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par Oh ! Deborah le 10 août 2009
paru en 1978 (Warner Bros.)
Au début des années 70, Mark Mothersbaugh (futur chanteur et claviériste) était dans un groupe de prog, et Gerald Casale (bassiste qui écrira les textes de Devo), lui, écoutait du blues. Les deux membres fondateurs de Devo avaient cependant deux choses qui les réunissaient : leur besoin de faire des expériences musicales nouvelles et leur goût prononcé pour des personnages insolites tels que Captain Beefheart et Brian Eno.
Devo se forment en 1972 et les concerts qui suivent sont caractérisés par une posture qui se détache très vite de leurs contemporains. Contractée, robotique. Devo exerce alors des bidouillages électroniques vaseux et minimalistes rejetés violemment par les hippies du coin, dans leur ville d’origine, inconnue et dramatique, Akron, dans l’Ohio. Lorsqu’on écoute Devo, on se demande d’ailleurs d’où ils viennent. Simplement d’une ville industrielle froide, la capitale du caoutchouc. Pour cause de difficultés à exporter leur musique, ils resteront à Akron, effectuant plein de jobs et répétant à fond jusqu’en 1978, bien décidés à transformer les gens en Devotiens ou simplement à copier ce qu’ils sont déjà. Des androïdes.
Passionné de science fiction, de cinéma, de musique allemande, de discussions tordues sur les phénomènes de société, il n’était pas question pour Gerald Casale de se reposer sur les théories libertaires semées par les années 60, dont les années 70 n’avaient été pour lui qu’une conséquence musicale plate, endormie dans ses acquis et le flower power. Il fallait regarder le futur, même si la propagande punk venait tout juste d’estimer le contraire. Il fallait construire, évoluer, inventer, tout faire pour profiter de la nouvelle technologie émergente et frapper les esprits d’un ton combatif. Si Wire ou Talking Heads avaient eux aussi adopté cette philosophie en 1977, les idées visionnaires de Devo existaient depuis trop longtemps : Devo font partie des rares pionniers du post-punk, selon ses principales caractéristiques. Explorations synthétiques, volonté d’obtenir un son inédit, interêt pour les visuels et autres conceptions extra-musicales, rythmiques minimales teintées punk, déstructurations sèches, directes, riffs découpés, production rachitique. Leurs synthés au milieu des années 70 avaient été incompris parce qu’utilisés comme personne d’autre : trop futuristes, trop simplistes (ils en jouent avec le poing ou des gants) et farfelus. Mais cette fois, ce serait une révélation. Parce qu’ils sont entre temps devenus maîtres de leur nouveau genre et qu’ils ont construit un concept radical, dont les images et courts-métrages exposent leur théorie : la dé-évolution, comprendre l’évolution dans la régression humaine, où le groupe est déguisé en savants fous. Devo sont comme synonymes d’extra-terrestes primitifs. Ils estiment simplement refléter la réalité qu’ils jugent décadente et fascinante.
En 1978 donc, Jocko Homo et Mongoloid (enregistrées cinq ans plus tôt, c’est dire l’incroyable niveau de modernité) réapparaissaient dans Q : Are We Not Men ? A : We Are Devo, premier album du groupe. (Préférez la réédition de 1993, avec neuf lives géniaux en plus, qui contiennent des mélodies tout autant imparables). Les entendre aujourd’hui est amusant autant qu’original, mais les entendre à l’époque, ce devait être purement hallucinant. Tous vont se chamailler pour produire l’ovni du moment : Brian Eno, Robert Fripp, Iggy Pop, David Bowie (qui affirmera à un concert : « C’est le groupe du futur. Je vais produire leur album à Tokyo [?] cet hiver »). Finalement, c’est Eno qui s’empara de la chose enregistrée à Cologne avec Connie Plank, producteur de krautrock par excellence, genre que Devo admire. Les maisons de disques vont se les arracher, sûrement à cause de leurs singles accrocheurs et de leurs looks improbables dont les uniformes inspirés de la société industrielle rivalisent avec l’esthétisme figurant dans ce qui fait partie des premiers clips et des premières VHS musicales de l’histoire [1]. Devo sort vainqueur.
Pourtant, il est à ce moment là très difficile de saisir l’identité d’un groupe à la fois divertissant, dansant et conceptuel, Devo suscitant constamment l’incompréhension chez les médias, brouillant les pistes sur leurs goûts musicaux et leurs convictions politiques. Un groupe très matérialistes (notamment friands du moindre gadget électronique qui vient de sortir), critiquant la culture américaine tout en prônant le modernisme. Imitant la régression tout en allant de l’avant. Libres mais envieux de popularité. Pop et bizarres. Fascinés par l’aliénation des foules qui doivent devenir Devo, et méprisants envers la race humaine. Les membres de Devo affirment de par l’humour leur doute, en contradiction avec leur musique claire, concise, carrée. Une nouveauté, un climat, une folie à eux.
Et puis il y a dans cet album la reprise des Stones, Satisfaction que Devo joue systématiquement en concert, Bob Mothersbaugh expliquant dans Best n° 118 (1978) « Nous avons besoin d’un point de référence pour les gens qui viennent nous voir. Si on n’avait pas joué ça ce soir, il y aurait eu plein de gens qui n’auraient pas compris ce qu’il se passe (...) Le concert commence par cette musique bizarre, ces riffs torturés, ce beat étrange, puis viennent les mots et tu reconnais les paroles d’une chanson des sixties. Alors les gens font la connection et se disent : Ok, DEVO, ça veut dire MUTATION. C’est prendre les choses, les regarder sous tous les angles, les voir dans une autre direction » ; j’aurais pas dit mieux.
Des journalistes pas dans le coup et un peu sourds affirmeront que la production est ratée, comprendre en fait complètement nouvelle, unique et volontairement étriquée, accentuant la singularité de ces morceaux calibrés pop, captivants par leur nervosité contenue, sous tension, leurs géométries et leurs paroles loufoques. Dévolutionnaires ? Peut être plus autant qu’à l’époque. Mais frénétiques, urgents, efficaces, délirants, prompts et pétulants, oui. Ce n’est pas forcément dès les premières écoutes que l’on passe de l’état abrutissant de Jocko Omo à sa dimension jouissivement devotienne, démentiellement régressive, Q : Are We Not Men ? A : We Are Devo n’étant qu’un cortège d’épisodes dingues et spasmodiques qui s’enchaînent à la perfection. Avec, toujours, milles mélodies dominées par une voix carrément hystérique parce que tout est fait pour que tu deviennes fou : du western fantaisiste de Come Back Jones aux synthés gonflables de Praying Hands en passant par le crescendo obsédé de Gut Feeling ou la pop intermarché de Space Junk. Pour Devo, plus nous avançons dans le temps, plus nous nous atrophions en des spécimens risibles et mécaniques. Eux, à trop vouloir être le prototype des années 80, deviendront bientôt des machines has been. Génial.
[1] The Begining Was The End : The Truth About De-Evolution, en référence au livre de Oscar Kiss Maerth, et The Men Who Make The Music
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