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par Le Daim le 18 décembre 2007
paru en 1996 (Roadrunner)
Il paraît que le rock en France ça n’existe pas. Que le punk, comme le nuage radioactif de Tchernobyl, s’est arrêté à la frontière et qu’on en est finalement resté à nos bons chansonniers d’après-guerre, à leurs enfants et à leurs petits-enfants ; lesquels, il est vrai, occupent dorénavant de façon quasi-exclusive nos ondes et nos rayons de supermarchés. À la limite on admettra que les Wampas et Noir Désir sont une sorte d’exception. Ceci dans le cas fort répandu où on croirait qu’il n’existe rien d’autre que la surface immergée de l’iceberg. Il suffit pourtant de plonger la tête sous l’eau pour constater que toute une vie passionnante grouille en-deçà de la banquise monotone et inerte. Soyons clairs : groupes indépendants et labels alternatifs ont à proposer ce qui se fait de plus intéressant ; c’est vrai aujourd’hui, ça le sera plus encore demain et ça l’était déjà il y a belle lurette. En France, dans les années 90, toute une communauté de fous furieux y croyaient dur comme fer. Il est des disques produits avec des bouts de ficelle, la plupart introuvables aujourd’hui et qu’on garde donc comme autant de petits trésors, témoignages d’une jeunesse, d’une époque où on fréquentait avec les potes quelque lieux de concert fleurant bon la bière en godet, la fumée de cigarette, la sueur et les décibels. Le genre d’endroit dont les chiottes étaient infréquentables, dont les murs de béton étaient couverts de tags, de flyers et autres affiches photocopiés. Les groupes qui nous en foutaient plein la gueule en ces royaumes souterrains se nommaient, au hasard, Les Satellites, Parabellum, Dirty Hands, Le Cri De La Mouche, Les Porte-Mentaux, Les Sheriff, Little Rabbits, Bérurier Noir... Tous mus par le même esprit plus ou moins gauchiste d’indépendance à outrance. Parmi tous ces noms on oubliera pas celui des Thugs, probablement le groupe de rock français le plus intéressant de tous les temps, aussi bien du point de vue de l’attitude que de la musique.
De 1983 à 1999 (belle longévité !) Les Thugs auront pondu une bonne dizaine de galettes jusqu’au terminal Tout Doit Disparaître en guise d’adieu aux fans. Oui, Les Thugs, c’est fini, n’accordons pas trop de crédit aux rumeurs annonçant un nouvel album par-ci, une nouvelle tournée par là, qui viennent nous chatouiller les oreilles quasiment tous les ans. Insupportable torture ! Restent cette poignée de brûlots, certes réédités mais parfois difficilement dénichables, qui font du bien aux cages à miel. Chaque album des Thugs est un concentré d’énergie libératrice, le constat solidaire d’un monde qui refuse l’humain, où l’on se doit de continuer à exister, c’est-à-dire rester debout.
1995 : Chirac est élu Président. Les essais nucléaires reprennent à Mururoa. Des bombes explosent aussi dans le métro parisien. Les étudiants se mettent en grève, suivis par les cheminots puis toute la fonction publique. C’est à ce jour la plus importante manifestation de contestation sociale de toute l’histoire du pays après mai 68. 1996 : 300 sans-papiers occupent l’église Saint-Ambroise, puis l’église Saint-Bernard. 10 d’entre eux entament une grève de la faim qui se concluera par un décès. Les CRS mettent tout ce monde dehors à coups de matraques. Nouvelle explosion dans le RER : 4 morts et 170 blessés.
Janvier 1996 : Les Thugs publient "Strike" ("grève"). Pochette rouge-sang avec le logo du groupe et le titre de l’album en blanc. « La photo de couverture est tirée de Paris-Match : un feu d’artifice sur la Place Rouge de Moscou dans les années 61-62. Celle de l’intérieur est une manifestation des ouvrières des chantiers navals de Saint-Nazaire en 68. La banderole titre "Pour une vie meilleure". ». La production a été confiée à Steve Albini qui déboule donc à Angers, fief des Thugs, pour enregistrer le groupe au studio Black Box. C’est que la notoriété des Thugs dépasse les limites de la France. "Strike" sera distribué dans plusieurs pays par différents labels tels le fameux Sub Pop aux States ou encore Flyin’ Nun en... Nouvelle-Zélande.
Patate dans la gueule, dès l’ouverture. Allez Les Filles est un court instrumental joué à fond les potards : grosses guitares branchées dans des amplis à lampes saturation au taquet, batterie marteau-piqueur, basse music-man ultra-puissante et indispensable cri de ralliemement. Du bon gros punk à pogo limite métal, avec de petits solis de guitare en arpège pour rendre le tout intelligent. Le tempo n’est pas revu à la baisse pour le titre suivant, Summer, toutefois le néophyte comprend qu’il n’a pas affaire à un énième groupe de punks bourrins. Car -et c’était là la grande force des Thugs- nos quatres angevins savaient aussi façonner des climats, rendre leur cataclysme sonore totalement planant au point qu’un album comme "Strike" peut fort bien s’écouter la nuit, au fond du lit. Les guitares au gain overdosé forment ici une nappe, un flux continu et modulant au grès des couplets et des refrains. Les voix, plutôt en retrait, sont calmes et mélodieuses. Ce titre, comme de nombreux autres sur cet album, repose sur un subtil jeu d’harmonies superposées, hypnotiques, de chœurs lointains, le tout évoquant quelque aube naissante sur paysage d’autoroute. Vient ensuite le morceau au titre éponyme, Strike, absolument superbe. Le tempo, chaloupé, est beaucoup plus lent, presque paresseux. Un arpège de guitare saturée rythmé par une caisse-claire jouée en rimshot (baguette heurtant le bord métallique du fût), une voix d’une désespérante nonchalance murmurant en de longues notes des paroles invitant à "fermer les yeux", à "se mettre en grève" face à la rudesse du monde : ambiance étrange, crépusculaire, à peine perturbée par un refrain suggérant une certaine violence contenue. Strike est magnifié par la présence discrète de quelques petits arrangements bien sentis (triangle et notes d’orgue), une autre marque de fabrique des Thugs toutefois moins sensible sur cet album. Au terme de ces trois premiers morceaux, on aura à peu près cerné le contenu de ce disque puissament cohérent. Les Thugs domptaient mieux que personne les decibels sauvages du punk dont ils étaient issus. L’électricité était pour eux une argile qu’ils façonnaient selon leurs désirs, parvenant à l’alchimie rock parfaite : un mélange de violence sonore cathartique, de rythmes hypnotiques, de mélodies planantes, d’émotion brute, tout ceci au service d’un discours moins politique qu’on a voulu le croire mais néanmoins profondément humaniste. "Strike" est un disque de colère, de désespoir, de folie mais c’est aussi une œuvre chaleureuse qui tend la main et prête l’épaule à l’auditeur. Ce que vous venez de lire est une définition possible du rock.
Tout fan de rock qui se respecte doit se plonger dans la discographie des Thugs : ce "Strike" pourrait être une belle porte d’entrée à l’univers des angevins, tout comme n’importe lequel de leurs albums (les fainéants se procureront la compilation Road Closed parue en 2004). On ira ensuite traîner ses docs dans les petites salles de concerts et chez le disquaires indépendants pour découvrir encore et encore d’autres perles scintillantes du rock : cela, hélas, personne ne le fera pour nous.
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