Dernière publication :
mercredi 15 avril 2015
par mot-clé
par index
par Oh ! Deborah le 31 mars 2009
paru en 1970 (Reprise Records)
Elle est mieux en brune. Le regard inquiétant. Plutôt que de poursuivre sa carrière de mannequin superstar, elle préfère faire l’actrice d’avant-garde et la chanteuse marginale. Ce qui lui jouera des tours. Egérie de Warhol, du cinéaste expérimental et parisien Philippe Garrel, elle fréquente l’élite arty Européenne et devient rapidement insaisissable, détachée, libre de composer ce qu’elle entend en elle. Libre d’habiter le monde (Berlin, Ibiza, Rome, New York, Londres, Paris, Manchester…). A moins qu’elle ne le fuie. Ce qui est sûr, c’est qu’elle habite instantanément notre espace vital de façon cérémoniale et vertigineuse dès qu’elle déploie son timbre d’une grandeur sans égal. Comme une ombre qui nous recouvre. Elle a des secrets dont l’opacité est d’un noir si profond qu’il est dangereux de vouloir les percer vraiment. Des secrets dont on se doute qu’ils sont lourds lorsqu’on regarde les traits de sa beauté rigide. Elle est un être exceptionnel. Hors du temps, et des courants. Elle est comme une sorte d’entité lunaire et lointaine.
Après avoir officié brièvement au sein du Velvet, Nico (de son vrai nom Christa Päffgen) va, aidée par John Cale et Lou Reed, réaliser son premier album (Chelsea Girl) au style FNI (folk non identifié) en 1967, suivi d’une trilogie miraculeuse en matière de musique sombre et inclassable. Véritables objets sacrés pour nombre de figures du mouvement gothique (Siouxsie, Bauhaus, Dead Can Dance…), les trois albums se situent exactement là où aucun artiste issu du rock ne s’est jamais aventuré, d’une part sortant totalement du cadre rock (voire s’influençant davantage de musique classique et folklorique), d’autre part ayant recours à des instruments (violon, piano, harmonium omniprésent) utilisés de façon unique. Comme pour bâtir des monuments hantés.
Je ne préfère pas m’étendre sur la noirceur glaçante de The Marble Index (l’œuvre la plus aboutie, froide et homogène de Nico). Difficile d’expliquer, de saisir précisément l’univers de la chanteuse. Les mêmes mots reviennent sans cesse le concernant – sombre, possédé, fantomatique – et sont utilisés tellement de fois pour tellement de groupes qu’ils perdent de leur valeur. Et pourtant, ils restent indissociables de notre sujet. On pourrait aussi l’expliquer de façon plus fournie et rationnelle, Nico ayant été atteinte d’une forme d’autisme, ayant vécu une « enfance difficile » et soumise à la sévérité de sa mère, son père (soldat Allemand) ayant été exterminé par les Nazis pour causes de séquelles cérébrales dues à une blessure de guerre. Mais incessamment, l’étrangeté, la présence stoïque et l’aura globale de cette femme nous poussent à croire que ses tourments ainsi que sa création artistique auraient une origine beaucoup plus métaphysique, pour ne pas dire inhumaine. Cette explication floue et évidemment non vérifiable, constitue en tout cas tout l’intérêt et la magie de sa personne mûre, et surtout sa rareté, si on considère qu’il n’y aurait qu’un Ian Curtis ou à la limite des limites, Jim Morrison (avec qui elle eut une liaison) pour soutenir cette comparaison aussi magnétique que spirituelle. Ayant pour elle (ou contre elle, ça dépend) un âge avancé comparé à ses contemporains, et un succès bien moindre, Nico est quasiment la seule artiste dont la tristesse n’a jamais été salie ou décrédibilisée.
L’album qui apparaît après The Marble Index s’appelle Desertshore (deuxième de la trilogie achevée par The End [1]) ou encore La Rive du Désert. Nico a donc 32 ans quand elle incarne le personnage principal et compose la BO de La Cicatrice Intérieure, dont deux morceaux (Abschied et Mutterlein) figurent dans l’album. Très dépouillé, Desertshore s’ouvre sur un harmonium seul sur lequel Nico chante de sa voix, qui, malgré ses inclinations, semble toujours être sur la même tonalité. Une tonalité germanique. Les syllabes sont longues, conférant une solennité et un sens aggravé a chacun de ses mots incantatoires. Les albums de Nico étant composés souvent comme des œuvres picturales, l’ambiance pesante de Desertshore évoque la mélancolie tout comme la spiritualité de paysages isolés, secs, pittoresques, voire médiévaux, ou encore la nature sous sa forme énigmatique voire païenne. Sur ces plages désertiques, quelques notes d’un piano mélodieux font figure d’éden (The Falconer) avant que l’harmonium ne refasse surface, comme un vent lourd préparant une tempête diabolique. Sur My Only Child, Nico clame à capella, accompagnée des chœurs de John Cale, faisant ainsi une messe dédiée à son fils Ari, enfant non reconnu d’Alain Delon. Il chante d’ailleurs (en français) sur Le Petit Chevalier. C’est alors une voix enfantine qui survient de façon surprenante, suite à la froideur de Nico, et paradoxalement de façon évidente au cœur de l’album. Une comptine où se confrontent la naïveté de l’enfant avec, toujours, une étrangeté sordide et stagnante… Elle est suivie de Abschied (chanté en allemand), croisant violon crispant et harmonium en suspens, rappellant les frayeurs et la sécheresse de The Marble Index. Comme bien souvent, Nico semble exposer son incroyable sentiment de solitude, notamment sur la deuxième moitié, pas la meilleure de l’album au niveau des nuances qu’on trouve plus subtiles ailleurs, mais qui transforme ces morceaux expérimentaux en véritables désordres psychotiques et monstrueux de tristesse.
Parmi la demi-heure de Desertshore comme dans la trilogie : des arrangements superbes signés John Cale, mais aussi des moments un peu trop rêches et emmêlés, moins nuancés. Il reste alors de la gravité, des grandeurs d’âme, des instants aussi cruciaux pour elle que déstabilisants pour nous. Mais toujours elle semble les maîtriser, les superviser. Nico, plus grande que l’enfer.
[1] en référence aux Doors puisque l’album inclut une reprise de The End
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |