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mercredi 15 avril 2015
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par Emmanuel Chirache le 29 septembre 2009
sortie DVD en mars 2006
D’après vous, en matière de rock, quelle est la meilleure Bande Originale de film ? Pulp Fiction, le dernier film honnête de Tarantino ? Trop entendue, trop banale, et pour un peu la série des Taxi gâcherait presque l’écoute de Misirlou de Dick Dale. Forrest Gump ? Pas mal, mais trop facile, que des classiques... En mélomane averti, Scorsese nous a concocté quelques BO bien roulées, et les films sur le blues qu’il a produits contiennent de belles pépites. Oui mais non. Essayez encore. O’Brothers des surestimés frères Cohen ? Dead Man de Jarmusch, dont la musique est signée Neil Young ? Bien sûr, il y a aussi la BO de Singles, excellente quoique inégale, ne pas oublier non plus Billy Elliott et ses sauts de cabri avec T-Rex en tutu, ni le récent C.R.A.Z.Y., qui n’a pas à rougir de ses voisins, au contraire. Ou alors vous préférez Lost Highway, le chef-d’œuvre de Lynch, qui doit beaucoup de sa troublante attraction à ses chansons : souvenez-vous de cette autoroute qui défile et de la voix de Bowie dans I’m Deranged ! Une image de cinéma et de rock aussi forte que The End sur la forêt tropicale napalmée ou le sacrifice du taureau Brando dans Apocalypse Now. Et pourtant non, impossible de détrôner dans mon petit cœur tout mou A Dirty Shame de John Waters.
Grand pape du burlesque et de l’underground ricain, Waters réalise avec ce film une blague de potache éhontée à partir d’un prétexte (le fameux McGuffin hitchcockien) totalement idiot : dans un quartier résidentiel et bien-pensant de Baltimore, ville d’origine du cinéaste et cadre de la plupart de ses films, une bande d’obsédés sexuels se croit investie d’une mission, à savoir propager la bonne parole de la luxure et du stupre chez ses habitants prudes [1]. Il n’en faut pas plus à Waters pour laisser libre cours à ses visions délirantes : le cul va fondre sur la ville comme la vérole sur le bas clergé pour terminer dans une orgie surréaliste ! Dirigés par un Johnny Knoxville en grande forme, ces apôtres de la gaudriole ont tous connu un choc cérébral qui les a métamorphosé en bêtes de sexe. Sylvia, une “coincée”, va subir le même sort. Après s’être cognée la tête dans un accident de voiture, cette ancienne pudibonde voit tout qui l’entoure l’inciter à la débauche dans un déluge d’hallucinations perverses à pleurer de rire. Autour d’elle, les objets deviennent phalliques, les hommes tirent une langue démesurément longue et miment des postures assez peu catholiques ; même la nature s’y met, les arbres s’enfilent, les buissons s’emmanchent. La musique, évidemment, joue sa partition : sur la route, l’autoradio passe soudain une chanson de Connie Vannett intitulée The Pussy Cat Song. Extraits :
« My pussy cat was sittin on the front stepSat so long poor pussy got wetWet pussy... ohhhhhSore, wet... pussyJust a friendly little cat » !
