre et drumbeat sonnant comme Elvin Jones/Max Roach version lutin (Robert Wyatt) ; un bassiste/guitariste/chanteur au songwriting élégamment feignant, freaky et complexe (Kevin Ayers) ; et un claviériste prodigieux diplômé de philosophie, rejoignant la fine équipe en août (Mike Ratledge). Seulement deux de ces monolithes de la scène londonienne (Allen fondera en France le légendaire Gong, tandis qu’Ayers filera vers Ibiza éjaculer une série d’albums génialement loufoques sous Bloody Mary et cynisme paresseux) sont encore présents quatre ans plus tard. Les tournées harassantes du groupe (renommé The Soft Machine après que l’Alien Divisé se fut assuré la bénédiction du maître Burroughs) en première partie de la Jimi Hendrix Experience, puis l’enregistrement du Volume One ont lessivé Kevin Ayers, son comparse australien ayant déjà décarré dès 1968, pour rester lancer des pavés sur la police gaullienne après un concert en terre hexagonale. Rapide, le duo Wyatt/Ratledge débauche un de leurs roadies, le mutique quatre-cordeux Hugh Hopper, en compagnie duquel Volume Two est procréé en 1969, entérinant dans la critique européenne le statut de "coqueluche avant-gardiste londonienne, pendant jazz du Floyd" qui plombera tant la Soft.
Peu à peu, la préciosité freak-outée des débuts se diversifie : on réclame le groupe à nombre de festivals de jazz, où la sacro-sainte improvisation/réinvention est de mise. Déjà constamment jetés sur siège éjectable par le power trio hendrixien, le trio (brièvement redevenu quatuor avec le passage éclair d’Andy Summers, ex-guitariste des Animals et... futur Police) est carrément jeté dans la fosse aux lions en novembre 1969, lorsqu’on lui propose d’ouvrir pour Thelonious Monk à Londres... Rien que ça. Sauf que les petits Londoniens ont vu du pays, et gardent au minimum un coup d’avance sur leurs petits camarades : recrutant coup sur coup Elton Dean, saxophoniste alto émérite membre du Keith Tippet Sextet (groupe de free jazz débutant comme il commençait à en pulluler dans les caves londoniennes), Lyn Dobson (saxo soprano), Nick Evans (trombone) et Mark Charig (trompette), Soft Machine se mue en septet, et tient presque le haut du pavé en première partie du grand pianiste américain. L’influence des pionniers du free jazz va croissante au sein du clan mou, en témoigne la passion sans bornes de Ratledge pour les Ornette Coleman, Archie Shepp, et surtout le pianiste Cecil Taylor, une de ses marottes favorites, "notre dieu méconnu" [1].
Le 10 avril 1970, le désormais quatuor (des quatre cuivres, seul Dean est conservé) s’enferme dans les studios londoniens IBC, travaillant à dompter les longues plages improvisées durant la dernière tournée européenne, entrecoupant les houleuses sessions de gigs sur le Vieux Continent. La mini-tournée française de mars prophétise plus qu’une lente mutation ; de longues, vibrantes giclées soniques aux nuances infinies jaillissent de ces concerts à Orléans, Nantes, Le Mans ou Brest (!), poussant le syncrétisme Dean-Soft Machine jusqu’à un point de non-retour rapidement établi (Dean ne quittera le groupe qu’après le désastreux Fifth de 1972). Le doute n’est plus permis, la Soft marche sous perfusion de cuivres, épaule rauque des grandes jam du groupe. Reste cependant un écueil de taille : la nouvelle thématique "free rocambolesque" semble désorienter les organes du tourbillon eux-mêmes, le changement radical exacerbant les différences d’approches, de caractère. "Chanteur pop au chômage, actuellement batteur avec Soft Machine", glissera amèrement Wyatt dans son premier album solo, l’oublié The End Of An Ear (décembre 1970). Et Hopper de renchérir : "Je n’aimais pas le chant de Robert [...] Je trouve qu’utiliser la voix humaine, c’est s’imposer d’emblée une limitation" [2]. Ambiance...
