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par Emmanuel Chirache le 30 janvier 2007
paru en août 1969 (Islands Records)
Le rock progressif, c’est un peu comme une doudoune Chevignon® , les Pump® de Reebok® ou les chemises de bûcheron : on trouvait ça super cool à l’époque mais aujourd’hui la honte nous monte au front si quelqu’un nous en parle [1]. Couramment, il est établi dans le monde du rock actuel que le prog-rock c’est nul, le prog-rock, ça pue. Et ce n’est pas complètement faux. Qui peut encore sérieusement écouter King Crimson, Yes ou Genesis ? J’en vois qui lèvent le doigt, énervés, fatigués qu’on les bannisse ainsi du pays du bon goût. Je vais abonder dans leur sens, car dans le rock progressif, malgré tout, il y a du bon. "Il y a du bon en vous, père" disait Luke Skywalker à Dark Vador (certainement deux fans de prog-rock), un exemple de charité que nous allons suivre. Car le rock progressif, ce ne sont pas seulement des groupes nuls, c’est aussi Jethro Tull.
Avant de tomber dans les synthés ringards puis le heavy-metal lourdingue dans les années 80, avant ces curieux albums des années 70, fabriqués entièrement autour de la performance instrumentale (du prog-rock, quoi), avant le chef-d’œuvre Aqualung au concept foireux, avant tout ça, Jethro Tull a tout simplement sorti son meilleur album, intitulé Stand Up.
Jethro Tull, c’est qui, c’est quoi ? En 1969, Jethro Tull, c’est énorme. À force de persévérance, le groupe s’est fait un nom [2] sur la scène blues du Marquee Club jusqu’à devenir l’un des groupes les plus populaires du Royaume-Uni, une sorte de rival de Led Zeppelin. Après le carton du single Living In The Past, Stand Up sera d’ailleurs numéro 1 dans les charts anglais. Avec ce disque, Jethro Tull amorce un tournant, quittant le hard-blues de ses débuts pour une personnalité musicale plus affirmée, mélange de styles éclectiques. Cette "signature" musicale particulière, le groupe la doit beaucoup à son leader Ian Anderson et à sa flûte, un instrument qu’il a appris en autodidacte. En concert, le chanteur vaut le détour. Planté sur une jambe comme un flamant rose, vêtu d’un manteau de clochard en lambeaux [3], il électrise l’audience en soufflant comme un dément dans sa flûte traversière. Ignorant les techniques savantes, Anderson joue à l’instinct, par violentes saccades et à pleins poumons. Un jeu qui rappelle fortement le jazzman Rahsaan Roland Kirk, autodidacte aussi et génial touche-à-tout : saxophone, manzello et flûte n’ont aucun secret pour lui, au point qu’il en joue en même temps ! Pas étonnant si Anderson clame haut et fort son admiration pour le musicien, portant aux nues l’album I Talk With The Spirits de 1964, et avouant toute l’importance qu’a eue sur sa carrière l’écoute du fantastique Serenade To A Cuckoo.
Bref, les Jethro Tull ont un style bien à eux, et c’est avec Stand Up que celui-ci éclot et trouve sa forme la plus pure et la plus fraîche. Plus que jamais, Anderson réussit là une géniale synthèse de ses influences musicales. Les racines blues-rock n’ont d’ailleurs pas encore été balayées puisqu’en manière de trait d’union avec This Was, premier album du groupe, A New Day Yesterday ouvre le bal avec énergie. Tout de suite, la guitare du nouveau venu Martin Barre trouve une complicité parfaite avec la flûte de Anderson, créant ainsi un dialogue musical particulièrement original dans l’histoire du rock. Dans la même veine, Nothing Is Easy franchit un palier supplémentaire, avec ses solis croisés et son final tonitruant où la batterie de Clive Bunker fait sourdre le tonnerre des dieux. Certains vous diront également que le hard-rock n’a rien produit de mieux depuis Sweet Dream et son attaque très 5ème symphonie de Beethoven, qui répète quatre fois la même note... Beethoven ai-je dit ? Non, ce n’est pas un abus de langage, tant il est vrai que Anderson connaît ses classiques. Pour preuve, cette époustouflante Bourée de Jean-Sébastien Bach, fusion de classique, de jazz et de rock, un tube en France.
