Incontournables
Black Monk Time

Black Monk Time

The Monks

par Emmanuel Chirache le 13 juillet 2010

Paru en 1966 (Polydor)

Diminuer la taille du texte Augmenter la taille du texte Imprimer l'article Envoyer l'article par mail

1000 dollars. C’est le prix que certains collectionneurs auraient payé pour s’offrir le vinyle d’origine de Black Monk Time, un album confidentiel de 1966 dont les ventes à l’époque ne suffirent même pas à rembourser la fabrication. Un album que Polydor jugea en son temps indigne de sortir aux Etats-Unis ou en Angleterre. Cela donne une idée du culte qui entoure désormais ce disque totalement insensé et unique. A tel point que tout a été dit sur les Monks. C’est bien simple, l’histoire du groupe et de sa musique a été relatée en long, en large et en travers par des fanatiques de toutes les contrées. Il existe même un ouvrage éponyme au disque écrit par le bassiste Eddie Shaw. Une littérature prolifique à la fois précieuse et déprimante pour le critique, heureux d’en apprendre davantage mais démotivé par des milliers d’apologies souvent brillantes.

Pourtant, l’envie d’évoquer les Monks le démange. Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’opportunité d’écrire sur une musique aussi génialement dérangée de la cafetière. Car il faut le savoir, les Monks sont de dangereux malades. Leur carrière fulgurante ne ressemble à aucune autre et leur style ne connut pas d’équivalent hier comme aujourd’hui, sans qu’on sache bien à quoi ni à qui attribuer ce caractère singulier. Oui, le plus suprenant avec les Monks, c’est que leur art semble naître ex nihilo, impossible de déterrer leurs racines ou de dresser leur filiation. Ils ont juste explosé soudainement dans le paysage rock avant de replonger dans les arcanes du rien, comme des bulles de savon à la surface d’une eau calme. Plus incroyable encore, le son machiavélique qu’ils ont inventé provient d’un assemblage de trouvailles dues au hasard ou à des coups de génie que leur parcours n’explique que partiellement.

À l’origine, il s’agit de cinq garçons américains pas trop dans le vent qui font leur service militaire en Allemagne, quelques années après Elvis, vers 1964. Contrairement au King, ils décideront de s’y installer définitivement une fois démobilisés. Histoire de tenter leur chance, à la manière de quatre Liverpuldiens un peu plus tôt. Leur premier coup d’essai s’appelle les Torquays, un groupe de surf rock plutôt conventionnel, presque ringard pour l’air du temps. Et là, tempête sous un crâne, quelque chose d’indicible se produit dans l’esprit du groupe. Les types changent d’abord leur nom en Monks, puis poussent le concept jusqu’à porter la tonsure et arborer tunique noire et cordelette autour du cou. « On est allés chez le coiffeur sur un coup de tête, se remémore le batteur Roger Johnston, et Dave Day et moi on s’est fait tondre à la façon d’un moine. Ensuite les autres nous ont suivis. Je ne sais vraiment pas pourquoi, mais nous l’avons fait. » Puisqu’on vous dit que les voies des moines sont impénétrables... Voilà donc pour le style et l’esthétique, au crédit desquels il faut tout de même ajouter cette pochette invraisemblable à une date où les Beatles et les Stones continuent d’étaler leurs vilaines trognes sur leurs disques. Les Monks, eux, font dans le sobrissime. Un black album avant Metallica, sur lequel ressort uniquement le nom du groupe en minuscules carolines, ainsi que le titre du disque relégué en bas de la pochette.

Mais la véritable révolution se situe ailleurs. Elle repose sur une idée incongrue : réduire la mélodie à son expression minimaliste et porter le rythme au pinacle. Voire le bruit. Pour ce faire, le batteur Roger Johnston n’utilise ses cymbales qu’avec parcimonie et martèle ses toms de façon quasi infantile, saccadée, bête et méchante, à l’aide d’épaisses baguettes Asba (sans mauvais jeu de mots, ce sont des baguettes françaises !). Fan de jazz comme Johnston, le bassiste Eddie Shaw est le parfait complément du batteur, jouant de façon agressive et hyper saturée, annonçant presque le style de Cliff Burton ou de Nick Oliveri. Et ce n’est pas tout. Pour sonner encore plus déglingué, le guitariste Dave Day échange son instrument contre un banjo six cordes, à l’intérieur duquel il place deux micros pour l’amplifier. Accordé comme une guitare, le banjo produit un son indéfinissable, entre la locomotive qui arrive en gare et la casserole rouillée. Son utilisation se révèle d’une efficacité redoutable pour accompagner, parfois à contretemps, le martèlement infernal imposé par la basse et la batterie. Indéniablement, il contribue à l’élaboration d’une patte musicale qu’on pourrait résumer ainsi : c’est n’importe quoi. Mais ça marche.

