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par Psychedd le 24 avril 2006
paru en juillet 1968 (Warner)
Certains se demandent en quoi les Grateful Dead peuvent être qualifiés d’incontournables. De quel droit peut-on attribuer ce statut à un groupe de camés qui faisait parfois une musique tellement calamiteuse que ça en devenait parfaitement pathétique ?
Pour tout dire, je me suis également posé la question, n’ayant pas été convaincue par tout ce que j’avais entendu d’eux. Et à bien y réfléchir, il est venu un constat : The Grateful Dead représente l’essence même du mouvement psychédélique américain de la West Coast. Ils sont les premiers, et peut-être même les seuls, à avoir poussé l’expérimentation lysergique à ce point. Associés, dès leurs débuts, aux Merry Pranksters et à leurs Acid-Test, comment aurait-il pu en être autrement ?
Ajoutez à cela que le groupe est l’objet d’un véritable culte, rendu par des fans hardcores, appelés les Deadheads, qui ont eu la drôle de manie de considérer le guitariste Jerry Garcia comme un nouveau messie. Pour tout cela, il mérite une petite place au panthéon des légendes de l’époque...
Le problème avec ces chers garçons, c’est qu’ils sont capables du meilleur, comme du pire. Si bien qu’au moment de choisir un disque à chroniquer, ce fut la panique : quel album choisir ? Choix difficile dans une discographie où l’on a parfois du mal à éviter les jams (inter)minables, le blues-country insupportable, et pour une majorité, un taux de substances si élevé que l’écoute en devient douloureuse. Anthem Of The Sun s’est vite détaché du lot. Véritable petite perle, pleine de trouvailles et d’originalité, un petit OVNI de blues psychédélique (si l’on veut), il est peut-être le disque qui témoigne le mieux du talent musical des membres du groupe.
Il faut dire que le temps passé à l’enregistrer fut un peu plus important. Le premier album avait été mis en boîte en trois jours, celui-ci en six mois. Pensez si ça a son importance !
De plus, des changements importants se sont opérés au sein de la joyeuse bande : en octobre 1967, un second batteur, Mickey Hart, est recruté pour venir renforcer la section rythmique composée de Phil Lesh à la basse et de Bill Kreutzmann à la batterie. Drôle d’idée que d’avoir deux batteurs, surtout quand ceux-ci sont incapables de jouer correctement ensemble durant bon nombre de concerts. Heureusement qu’à certaines occasions, une sorte de fusion se fasse, donnant subitement un beat implacable, puissant et incroyablement entraînant. De même, un autre claviériste, Tom Constanten, vient prêter main forte à Ron “Pigpen” McKernan. Pour le reste ça ne bouge pas, Bob Weir s’occupe toujours de la guitare rythmique et Jerry “Captain Trip” Garcia est à un sommet de sa maîtrise de la guitare.
Autre modification dans la façon de faire les choses, le choix est fait pour cet album de mélanger prises studios avec des enregistrements en live. Original et risqué, on comprend mieux pourquoi il a fallu six mois pour concrétiser le projet... Sans oublier que des sessions avec des acid freaks, ce ne doit pas être de tout repos, preuve faite avec l’un des producteurs qui, poussé à bout, a préféré claquer la porte plutôt que de devenir maboule pour de bon. Ça n’avance tellement pas, qu’au final Lesh et Garcia décident de prendre en main la production, avec une technique très particulière : « Phil et moi avons terminé le mix de Anthem... sous acide. On faisait correspondre le son à nos hallus » [1]. Rigolo non ? En tout cas on comprend mieux l’aspect quelque peu... étrange de certains morceaux. Et parce qu’ils ont pensé à tout, et au cas où l’on aurait du mal à piger leurs intentions sans l’aide de psychotropes, les 300 premiers exemplaires étaient vendus avec un acide. Ces 300 personnes ont-elles été heureuses ? On n’en a aucune idée. En revanche, elles ont dû avoir de drôles de surprises.
Car on l’a déjà dit, Anthem Of The Sun est un peu à part. Chaque morceau possède une structure particulière, qui va au gré des improvisations et des mélodies changeantes. C’est d’emblée le cas avec That’s It For The Other One, où l’on se rend vite compte que l’on écoute plusieurs morceaux différents en un seul et ce, en moins de huit minutes. Constatation : si vous l’écoutez au casque, vous allez bien plus entendre les différences studio/live. On l’avoue, ça surprend et ce n’est pas franchement agréable. Mais à côté de ça, ce premier morceau est un petit délice de douceur, mais aussi d’énergie. L’hammond de Pigpen fait des miracles et les deux batteurs sont tellement en accord, que ça déborde de force, tout cela avant que le groupe ne s’amuse, comme à son habitude avec les sons, tentant une expérience bruitiste euh... intéressante, simple prétexte à enchaîner sur le morceau suivant qui commence par la guitare acoustique de Garcia, toute en grâce et en arpèges délicats. Petit mot sur Garcia et son statut de guitariste culte : bien qu’il ne soit pas un guitar hero à proprement parler, il possède néanmoins une technique impressionnante Il serait en effet capable de retenir chaque note qu’il entend et de les reproduire sans fautes sur sa guitare. Mélangeant plusieurs styles, il a fini par créer le sien, jamais tape à l’œil, agressif ou carrément en avant, il préfère intervenir de manière sporadique, mais toujours avec brio. L’autre aspect culte de Garcia serait le fait qu’il ne lui reste qu’une seule phalange au majeur droit, mais au final, ça ne change pas beaucoup de choses dans son jeu, ça fait juste un petit truc en plus (ou en moins)...
