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mercredi 15 avril 2015
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par Béatrice, Aurélien Noyer le 20 septembre 2011
Paru le 2 mai 2011 (Bella Union)
En ce moment même, il est 23h16 et nous sommes le 14 septembre.
Si, si !
…
Mais non, inutile de regarder ta montre ! Je parle du moment où je commence à écrire cet article.
Ah, tu avais compris... Okay, my mistake...
Bref, toujours est-il qu’il est 23h16 (23h18, en fait, ce qui te donne une indication sur mon rythme d’écriture, mais on s’en fout !) et, surtout, nous sommes (enfin... moi, pas toi) le 14 septembre... ce qui veut dire que cela fait 4 mois et 10 jours que Helplessness Blues est sorti et la principale question que je me pose est de savoir si cet article aurait plutôt sa place dans la rubrique Nouveautés, recensant les disques du moment, ou dans la rubrique "Sur Nos Etagères", nous permettant de chroniquer des disques sans rapport immédiat avec les sorties récentes.
Par contre, la question que je ne me pose pas (pour une fois), c’est de savoir quoi dire sur cet album. Car contrairement à mon éminent confrère Antoine Verley, je ne me défile pas, je n’essaie pas de m’en sortir par une pirouette rhétorique, je fais face au risque... et j’entreprends avec courage de vous expliquer pourquoi cet album est une véritable pépite, au même titre que l’inestimable Sumday [1].
Dès la première écoute de l’album, on en remarque le trait spécifique le plus évident. Mis à part l’instrumentale The Cascades et la dernière minute et demie de The Shrine/An Argument qui rappelle pas si inopportunément le jeu de saxo erratique de Captain Beefheart, tout l’album se focalise sur la voix et les harmonies vocales.
Ce pourrait être un choix artistique comme un autre mais, lorsqu’on réfléchit au contexte actuel, il apparaît presque comme une forme de déclaration d’intention, comme une sorte de manifeste crypté ou, à tout le moins, comme l’expression claire d’une volonté de se démarquer des autres groupes.
Au milieu des coqueluches indies et de leur tendance à traiter la voix comme un instrument parmi d’autres que l’on peut déformer à l’envi (WU LYF en est l’épitomé), les Fleet Foxes se distinguent immédiatement. Et alors que même My Morning Jacket, dont le leader Jim James possède l’une des voix les plus bouleversantes, semble progressivement réduire l’importance du chant vis-à-vis des arrangements, les Fleet Foxes prennent le chemin inverse : Helplessness Blues fait preuve d’une étonnante radicalité à l’heure où les harmonies des Beach Boys, des Temptations ou des groupes de doo-wop semblent appartenir à un passé plus lointain que jamais [2].
Pour autant, les Fleet Foxes n’en démordent pas. Tout au long de l’album, les guitares se font discrètes, presque sous-mixées pour laisser le champ libre aux voix. Sur Bedouin Dress, l’alternance est flagrante. La guitare et le violon se taisent quasiment dès que la voix entre en scène. Même chez les groupes actuels qui se plaisent à mettre en avant les mélodies vocales, on aurait du mal à trouver tout un album qui assume à ce point son concept musical.
Mais ce qui aurait pu être un exercice de style vain - voire un réel échec esthétique - s’élève au-delà des attentes qu’avait généré le premier album du groupe (qui rappelait agréablement les débuts de My Morning Jacket). Cela s’explique à la fois par la qualité des mélodies composées par les Fleet Foxes et par la justesse des arrangements qui fonctionnent parfaitement à l’économie, plaçant ça et là un peu de guitare, un peu de violon, un peu de flûte mais toujours avec un sens de la pertinence infaillible. Puis il y a le fait que même après un demi-siècle de musique populaire qui n’aura eu de cesse de la pousser dans ses retranchements les plus extrêmes, la voix humaine reste l’instrument le plus à même de saisir spontanément l’auditeur. Or, entre les choeurs qui traversent de part en part The Plains/Bitter Dancer, Someone You’d Admire ou l’extraordinaire Helplessness Blues et la voix nue de Blue Spotted Train, il est évident que les Fleet Foxes ont parfaitement su exploiter le potentiel émotionnel de la voix humaine. Loin d’être une facilité, le recours aux voix et aux harmonies montre que le groupe est capable de composer et d’interpréter parfaitement des lignes musicales de toute beauté.