Toutefois, si la mélodie a été réduite à la portion congrue, elle n’a pas disparu pour autant. C’est juste que Gary Burger et Larry Clark s’en chargent. Ce qui n’est pas bon signe pour elle. Au chant et à la guitare, Gary Burger va en effet lui régler son compte à coups de feedback, de fuzz et de hurlements éraillés. Là encore, le récit de la découverte du feedback par Gary Burger, presque aussi poignant que celui de l’Amérique par Christophe Colomb, résume l’étrange destin qui a présidé à la réalisation de l’album : « On répétait et j’ai dû aller pisser, raconte le chanteur. J’ai posé la guitare contre l’ampli et je suis sorti de la scène. J’avais oublié de l’éteindre et le truc a commencé à faire un vacarme du tonnerre de dieu. D’abord, ça a fait un grand bourdonnement puis le volume s’est mis à augmenter. Alors Roger a frappé ses fûts et ça sonnait super bien. » En 1965, le feedback et le fuzz sont encore des effets relativement peu usités dans le rock, en tout cas rarement dans les proportions gargantuesques infligées par Gary Burger à sa guitare lors de riffs cradingues et magnifiques. Pour couronner ce florilège, l’organiciste Larry Clark joue l’essentiel de la mélodie entre ses solos compulsifs et son combat acharné contre le volume sonore de la guitare. Une position délicate, mais qui maintient plus ou moins les Monks sur les flots de la raison, permettant aux musiciens (et à l’auditeur) de ne pas sombrer complètement dans la démence. A l’arrivée, l’orgue et la guitare apportent donc une touche discordante sur les effets modaux de la rythmique, ce qui provoque une tension quasi permanente dans les chansons des Monks. C’est pourquoi il est déconseillé d’écouter l’album d’une seule traite, faute d’y perdre sa santé mentale plus vite encore qu’avec Robert Wyatt ou Trout Mask Replica de Beefheart.

A consommer avec modération, les compositions de Black Monk Time n’en sont pas moins d’immenses morceaux de bravoure. Des originaux qui plus est, quand la plupart des groupes de l’époque colmataient les brèches au moyen d’un fort contingent de reprises. C’est le cas par exemple des Byrds en 1965, dont le folk-rock éthéré s’inspire de Dylan, Pete Seeger et des Beatles pour influencer en retour durablement la scène internationale. Sauf les Monks. Lesquels, au mépris de toutes les modes, vont prendre le contrepied de cette musique de dandys maniérés en s’infantilisant. Saleté acoustique, bruitisme régressif, logorrhée incohérente, minimalisme mélodique, beaucoup d’éléments rappellent ici le monde de l’enfance. Les titres des chansons eux-mêmes forment un petit répertoire du vocabulaire enfantin : I Hate You ("j’te déteste"), Shut Up ("ta gueule"), Blast Off ! ("décolle !"), Boys Are Boys And Girls Are Choice ("les garçons, c’est les garçons et les filles on a le choix"), We Do Wie Du ("on fait comme toi"). Sur Monk Time, Gary Burger crie comme un gamin et annonce la couleur au milieu d’un déluge de crasse sonore : « Alright, my name’s Gary ! Let’s go ! It’s beat time, it’s hop time, it’s Monk Time ! You know, we don’t like the army, what army ? Who CARES what army ? Hey, why do you kill all those kids over there in Vietnam, MAD Viet Cong ? » À vocation pacifiste et provocatrice, la chanson est l’une des rares à contenir un propos qui fasse sens.

A partir de Shut Up, le message se fera simple et direct. Quelques phrases tout au plus, tantôt limpides, tantôt absconses, qui gardent malgré tout un reste de piquant et de verve. Et comment résister au plaisir d’entendre Gary Burger énoncer "be a liar everywhere" de sa voix poussive et rauque, brûlée par les litres de whisky ingurgités pendant les sessions, puis le reste du groupe hurler en réponse "shut up, don’t cry !" ? Sautillant et porté par une basse monstrueuse, Boys Are Boys And Girls Are Choice apporte son quota de misogynie, tandis que Higgle-Dy-Piggle-Dy concourt à la fois dans les catégories "titre de chanson le plus imprononçable" et "paroles les plus courtes jamaies rédigées", le tout dans une apocalypse que Saint Jean en personne eût été bien embarrassé de décrire. C’est alors que surgit un petit miracle, une chanson comme on en découvre deux par décennie, une merveille de rock garage à faire passer les Nuggets pour un menu de fast-food : I Hate You, le titre seul est rempli de promesses ! Des promesses que Eddie Shaw vient immédiatement tenir avec une ligne de basse renversante. Puis le banjo joue sa partition de façon magistrale, conférant au morceau ce son de casserole improbable qu’on chercherait en vain ailleurs. Soudain les instruments se figent, laissant une faille spatio-temporelle suffisante pour que s’insère l’orgue de cathédrale de Larry Clark, contrepoint essentiel à la rythmique lancinante et au chant de possédé qui parcourent la chanson. Il faut à cet instant du récit prévenir ceux qui l’ignorent : avant le grand chamane Jim Morrison, avant l’auto-destructeur Iggy Pop, avant le roi de la voix cassée Kurt Cobain ou avant qui vous voulez, fut Gary Burger. Défoncé au speed et saoul comme un chameau, le garçon entre dans des transes inouïes et hurle des crétineries incantatoires bien avant tous les provocateurs à la petite semaine qui suivront.