Mais là où Jethro Tull gagne ses plus beaux galons, c’est avec son tiercé de ballades folk. Des pépites qui n’ont rien à envier aux folkeux de Greenwich Village ou d’ailleurs, des joyaux à faire rougir les charmants Simon & Garfunkel. À cet égard, notons qu’il est d’usage de louer Ian Anderson pour ses talents de compositeur, de multi-instrumentiste ou de bête de scène. Il faut rajouter à cette liste une qualité trop souvent passée sous silence : Ian Anderson possède une voix réjouissante, chaleureuse et colorée, qui nous transporte et nous parle bien davantage que ses paroles. Exemple, ce majestueux Look Into The Sun sur lequel Anderson semble habiter un aquarium d’où nous parvient son chant de sirène envoûtant. Que dire alors de We Used To Know, qui monte en pression comme une cocotte-minute prête à imploser, et dont la mélodie inspira les Eagles pour Hotel California (les deux groupes tournèrent d’ailleurs ensemble) ? Coda du disque, Reasons For Waiting place enfin la barre à un niveau tel qu’elle laisserait un Sergeï Bubka sur les genoux. D’une facilité déconcertante, la suite d’accords qui compose le morceau instaure d’emblée un climat onirique, une douceur pareille à un lac imaginaire sur lequel viennent amerrir délicatement les nappes d’orgue hammond, de flûte et de violons. Arrangée par David Palmer, futur membre à part entière de l’équipe, l’orchestration se fait discrète, au service de la vision artistique du groupe.
Et les paroles me demanderez-vous ? Rien de miraculeux, si ce n’est deux chansons qui se distinguent par des propos amusants, Back To The Family et le fameux Fat Man. Connue pour ses tonalités indiennes et son riff de sitar surprenant, cette dernière évoque la hantise de l’obésité : « Dont want to be a fat man, / People would think that I was / Just good fun. » Pour finalement terminer en queue de poisson : « I seen the other side to being thin. / Roll us both down a mountain / And Im sure the fat man would win. » Quant à l’excellent Back To The Family, Anderson y décrit son angoisse de la vie mondaine et son désir de retourner au foyer campagnard et familial. Là aussi, l’histoire se finit avec ironie : « Doing nothing is bothering me. / I’ll get a train back to the city / That soft life is getting me down. / There’s more fun away from the family »
En fin de compte, rien que l’on puisse qualifier de "progressif" dans tout cela. Ce que Jethro Tull réussit avec Stand Up relève plutôt du rock teinté d’expérimentation musicale. D’autres avant eux s’y étaient frottés avec plus ou moins de talent, le maître incontesté en la matière restant l’essentiel Frank Zappa. Suivront pour Jethro Tull un concept album inégal mais brillant, Aqualung, puis une inclination vers toujours plus de complexité et de diversité qui verra Anderson s’inspirer de tout et n’importe quoi, jusqu’à la musique médiévale [4]. Il n’empêche : ce deuxième opus du groupe reste une merveille qu’il faut se procurer, quitte à poursuivre ensuite l’aventure vers les tréfonds de l’âme de Anderson en découvrant le reste de la discographie. Alors, debout ! Et foncez acheter Stand Up !
[1] Je tiens cependant à préciser que je n’ai jamais eu la chance de porter une telle doudoune. Trop cher. Papa et maman travaillaient dur à l’usine, mais ce n’était pas suffisant.
[2] Jethro Tull n’est pas le nom du chanteur, mais celui d’un agriculteur et inventeur anglais du dix-huitième siècle.
[3] D’où le personnage d’Aqualung.
[4] Pour ceux que cela intéresse, voir le sympathique Songs From The Woods.
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