De plus, il semblerait que, pour cet album, les Fleet Foxes aient soigneusement veillé à ce que leur musique supporte le changement d’échelle (c’est-à-dire le passage de la simple chanson à l’album dans son ensemble) et qu’ils aient consacré un soin tout particulier au sequencing de façon à ce que l’auditeur puisse se laisser porter par le flux de musique qui s’écoule au long de l’album. Là où leur premier album frappait par ses chansons lumineuses qui se démarquaient clairement les unes des autres, celui-ci s’apprécie dans sa continuité, les morceaux se fondant les uns après les autres sans qu’on prête réellement attention aux transitions - ni même qu’on sache toujours bien si on a changé de piste ou si la première partie d’un morceau s’est subrepticement muée en une toute autre chanson, procédé qu’ils avaient déjà expérimenté sur leur EP Sun Giant et qu’ils reproduisent à merveille sur la chanson-titre.
Le premier indice de cette attention toute particulière à l’enchaînement des morceaux est évidemment le choix de regrouper, par deux fois, deux chansons sur une seule piste : The Plains / Bitter Dancer aurait pu être découpée en deux pistes de, respectivement, 4 minutes et 2 minutes et The Shrine / An Argument en deux pistes de 4 minutes chacune. Le simple fait d’accoler ainsi deux chansons complètes dans une seule et même piste montre la volonté du groupe d’aller à rebours de la prédominance annoncée à grands cris du mp3 solitaire téléchargé sur iTunes.
Et si cette stratégie n’est pas appliquée au reste de l’album, je ne saurai que trop te conseiller, cher lecteur, de conserver à tout prix l’ordre choisi par le groupe tant il apporte un supplément d’expressivité au disque. Les chansons prennent tout leur sens et toute leur ampleur dans la façon dont elles s’enchaînent, se transforment les unes en les autres, se répondent et se font écho ; il n’est d’ailleurs pas toujours pas évident qu’il s’agisse de chansons à proprement parler. Même si on retrouve des structures classiques et des mélodies bien distinctes, le groupe semble volontairement brouiller les pistes en oubliant, au fur et à mesure que l’album avance, de faire correspondre pistes, morceaux et chansons... tant et si bien qu’on se trouve finalement immergé dans un flot harmonique changeant, subtil équilibre entre envolées extatiques, discordances passagères, silences et plages apaisées.
Mais lorsqu’on prend un peu de recul, un schéma directeur se dessine et l’album paraît alors conçu en forme de flux et de reflux. Il commence avec une première partie qui monte progressivement en puissance et en beauté jusqu’à Helplessness Blues... S’ensuit une césure instrumentale, en forme de point d’inflexion, qui amorce une descente menant progressivement aux excès instrumentaux de la fin de The Shrine / An Argument (déchirée par un gémissement instrumental douloureusement dissonant avant de retrouver une forme de sérénité) puis à l’ascétisme vocal de Blue Spotted Tail... comme si ces deux aspects étaient les deux faces d’un seul déséquilibre.
À la fin de la première partie, la chanson Helplessness Blues symbolisait l’union parfaite de la voix et des instruments. La succession An Argument/Blue Spotted Tail donne l’exemple d’un manque d’harmonie, d’un désaccord tout aussi complet.
Reste alors Grown Ocean, la chanson qui vient rassembler les deux parties de l’album et rappeler que le flux et le reflux ne sont pas exclusifs, mais qu’ils vont de paire au sein d’un ensemble plus large, d’un océan qu’il convient de célébrer pour son flux, pour son reflux et pour sa capacité à intégrer ces deux aspects contraires pour exprimer coûte que coûte une certaine forme de beauté.
De là à assimiler cet océan à une métaphore de la musique et l’album à un éloge de l’aptitude de celle-ci à produire du beau tant par l’harmonie que par la dissonance ou l’épure, il n’y qu’un pas que, personnellement, je franchis allègrement... mais je laisse à chacun le soin de se faire son avis.
Néanmoins, en acceptant cette hypothèse, on remarque alors l’aspect presque fractal - et tout à fait délicieux - de l’album : des chansons contenant des chansons sont contenues dans un album contenant deux albums différents (l’un pour le flux, l’autre pour le reflux), lui-même décrivant un concept (l’océan avec son flux et son reflux) qui représente le concept de la musique. Les chansons elles-mêmes semblent d’ailleurs construites selon cette architecture marine, alternant débordements, calme étal et retrait sur un rythme constant.
Je ne sais pas vous, mais un disque qui parvient ainsi à concilier beauté esthétique et élégance conceptuelle, j’appelle ça un chef d’œuvre !
Une fois qu’on a dit cela, peu importe qu’il aille en Etagères ou en Nouveautés, finalement...
[1] Et oui, Antoine, je remue le couteau dans la plaie...
[2] En parlant de radicalité, on résiste difficilement à ressortir cette citation vieille de près de deux ans empruntée au Guardian, qui résume parfaitement la démarche des Fleet Foxes : "In a silent but eloquent protest against modernity, Fleet Foxes have turned their chins into miniature Appalachian forests."
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