Un talent illustré à merveille par l’autre chef d’œuvre du disque. Complication est probablement l’une des trois chansons les plus démentielles jamais écrites dans l’histoire du rock, un truc d’une audace flamboyante, une ronde folle qui avance inexorablement au son de chœurs névrotiques, d’orgue démoniaque et de gueulades... kolossales, natürlich. Les Monks ne s’arrêtent pourtant pas en si bon chemin et enchaînent avec le fantastique We Do Wie Du, jeu de mots germano-britannique d’un goût douteux, décalque imparfait du I’m Blue des Ikettes et amusante mais involontaire réminiscence du Mirza de Nino Ferrer sorti l’année précédente... Plus loin, Drunken Maria (Maria s’est probablement pintée au Whisky Bar, vu la ressemblance que peuvent avoir les Doors avec les Monks à certains instants), Blast Off !, Love Came Tumblin’ Down et That’s My Girl se doivent d’enrichir la culture décadente de tout rockeur qui se respecte. Sur la réédition CD figurent aussi les derniers singles du groupe, qui témoignent d’une évolution vers moins d’emphase, même si les excellents Cuckoo et Love Can Tame The Wild renouent avec la loufoquerie des débuts.

Faute d’un écho retentissant dans le monde de la musique, cruellement indifférent à l’exception d’une poignée de Germains mélomanes, les Monks sont vite rentrés au pays, où ils se sont consacrés au dur labeur quotidien de l’anonymat. Aujourd’hui, ils goûtent une reconnaissance tardive, qui toutefois ne lève pas le voile sur le mystère immanent qui imbibe ce disque. Comme le Capitaine Flamme, les Monks ne sont pas de notre galaxie. Pourquoi diable ne sonnent-ils comme personne ? Influence du cabaret allemand, des marches militaires, des chansons de soldats ? Ou plus probablement, cette musique n’est-elle pas le résultat d’une alchimie inédite entre des hommes qui n’auraient jamais dû se rencontrer sans l’armée ? C’est à peu de choses près la théorie de Eddie Shaw : « En tant que musiciens, nous n’aimions pas la même chose. C’est grâce à l’armée que nous nous sommes retrouvés ensemble. Dave s’intéressait à Elvis, Gary était un guitariste de surf rock influencé par la country, Roger jouait du jazz, Larry du blues, et moi j’ai toujours préféré le jazz. Normalement, des musiciens comme nous n’auraient jamais dû se rassembler. La différence entre nos styles individuels a créé ce son hybride. Et nous l’avons décomposé pour en tirer les éléments les plus simples. » Certains ont parlé de "pré-punk" pour définir ce concentré de chaos, un terme qui ne rend pas justice à cet accident de l’histoire du rock que sont les Monks. Avant et après les Monks, il n’y a rien, sinon le déluge. Leur musique est une erreur de la nature, une monstruosité au sens propre, une statistique impossible, un champ de forces contraires, un électron libre, sans attaches ni progéniture. Ainsi soit-il.



Répondre à cet article

modération a priori

Attention, votre message n'apparaîtra qu'après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?
Ajoutez votre commentaire ici
  • Ce formulaire accepte les raccourcis SPIP [->url] {{gras}} {italique} <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom



Tracklisting :
 
1. Monk Time (2’42")
2. Shut Up (3’11")
3. Boys Are Boys and Girls Are Choice (1’23")
4. Higgle-Dy-Piggle-Dy (2’28")
5. I Hate You (3’32")
6. Oh, How to Do Now (3’14")
7. Complication (2’21")
8. We Do Wie Du (2’09")
9. Drunken Maria (1’44")
10. Love Came Tumblin’ Down (2’28")
11. Blast Off ! (2’12")
12. That’s My Girl (2’24")
13. I Can’t Get Over You [*] (2’42")
14. Cuckoo [*] (2’41’")
15. Love Can Tame the Wild [*] (2’38")
16. He Went Down to the Sea [*] (3’03")
 
[*] morceaux présents uniquement sur la réédition CD.
Durée totale :41’38"