Dernière publication :
mercredi 15 avril 2015
par mot-clé
par index
par Emmanuel Chirache le 28 décembre 2010
L’unité de temps privilégiée du rockeur, c’est bien souvent la décennie. C’est elle qui structure les mentalités, classe les groupes, régit les goûts et partage les passionnés. On est nostalgique des 50’s, spécialiste des 60’s, mitigés sur les 70’s, allergiques aux 80’s, ou inversement, à vous de choisir. Dans ce petit jeu, une décennie passe à la trappe, celle des années 40. Rares sont ceux qui proclament : "les années 40, c’est de la tuerie". Et pour cause, le rock’n’roll n’était pas encore né... Pourtant, il existait bel et bien du rock avant les années 50, ou du moins existait-il des chansons qui l’inspirèrent, à défaut d’être identifiées comme telles. C’est le cas de Smoke ! Smoke ! Smoke ! (That Cigarette !), un petit bijou d’humour et de country.
A sa sortie, la chanson atteint d’ailleurs tout de suite la première place des charts et s’y maintient durant 6 semaines. Il faut dire que dans les années 40, la country est devenue le genre populaire par excellence. Grâce au melting-pot social de la Seconde Guerre mondiale, les Yankees ont enfin appris ce qu’étaient la bonne musique auprès de leurs cousins rednecks du Sud, et ils vont en faire ce pour quoi ils sont les plus doués : du business. En 1947, date où Smoke ! Smoke ! Smoke ! résonne dans toutes les chaumières, la country primitive, rurale, montagnarde, pieuse et traditionnelle, sudiste en un mot, a déjà cédé sa place à la "country & western", une version commerciale du genre, réarrangée par l’industrie du disque des Etats du nord. Une rupture, qui fait du paysan à banjo originel un cow-boy à guitare, et qui transforme les airs d’antan en chansons de geste sur la mythologie de l’Ouest américain. Au moment même où Hollywood connaît l’âge d’or du western, porté par John Ford, Raoul Walsh, Howard Hawks ou King Vidor, la production musicale déguise elle aussi ses stars, comme Gene Autry, en cow-boys qui chantent. Ajoutez à cela une pincée de swing alors à la mode, et vous obtiendrez une country pop et dansante à l’efficacité imparable : le western swing.
Tex Williams et sa Western Caravan, le groupe qui l’accompagne, en seront de dignes représentants. Né dans l’Illinois, Williams symbolise bien le mouvement sud-nord qui traverse la country dans les années 30 et 40, tout comme son parcours cinématographique rappelle la passion de l’Ouest alors en vogue. De 1947 à 1950, le chanteur va jouer au garçon vacher dans une bordée de featurettes, sorte d’ancêtre préhistorique du clip, pour la major Universal. Mais il ne retrouvera plus jamais le succès colossal de Smoke ! Smoke ! Smoke !. Co-écrite par Merle Travis, l’un des plus grands songwriters du XXe siècle, la chanson avance sur ce fameux tempo de chemin de fer, hérité du hobo qui vagabonde de ville en ville par wagon de marchandise. Dès le départ, la voix chaleureuse de Tex Williams captive l’auditeur, qui sera surpris d’entendre ce fantastique "talking blues style", une façon de chanter proche du langage parlé qu’utilisaient certains bluesmen ou folk singers. Des couplets qui régalent donc les oreilles, entrecoupés par un refrain entraînant fredonné par la Western Caravan, cette douzaine de musiciens talentueux qui jouent entre autres de la steel guitar, de la contrebasse, de la trompette et du violon ! Par touches délicates soigneusement disséminées dans la chanson, les instruments arrivent en bout de phrase, comme pour appuyer le propos ou lui conférer un supplément de dérision.
Du côté des paroles, Smoke ! Smoke ! Smoke ! parle de l’activité la plus prisée (c’est le cas de le dire) par le cow-boy, de Lucky Luke à l’effigie de Marlboro : la cigarette. Et là, surprise... il s’agit d’une critique féroce de l’addiction au tabac ! Un texte qui s’annonce donc totalement à contre-courant d’une époque tabacophile. Car dans les années 40, fumer c’est encore cool, fumer c’est encore la classe. Fumer, c’est ressembler à Robert Mitchum ou Humphrey Bogart, c’est se la jouer mystérieux, accoudé à un réverbère dans la nuit. Alors qu’aujourd’hui, fumer c’est cracher ses boyaux tous les matins, c’est refouler du goulot, c’est s’accouder à un réverbère parce qu’on a couru deux minutes pour choper le bus. C’est pas classe. Bref, voici une chanson politiquement incorrecte et visionnaire.
Now I’m a fellow with a heart of goldAnd the ways of a gentleman I’ve been toldKind-of-a-guy that wouldn’t even harm a fleaBut if me and a certain character metThe guy that invented that cigaretteI’d murder that son-of-a gun in the first degree
Cette envie de tuer l’inventeur de la cigarette nous induit en réalité un peu en erreur. Il est moins question ici de reprocher à la cigarette ses méfaits sur la santé publique que de railler la dépendance même, dans ce qu’elle a d’avilissant. Une critique de la cigarette plus humaniste et moins médico-légale que les campagnes anti-tabac actuelles, dont les provocations ("Fumer tue") apparaissent peu finaudes en comparaison. Avec son débit de mitraillette et ses intonations jouissives, Tex Williams continue :
It ain’t cuz I don’t smoke ’em myselfand I don’t reckon that it’ll hinder your healthI smoked ’em all my life and I ain’t dead yetBut nicotine slaves are all the sameat a pettin’ party or a poker gameEverything gotta stop while they have a cigarette
Le chanteur avoue donc qu’il fume lui-même et ne s’en porte pas plus mal, mais il s’en prend avant tout aux "esclaves de la nicotine" - le mot est fort. Avec humour, le refrain souligne à quel point l’addiction prend alors le pas sur le reste :
Smoke, smoke, smoke that cigarettePuff, puff, puff until you smoke yourself to death.Tell St. Peter at the Golden GateThat you hate to make him wait,But you just gotta have another cigarette.
Avec un art consommé du récit, Tex Williams évoque ensuite une partie de poker interrompue au comble du suspense par une cigarette intempestive, puis il nous relate un rendez-vous amoureux :
The other night I had a datewith the cutest little gal in the 48 statesA high-bred, uptown, fancy little dameNow she said she loved me and it seemed to meThat things were just about like they oughtta beSo hand in hand we strolled down lovers laneI give her a kiss and a little squeezeShe said, "Tex, excuse me pleaseBut I’ve got to have another cigarette."
Moderne à la fois sur la forme (un talking blues original, un swing endiablé qui préfigure certains rocks) et sur le fond, Smoke ! Smoke ! Smoke ! (That Cigarette !) n’a pas à rougir de son étiquette de country commerciale, au contraire. Le morceau a même refait surface en 2006, dans le film Thank You For Smoking. Par une sorte d’ironie comme la vie seule peut en procurer, Tex Williams est quant à lui décédé en 1985 des suites d’un cancer. Le chanteur fumait deux paquets par jour. Peu après sa mort, sa fille confia : « Il a essayé d’arrêter, mais il n’y arrivait pas. »
Article publié pour la première fois le 16 octobre 2007.
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |