Livres, BD
Derniers Rappels

Derniers Rappels

Alex Robinson

par Emmanuel Chirache le 29 mai 2007

3,5

paru en octobre 2006 (Rackham), 352 pages.

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L’une des tendances lourdes de la BD moderne, c’est l’éclatement des formats. Finie la bonne vieille bande dessinée de 62 puis 46 pages ! En voici l’illustration parfaite avec le dessinateur américain Alex Robinson, roi du pavé. Après De Mal En Pis, un roman graphique fleuve de 600 pages primé à Angoulême, il revient en 2006 avec la publication de Derniers Rappels. Modelée sur le cinéma d’Altman et son Short Cuts, cette BD chorale multiplie les histoires et les personnages, chacun étant lié à un autre dans un gigantesque puzzle. Au milieu de tout cela, un fil conducteur qui n’est autre qu’un célèbre chanteur de rock.

Il s’agit de Ray Beam, rock star blasée au parcours terriblement ordinaire de rock star blasée : après avoir connu un succès foudroyant avec son groupe les Tricks, Ray se lance dans une carrière solo d’abord prometteuse puis stoppée net par une panne d’inspiration. Bien sûr, Ray a connu les drogues, les filles faciles, et le décès d’un des membres du groupe. Du banal, rien que du banal, inspiré par les Beatles, Elvis Costello et Nick Cave, comme me confia l’auteur lors d’une séance de dédicaces. Seulement voilà, un jour Ray Beam tombe amoureux de Lily, une employée de sa maison de disques chargée de faire fonctionner la machine à signer ses autographes. La jeune fille a cassé la dite machine alors qu’il lui reste une photo entre les mains et qu’elle est bien embêtée. Coup de chance, Ray Beam débarque en personne. Lily se jette alors sur lui pour qu’il dédicace lui-même le portrait. Le musicien s’exécute et tombe sous le charme de la demoiselle, qui deviendra sa muse.

L’autre personnage central de l’histoire, c’est le groupie de Ray Beam. Collectionneur, obsessionnel compulsif, mentalement fragile et socialement frustré, le fan bascule au fil de l’histoire dans la paranoïa la plus totale. En effet, lorsqu’il reçoit la photo dédicacée de la main de Ray quelques pages plus tôt dans l’histoire, l’homme est intrigué par un détail : la signature n’est pas la même que celle figurant sur les centaines d’autres qu’il possède ! Et pour cause, celle-ci est bien réelle. Pour le fan, c’est le signe au contraire que Ray Beam n’est pas le vrai Ray Beam. Une découverte qui le pousse à chercher d’autres indices dans les interviews du musicien. Il achète alors le disque d’un certain Zodiac Filler encensé par son idole et qui s’avère en réalité un pseudonyme de Ray Beam. Tout semble clair, le véritable chanteur a été enlevé et il tente d’avertir son fan, qui projette désormais le meurtre de l’usurpateur. Autour de ce fil principal viennent se greffer d’autres vies, celle d’une serveuse et de ses amours, celle de ses patrons, un couple de restaurateurs homosexuels, celle d’un escroc qui contrefait des objets de collection ayant soi-disant appartenu à de grands sportifs.

Au-delà du procédé narratif, qui développe diverses intrigues pour les faire se rejoindre toutes à la fin, Derniers Rappels vaut surtout pour sa façon de brouiller les cartes en altérant les frontières du vrai et du faux. Tous les personnages sont impliqués dans un jeu de faux-semblant pervers qui atteint son paroxysme avec la rock star mais touche chacun d’entre eux à des niveaux différents. Ainsi, après avoir été cocue, la serveuse trompe son nouveau petit ami avec le faussaire (qui escroque son boss, un comble), tandis que l’un des homosexuels voit ressurgir un secret gênant : la fille qu’il a eue lors d’une ancienne liaison. Enfin, la rock star joue à la rock star et cache sa véritable personnalité pour ensuite la mettre à jour à travers un album sorti sous un faux nom. À force de tromper son monde, le musicien aurait même pu courir à sa perte, quand l’irruption d’un autographe authentique transforme son fan en assassin. Autre détail révélateur : Alex Robinson a pris soin d’inventer tous les titres d’albums et de films, tous les noms de groupes ou d’acteurs, toutes les paroles de chansons que l’on rencontre dans le livre. « C’est ce qui m’a pris le plus de temps ! m’avoua-t-il en soupirant ». Un tel souci de réalisme dans le mensonge, voilà qui force le respect.

À l’arrivée, cela donne cette œuvre à la narration très cinématographique, qui utilise le monde du rock pour mieux traquer les petits et les gros artifices de notre société, ces poses que nous affectons, ces secrets que nous gardons, ces signes que nous interprétons à notre guise. Avec un certain plaisir, le lecteur se repaît finalement de la lâcheté de ces personnages. Parce que cette lâcheté, c’est aussi la sienne.



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