Le format de Third lui-même témoigne de cette désorientation : un double LP, une face par membre du groupe (deux pour le mastermind Ratledge, Dean n’étant encore qu’adjuvent de luxe). Manière de délimiter, d’encercler la création, plutôt que les "brainstorming areas" des individualités. Pour pallier aux difficultés de synthèse, de maîtrise du nouveau magma ouvertement jazzifié, on glisse en ouverture du nouvel opus Facelift, une odyssée signée Hopper mixant deux lives captés à Croydon (sud de Londres) le 14 janvier 1970 et au Mothers Club de Birmingham le 11 janvier. Dépassant le collage défroqué, le titre avertit ceux qui n’avaient pas suivi la longue traînée complexifiante du nouveau Soft Machine : long crescendo de clavier, citations-éclairs du thème futur glissé dans les ruades Hammond sursaturées de Ratledge, dos rond de l’ensemble avant démarrage embrigadant le saxophone de Dean dans le train automnal de Wyatt... Les 19 minutes de cet extrait de naissance post-lysergique lancent le pauvre auditeur dans un troublant constat : les mômes/potaches camarades du naïf Barrett sont devenus de dangereux détourneurs de la grande messe fusion Milesdavisienne, inaugurée par In A Silent Way puis révélée sur Bitches Brew. Hérésie, crieront les fins amateurs du "coolest man on the planet" ! C’est pourtant vrai : Third est un objet unique, un astre solaire/lunaire, jonglant en permanence entre la fournaise cutanée du trompettiste d’Illinois et les contemplations ménestréliques du swinging London (productrices émérites de petits Clopins-conteurs : Ray Davies, Barrett, Ayers...). Facelift s’érige en prouesse instrumentale autant qu’en une preuve de la maestria discrète de Hugh Hopper. Wyatt : "L’élément qui pour moi représente une individualité vraiment magique au sein du Soft Machine, celui qui a captivé mon imagination, c’est Hugh Hopper. Si c’est autre chose qu’un prévisible groupe de jazz moderne, la responsabilité en incombe plus à la présence de Hugh qu’à qui que ce soit d’autre" [3].
Mais l’album va encore plus loin : face au terrifiant bagage théorique des nouveaux mercenaires jazz (Zawinul, McLaughlin et DeJohnette en tête), le quatuor répond par un sixième sens pop, exsudé via la petite personne de Robert Wyatt, qui défend de tout son corps cette saillie minimaliste reçue un beau jour d’enfance, le Wooly Bully de Sam the Sham & The Paraohs. C’est cette petite crise réactionnaire, piquée par le batteur blondinet lors des séances de mai 1970, qui jette au monde du jazz une de ses plus grandes énigmes : Moon In June, univers à elle toute seule, conjuguant pistes infinies et candeur mélodique hallucinante.
S’emparant de claviers et orgues, Wyatt accouche sans coup férir de son propre mythe fondateur. Dans cette Lune de juin résonnent déjà avec une grâce rarissime les échos suréthérés, le lyrisme triste de son futur chef d’oeuvre accidenté Rock Bottom. Quelques ondes d’orgue caressent des imprécations vocales comme nées d’une ruine de dogmes, tandis que la basse se dandine sous le radar... Les mots épousent les claviers, fredonnant des vers brisés par la gorge :
I’ve got my bird, you’ve got your man
So who else do we need, really ?
Petite fin de couplet, bluette nostalgique, réminiscence merseybeat/berceuses altérées par la frénésie technique de la batterie. Le drôle de sermon glisse peu à peu vers un tableau résumé du processus créatif :
Music-making still performs the normal functions
Background noise for people scheming, seducing, revolting and teaching
Wyatt perd pied dans le flot rageur des expérimentations de ses collègues, qui réinvestissent peu à peu le vaisseau annexé. Juste avant de laisser ses propres bras suivre la cavalcade instrumentale, le petit chanteur lâche un dernier rire sous cape :
So before this feeling dies, remember how distance tells us lies...