C’est n’importe quoi. C’est génial. Aidé par Larry Benicewicz, un expert musical, Waters a sournoisement déniché des chansons aux paroles ambiguës pour illustrer son propos, toutes ou presque issues de ces « roaring fifties » tant chéries par le cinéaste. Et c’est là tout l’intérêt de A Dirty Shame : la glorification de cette décennie magique, qui va de 1954 à 1964 ! Après tout, l’adage sex, drugs and rock’n’roll, ce sont ces années qui l’ont véritablement inventé... Au sortir de la Seconde Guerre mondiale et de ses atrocités, les fifties veulent vivre, danser, swinguer, forniquer, chanter leur hymne à l’amour et à la jeunesse, la preuve ici-même en 14 morceaux fabuleux et méconnus. « Ces chansons sont des inclassés des années 50 et 60, s’émerveille Waters. C’est stupéfiant d’entendre leurs paroles aujourd’hui, par ce qu’elles disent, et par le fait qu’elles l’aient dit il y a cinquante ans... »
Effectivement, quoi de plus sexy que le suintant de désir I Need Your Lovin’ de Don Gardner et Dee Dee Ford ? Sur ce succès de 1962, Gardner aboie comme un chien en rut, pousse des cris orgasmiques et révèle une voix dévastatrice à la Ray Charles. Quand Gardner chante I Need Your Lovin’, la vie est belle. Une sensation de bonheur qui correspond parfaitement à l’ambiance du film, jouissive et dansante. Ainsi comment ne pas emboîter le pas à la cadence chaloupée de Baby Scratch My Back du phénoménal Slim Harpo et son indécrottable harmonica ? Harpo voudrait qu’une jeune fille lui gratte le dos parce que ça le démange, allusion sexuelle à peine voilée. Résultat, un tempo de poil à gratter idéal pour se remuer le bas des reins, « basculer et rouler », ou « rock’n’roll », mot d’argot qui signifie aussi l’acte sexuel... La température va encore monter d’un degré avec Red Hot de Billy Lee Riley. Figure de proue du label Sun en plein âge d’or, talentueux multi-instrumentiste, Billy Lee connut un succès éphémère grâce à ce rockabilly sauvage, l’un des tous meilleurs du genre, sur lequel Jerry Lee Lewis fait une dernière apparition comme choriste de session avant sa gloire future. Moins fameux, Eager Beaver Baby de Johnny Burnette évoque une fille qui suit son homme partout, puis lui saute dessus dans la pénombre d’une alcôve. Sorte d’imitation d’Elvis Presley, le Burnette joue bien les puceaux effarouchés, avec des trémolos dans la voix comme on aime : « Je l’appelle mon castor impatient » dit-il en parlant de la fille. C’est beau, on dirait du Sartre [2].
Et Black Tarantula, vous ai-je parlé du terrible Black Tarantula de Jody Reynolds ? Voilà un morceau qui fleure bon l’instrumental surf rock des early sixities, avec sa rythmique acoustique, sa ligne claire de lead guitar renvoyée par l’inévitable écho, et surtout, SURTOUT, le saxo et ses feulements à tomber en pâmoison. On ne dira jamais assez tous les services que peut rendre au rock le saxophone, lui le héros des années cinquante et soixante, ensuite plus ou moins relégué aux oubliettes. Et pourtant, sans lui, que vaudraient les chansons des Dog Eat Dog ? pas grand chose, déjà qu’avec... Même chose aujourd’hui pour les Zutons, qui doivent beaucoup de leur talent à cet instrument éminemment rock. Pour compléter le tableau, il faut ajouter le lascif Moanin’ du Screamin’ Jay Hawkins, le roi du grognement qu’on ne présente plus, ou encore Itchy Twitchy Spot, une reprise terroir du Achy Breaky Heart de Billy Ray Cyrus par une bande de cow-boys spécialisés dans la parodie bluegrass.
Rendons justice également au camp des puritains, avec son Sylvia, nom de l’héroïne et ballade éthérée, presque religieuse, du David Raksin Orchestra. Mieux encore, laissez-vous bercer par l’hilarante comptine Open Up Your Heart (And Let The Sunshine In), récitée par des bébés de 4 ans fanatisés. Ainsi peut-on les entendre chantonner :
« My mommy told me something a little girl should know
It’s all about the devil and I’ve learned to hate him so »
Vous l’aurez compris, A Dirty Shame, c’est la mélodie du bonheur avec des Gibson, c’est la fille que vous draguez depuis des semaines qui vous roule soudainement une pelle, c’est un rayon de soleil un jour de pluie, un filet de gouttes d’eau un matin de canicule 2003, c’est Ribéry qui claque un but à Casillas en huitième de finale de la coupe du monde, c’est la Freebox qui s’allume enfin, une tartine de Nutella, un sourire d’Audrey Hepburn, la voix de Mark Lanegan, c’est Malcom Mc Dowell qui sirote un Moloko +, la saison 3 de Lost qui commence. C’est jouissif.
[1] A l’origine de l’intrigue, un fait divers lu dans le journal. Waters raconte : « On y mentionnait un fait apparemment peu connu : une petite minorité de gens ayant subi une commotion cérébrale ont des pulsions sexuelles incontrôlables. Je crois me souvenir que le terme exact employé était “comportement sexuel inapproprié”. Cette idée a germée en moi et a fini par donner ce film sur les Accros du Sexe qui prennent le pouvoir dans tout un quartier. »
[2] Sartre surnommait Simone de Beauvoir « castor ».
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