Dans l’ensemble, Anthem Of The Sun porte bien son nom : lumineux et chaud, il apaise aussi bien qu’il fait vagabonder l’esprit. Écouter et apprécier le Grateful Dead, c’est avoir la capacité de se laisser diriger par la musique, sans chercher à la comprendre. Elle ne vit que par elle-même, se développe comme bon lui semble et dans plusieurs directions. Car contrairement à bon nombre de leurs collègues et amis de cette scène psyché, le groupe privilégie les envolées musicales et n’hésite pas à longuement improviser. Mais ce disque, n’est qu’une faible démonstration de ce que peut faire le groupe. Il suffira d’écouter l’album Live Dead et le monumental Dark Star pour s’en rendre compte.
En attendant, on serait presque tentés de dire que nous écoutons l’un des premiers disques progressifs de l’histoire, pour la simple et bonne raison que tous les morceaux s’enchaînent les uns aux autres. C’est du moins le cas pour les trois premiers.
Car arrivé au quatrième, on met la barre un peu plus haut : Alligator est un délire de 15 minutes, où sont utilisés quelques instruments qui sortent de l’ordinaire (kazoo, vibraslap, harpsichord et tant d’autres). À la fois drôle et inquiétant, délirant et structuré, on passe d’un blues du bayou à des percus latines à vous faire remuer tout votre petit corps.
Au niveau des voix, on ne peut pas dire que les membres du groupe soient de grands chanteurs. Et ils le savent bien d’ailleurs. Pour la peine, ils jouent sur les harmonies vocales et un chant légèrement syncopé qui amène un petit plus à toute cette musique déjà en mouvement.
Cet avant-dernier morceau est véritablement le summum de l’entente cordiale entre Kreutzmann et Hart derrière leurs fûts respectifs, chacun amenant quelque chose de différent, sans pour autant éclipser l’autre. Un équilibre certainement dur à obtenir mais qui est tellement parfait que l’on aimerait que ce moment ne s’arrête pas. Après un début relativement calme, quel bonheur que d’écouter cet instant de folie au rythme implacable. Autre élément qui fait notre joie, le live et le studio sont si bien mêlés que l’on ne fait plus la différence. Petite pensée émue pour les 300 premiers auditeurs... Un véritable moment de grâce qui dure les dix premières minutes du morceau, car d’un seul coup, tout se calme, le temps pour le groupe de s’amuser un peu. Tout d’abord, seules les batteries restent pour accompagner le chant, comme une psalmodie étrange, ponctuée d’interventions bizarres de la guitare, suivies de diverses expérimentations et de bruitages en tout genre, bandes accélérées et tout le bordel qui fleure bon le cerveau chimiquement modifié. Petite pensée émue pour les deux producteurs en herbe qui devaient voir de bien drôles de choses au moment de faire le mix de cette chanson...
Mais ce passage est suffisamment court pour être supportable et c’est tout naturellement que l’on enchaîne sur le dernier morceau Caution (Do Not Stop On Tracks) qui semble vouloir repartir sur un quelque chose de plus bougeant, avant de retomber dans un quelque chose de bizarre, où l’on peut entendre que le groupe aime définitivement jouer du larsen et tester tout plein de déformations sonores, prolongement auditif des sensations provoquées par la prise d’acide. Forcément, si l’on n’est pas un habitué de ce genre de choses, on risque de ne pas trop saisir la qualité première de cet instant bruitiste et fort contemporain.
Mais au final, l’album passe d’une traite, et l’on ne voit pas le temps s’écouler, preuve que le Dead est capable de faire des disques qui ne soient pas chiants. En tout cas celui là, car hélas le suivant, Aoxomoxoa, est tellement nébuleux qu’il en devient dur à écouter. Anthem Of The Sun est donc ce qu’il y a de meilleur pour saisir l’âme même du groupe, en studio tout du moins. Et ça, c’est pas suffisant pour être absolument incontournable ?
[1] Jerry Garcia, cité par Nick Kent, Story Grateful Dead, Rock&Folk mars 2002, p. 79
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