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par Emmanuel Chirache le 18 décembre 2010
Paru en septembre 2009 (Discograph)
J’ai découvert La Canaille il y a trois ans, dans une friperie de la rue Saint-Martin près de Beaubourg. Au milieu de quinze vestes en cuir puant la fripe et trente-trois hauts de survet’ Adidas des années 80, la radio au fond du magasin passe soudain un morceau qui retient mon attention. D’abord une guitare acoustique orientale joue quelques notes hypnotiques, puis une voix vient rapper avec conviction. C’est du rap, du rap avec un bouzouki (luth grec). Mieux encore, le texte est brillamment écrit, les paroles sont intelligentes. Du rap avec un cerveau ! Du rap qui proclame Ni Dieu Ni Maître avec Léo Ferré, du hip hop anar’, qui bouffe du curé, de l’imam et du rabbin ! Ô joie. Au fur et à mesure que la chanson progresse, l’instrumentation monte en puissance, violons siffleurs, basse qui roucoule, le tout emmené par cette mandoline virevoltante, autrement plus excitante que les bidouillages electro que tous les rappeurs utilisent sans savoir les bonifier. Cinglante, incisive, bien tournée, chaque phrase assénée est un camouflet pour la France du rap, l’autre, celle qui vomit d’habitude ses grumeaux de langage et joue sa musique pour débiles.
Les paroles, donc, martèlent un message anticlérical iconoclaste sur fond d’allitérations, de rimes et consonances : "En condensé, restons sensés, il n’est pas question d’encenser l’insensé." Ou encore : "Prêtre, imam, rabbin, gourou, où est la différence, c’est la même influence." Sans oublier ce mantra délectable, "Ni dieu ni maître", qui rythme la chanson comme un cri de guerre. "J’ai dit qu’ils aillent tous s’faire mettre, ni dieu ni maître, Ils m’ont berné au berceau, j’veux plus d’barreaux à ma f’nêtre." A une époque où la religion opère un retour en grâce impressionnant, notamment dans les cités, tenir de tels propos demande une certaine dose de courage, et d’ailleurs le chanteur Marc Nammour confie en interview que la chanson a provoqué quelques heurts lors d’un ou deux concerts. Il faut croire que das Kapital n’a pas encore remplacé la Bible, la Torah et le Coran dans les foyers, heureusement que la Canaille est là pour rappeler Marx à notre bon souvenir : "la religion n’est autre que l’œuvre de l’homme, un instrument des riches pour asservir le peuple en somme."
Deux ans après ce coup de maître, heu... pardon, ce tour de force, La Canaille publiait Une goutte de miel dans un litre de plomb, un disque dont la pochette rouge annonce la couleur politique du groupe. Tout de suite, le premier morceau confirme le goût de ces gars de Montreuil pour fusionner les genres, rock et rap, mais aussi quelques gimmicks electro. Guitares planantes signées marc Barnaud, basse accrocheuse de Walter Pagliani, scratches et bip bip concoctés par Nicolas Rinaldi aux platines, pour un titre qui reprend un poème communard de 1871 et se veut une véritable profession de foi (laïque) :
Dans la vieille cité française existe une race de ferDont l’âme comme une fournaise a de son feu brûlé la chairSes fils naissent sur la paille, Pour palais n’ont qu’ un taudisC’est la canaille, hé bien j’en suis
Prends ça dans ta face, Versaillais d’aujourd’hui ! Juste après, Le Chroniqueur ne laisse plus de doute : il s’agit bien d’un rap hypnotique au langage ingénieux et à la forme rock. Un projet cohérent, intègre, original. Pas de concession aux beats faciles, aucune référence putassière aux codes du rap français (le verlan perpétuel, l’obsession pour Scarface, les chiffres de son département, le tiéquar, l’école de la rue, le dégueulis d’hormones, les fringues italiennes, la diatribe anti-pédé, le credo plus réac’ tu meurs), mais un vrai projet artistique. L’un des plus grands moments du disque, outre Ni Dieu Ni Maître, est Arrêtez ce train, magnifique texte déclamé sur un instrumental de haute volée :
Je n’ai pas choisi le wagon, ni même la directionEt je m’enfonce tout droit dans ce tunnel funèbre en perditionUne odeur putride plane et lacère l’atmosphèreJ’ai la rétine choquée devant le charnier à ciel ouvertJe ne me reconnais pas dans ce monde, je n’y trouve pas ma placeEt je suffoque perdu dans le dédale des couloirs de l’angoisse
Merde, alors, ces types-là savent écrire. Toute la chanson est du même acabit, pas une virgule à rajouter, pas un point à supprimer. "Arrêtez ce train" scande le refrain, "arrêtez ce train, j’ai dit, je veux descendre". Fabuleux, comme la musique envoûtante qui accompagne le flow posé de Marc Nammour. Juste pour comparer et bien réaliser à quel point La Canaille détone dans le paysage rap hexagonal, un petit extrait de Booba :
J’mène une enquête sur ton boul à la Derrick.Balance ton vieux mec trop cool à la dérive.Tu veux du biff, plein d’biff.C’est par ici biatch faut qu’on baise vite.Arrête ton mané-ci.T’as bien le cul collé au rythme.
Ah ouais, quand même. A cette version francophone du rap mainstream US, obsédé par le fric et les putes, replié sur lui-même, La Canaille oppose un hip hop politique, œcuménique, qui réconcilie la tradition française de la chanson révoltée (Bruant, Ferré, Brassens, Renaud), la mélodie rock et l’ancienne vocation de récit social véhiculée par le rap. Ainsi, à l’écoute d’un titre complexe et torturé comme Allons Enfants, dénonciation de la propagande nationaliste, on pense à des choses aussi diverses qu’Europe de Noir Désir ou Le Voyageur d’Heldon avec Gilles Deleuze récitant un texte de Nietzsche.
Un seul reproche, les ambiances instrumentales ont tendance à trop se ressembler dans certaines chansons. Difficile de faire la différence entre les trois versions du Chroniqueur, Le Fric ou encore Une goutte de miel, toutes construites sur un schéma assez proche. Le principe de la mélodie contemplative fonctionne très bien sur Arrêtez ce train ou Allons Enfants, par exemple, mais peut lasser. Heureusement, La Canaille sait aussi varier les plaisirs, citons Mon Camp, morceau très rock, ou L’usine, qui retrouve le bouzouki de Ni Dieu Ni Maître et des paroles plus réalistes, en accord avec les bruits concrets et industriels de la bande son.
On le sait, faire de la chanson engagée est une démarche très casse-gueule, qui peut sombrer rapidement dans le prêchi-prêcha moralisateur enfonçant porte ouverte sur porte ouverte. Pourtant, sans partager leur propos de A à Z, force est de constater que La Canaille échappe aux écueils habituels grâce à des textes bien ficelés, suffisamment subtils pour ne pas se transformer en prosélytisme contestataire bas du front. Au final, le disque ne souffre donc que d’une relative monotonie, mais offre trois ou quatre titres mémorables, qui n’ont pas d’équivalent dans le rap français. Tiens, on se refait un petit comparatif pour le plaisir et on finit sur le dernier La Fouine, Caillra for life :
Entre ta face et mon gun, on mettra un coussinJ’ai un esprit saint dans un corps entre des gros seinsPutain ! Frérot, j’vais pas te faire de dessin
Pas besoin d’un dessin pour savoir que t’es teubé, non. Moralité, quand t’as pas de cerveau, va à l’école.
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