Moon In June n’est rien de moins que le renoncement définitif du "vrai" Wyatt (celui que nous connaissons aujourd’hui, ce demi-Falstaff timide, soufflant dans sa trompette le coeur lourd) à Soft Machine. Même s’il sera encore là au moment de Fourth (1971), le lien s’est brisé : "[Sur Fourth], je suis... une sorte de batteur de session pour une intéressante nouvelle espèce de groupe de jazz, je suppose" [4].
Mais Third ne saurait être le chef d’oeuvre d’une seule individualité ou d’un seul morceau. Slightly All The Time est une déclaration de guerre virtuose signée Ratledge au jazz des seventies, pas encore tout à fait fusion mais déjà innervée de grondements dithyrambiques d’orgue distordu ; signe des grands maîtres, le stoïque marteleur de touches parvient à imbriquer de longs ricochets basse/clavier quasi-totalement atonaux dans de rafraîchissantes criques de gimmicks, qui remettent l’auditeur dérouté en selle. Elton Dean brille sur Facelift, donnant au thème principal un cachet indispensable. Out-Bloody Rageous, autre épopée semi-free ratledgienne, clôt l’album en s’ouvrant sur une tape loop, morceau pré-enregistré puis diffusé à l’envers, avant de se lancer dans une flamboyante déclaration d’amour à la musique répétitive. La Soft avait déjà lancé le concept avec le We Did It Again du premier album, mais cette fois-ci, il s’agit de dépasser tous les anciens maîtres : les spirales décalées des quatre instruments créent un canon étrange, détournant l’incantatoire pour entrer dans la géométrie pure, l’atome.
Comme de bien entendu, l’album devient un monument "underground", et relance autour du groupe un culte grandissant, comptant à chaque concert de nouveaux fantassins de l’avant-garde jazz-rock. Mais Ratledge ne s’y trompe pas : "Taylor Mead [(scénariste et camarade de Warhol)] a bien défini l’essence de l’underground : faire quelque chose pour rien. Quand on vous demande un concert underground, l’organisateur commence à vous parler en termes d’art et de messages : vous savez aussitôt que vous n’allez pas toucher d’argent, et que vous devrez payer vos frais. C’est le refus de l’organisation : la scène sera un foutoir, la sono irrécupérable... D’ordinaire, l’underground est bordélique" [5]
Reste que, fin 1970, si les barrières de genres sont une fois de plus ébranlées, Soft Machine se place avec Third aux côtés du Hot Rats de Zappa et du Bitches Brew de Davis comme un chef d’oeuvre de musique pure, exigeante, protéiforme, unique. Et Wyatt comme Ayers auront beau pester plus tard de tout leur soûl contre cette Machine là, qu’ils considèrent à posteriori comme un "vaste foutoir intello", la cohérence de l’album et son incroyable interactivité intrinsèque ne s’émietteront probablement jamais...
[1] "Les éclaireurs du pop", par Julien Vladimir, Actuel n°5, février 1971 (interview de Mike Ratledge)
[2] "Soft Machine en trois dimensions", par Hervé Muller, Best N° 54, janvier 1973 (interview de Robert Wyatt, Hugh Hopper et Mike Ratledge)
[3] "Soft Machine en trois dimensions", par Hervé Muller, Best N° 54, janvier 1973 (interview de Robert Wyatt, Hugh Hopper et Mike Ratledge)
[4] "Soft Machine en trois dimensions", par Hervé Muller, Best N° 54, janvier 1973 (interview de Robert Wyatt, Hugh Hopper et Mike Ratledge)
[5] "Les éclaireurs du pop", par Julien Vladimir, Actuel n°5, février 1971 (interview de Mike Ratledge)
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