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mercredi 15 avril 2015
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par Psymanu le 10 octobre 2006
paru en 2005 (EMI)
Arno est un monstre trop peu sacré. Un type qui échappe à tout, et même aux mots, pourtant bien pratiques à l’instant où il s’agit de rendre grâce à ce Live In Brussels. Qui pourtant le mérite, ô combien. Une sorte de grosse bête d’homme, cet Arno, visage et voix burrinées par des années de tournées et d’excès. Esquinté, beaucoup. C’est qu’à si bien ressentir puis exprimer la vie, il semble en subir chaque aspérité avec davantage d’intensité que quiconque. Et ça laisse des traces. Mais c’est tant mieux, pour nous, parce que du coup on n’a pas à se coltiner ces éternelles carapaces de l’apparence, les poses, les clichés, les "je fais style" : Arno est d’une seule pièce et offert tout entier au regard et aux oreilles. On pourra aimer ou pas tout ce qu’il nous jette à la figure, mais on ne pourra jamais dire qu’il ment. Et ça repose. Il ne sera donc pas nécessaire de réfléchir à ce qu’on va penser de Live In Brussels, puisqu’on va directement le sentir dans nos tripes, cette chaleur qui grandit au fond du bide et se répend jusqu’à dresser chaque poil de notre anatomie.
C’est le quasi-martial et en tout cas inquiétant Ratata, l’un des vieux morceaux du répertoire d’Arno, qui est chargé d’ouvrir le bal. Immédiatement, on sent que l’artiste n’est pas seul, qu’il sera bien appuyé par un groupe à la hauteur de son talent, capable d’alterner les climats avec un même bonheur. Preuve en est dès la seconde plage, ce gros blues baveux qu’est You Got To Move, voix vocodée, harmonica chancelant, guitare distordue, secouée jusqu’à ce qu’elle ait vomi toute sa douleur. Et de blues, il en sera plusieurs fois question. On sent qu’elle est la première référence d’Arno, sa préférence à lui. Meet The Freaks est livrée dans une version quasi-Zeppelinienne. Les White Stripes ne l’auraient pas jouée autrement. Plus loin, il y a encore Mother’s Little Helper, chanson qu’on ne présente plus, empruntée à nos vieux Cailloux. Mais alors, pour le coup, méconnaissable. Hachée, ralentie, presque hésitante. Arno et sa bande, pré-comateux, donnent l’impression qu’ils vont s’effondrer deux accords plus loin, chaque note est lourde, chargée, mais non, il y a aura toujours une branche à laquelle ils trouveront à s’accrocher, resteront debout, audience suspendue, gorge nouée, et conquise. Une merveille.
En vérité, et de façon presque étonnante, c’est seul avec un piano derrière lui qu’Arno est le plus impressionnant. On pourrait croire qu’un animal tel que lui trouverait ce format trop exigu, trop étroit pour ses explosions. Que ses effluves alcoolico-lyriques se perdraient sur un terrain tellement propre et lisse qu’il n’oserait pas le maculer de tout ce qu’il vient cracher. Il n’en est rien. Tout ce que le bonhomme veut transmettre passe directement dans le micro en rebondissant sur chaque note du pianiste, l’un et l’autre se sublimant. Lorsqu’Arno termine une phrase, l’envoyant aux cieux, qu’on croit qu’on ne pourra pas survivre à une once d’émotion supplémentaire, il y a un accord de piano pour la propulser plus haut encore. Et nous on croit mourir, on voudrait presque parce qu’on ne voit pas comment on pourra supporter à nouveau le fade de l’existence une fois ce disque terminé. Ainsi, 40 Ans a la consistance du plomb dans nos bides, nous assoit de force sur nos culs pendant que le mec nous raconte la douleur d’être passé à côté de soi. La Vie Est Une Partouze, nous dit-il, il parle de lui, explique que finalement ça va bien pour lui, merci. Cette chanson est un peu l’anti Avec Le Temps de Ferré, aucun cynisme, aucun noir recul sur l’existence, ça dit juste que tant qu’il y a d’autres gens avec soi, ben ça ira. Et puis toujours en piano-voix, y a Les Yeux De Ma Mère, dont on se demande s’il est bien raisonnable d’en parler tellement les mots manquent le coche chaque fois qu’ils essayent d’expliquer ce qui s’y passe. Faudrait juste écouter, puis tendre un mouchoir trempé de larmes, pour bien faire. Arno a fait ce choix de ne surtout pas embellir artificiellement son texte, d’assumer toute la puerilité du propos, et c’est aussi ce ridicule sans fard qui donne toute sa puissance à la chanson.
Mais attention, hein, on ne fait pas que chialer, avec Arno. On se marre bien, aussi, ou en tout cas on sourit franco, comme sur Ma Françoise, qui "danse comme une Bruxelloise", et qu’on sait pas ce que ça veut dire, danser comme une bruxelloise, mais que ça sonne chouette. Le lourdaud reggae de Bathroom Singer n’invite pas à la mélancolie, non plus. Y a aussi le trépidant et diablement dansant Oh La La La, qui donne envie de tourner, tourner, passer de bras en bras, en hurlant "oh la la la, c’est magnifique !". Idem avec Chic Et Pas Cher, irrésistible, bourré d’ironie, avec son refrain entêtant, dans le bon sens du terme (on peut facilement passer plusieurs jours avec ce truc en boucle dans le cerveau). Et bien sûr, Arno, avec sa voix rocailleuse, fait des merveilles lorsque le groupe durcit le ton, comme sur Bye Bye Till The Next Time, ou sur l’électro-rock With You, tour de force tout en scansion, grognements et énormes vocalises.
Il n’y a strictement rien à jeter sur ce disque. Pire : tout y est sublime. Pourquoi n’est-il jamais cité en référence ? Ça restera un mystère, ou bien peut être est-il encore un peu tôt. N’importe quel artiste en herbe se pensant doté de quelque qualité d’interprétation que ce soit se doit de se mesurer à ce mastondonte en 16 actes, l’établissement d’un talent absolument hors normes et dont nous sommes les veinards contemporains (ce qui, si on y réfléchit bien, n’est pas si courant). Le geste qui suit naturellement l’écoute de ce truc, c’est l’achat de places pour ses concerts à venir, parce que ce serait vraiment trop con d’attendre qu’il soit parti, puis regretter d’avoir raté ça, comme ceux qui étaient nés à l’époque regrettent de n’avoir vu ni Brel ni Brassens. Arno, lui, est toujours là. À bon entendeur...
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