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par Emmanuel Chirache le 29 mars 2011
Paru en 1982 (Epic)
Les Dogs sont-ils une anomalie historique et culturelle ? La question s’inscrit dans le cadre plus général des mythes qui entourent le rock français, mythes nés dans les années soixante autour du phénomène yéyé (yeah yeah) et qui ont la vie dure. Car de rock français, l’affaire est entendue, il n’y a point. Ou alors du mauvais, du tout pourri. "Le rock français, c’est comme le vin anglais", on connaît la rengaine, classique antienne qu’on doit aux fulgurantes idioties de John Lennon, qui n’a pas eu que des idées brillantes. Comme le vin anglais, c’est-à-dire ? c’est-à-dire dégueulasse, une sorte de copie bas de gamme, au rabais, pâle imitation imbuvable de l’original. Avec cette petite phrase assassine dont il était coutumier (rappelons que Lennon, c’est le type qui a prétendu que McCartney n’avait réalisé que Yesterday comme chanson potable), l’ancien Beatles inventait un cliché, fondé il est vrai sur une bonne partie de la production affligeante de Salut Les Copains, qui pour lui devait sans doute résumer ce qu’il connaissait de notre rock à nous. Johnny Hallyday (arf), Eddie Mitchell (schmoll), Sylvie Vartan (ouïe), Sheila (aïe), Frank Alamo (au secours), Claude François (à l’aide) : tous ont allégrement pioché dans le répertoire de la musique anglo-saxonne pour cartonner dans l’hexagone.
Le processus était simple. En général, le producteur et la maison de disques étudiaient les nouveaux singles du marché britannique et américain afin de choisir un titre prometteur, voire n’importe lequel au pif. Puis, soit ils écrivaient de nouvelles paroles en français (Vous les copains par exemple, qui n’a rien à voir avec le Do Wah Diddy des Exciters, repris ensuite par Manfred Mann), soit ils traduisaient simplement le texte original (Lundi Lundi de Richard Anthony démarquant le Monday Monday des Mamas And Papas). Enfin, il ne restait plus qu’à inonder les radios et les disquaires, le public français ne sachant bien souvent absolument pas qu’il s’agissait de reprises, puisque beaucoup de groupes étrangers n’étaient pas ou peu distribués pas dans le pays au début des années 60 (ce ne sera bien sûr rapidement plus le cas). Oui, l’économie des yéyés reposait en grande partie sur cette imitation du rock d’outre-Atlantique et d’outre-Manche. Cependant, qui n’a pas imité, repris, copié, dans ce business ? Elvis, Jerry Lee Lewis, les Stones, les Beatles, les Who n’ont-ils pas commencé ainsi ?
Le problème, donc, n’est pas de s’inspirer, il tient plutôt à la manière désastreuse dont les artistes hexagonaux ont pratiqué l’exercice. Dans un monde où l’auteur-compositeur devenait la règle et la reprise un apprentissage provisoire, Sheila et compagnie paraissent d’un autre temps. Mais le second souci du rock français tient aussi à son historiographie. D’une part, la doxa oublie en méprisant la pop à la française qu’elle a enfanté des personnages à l’aura immense comme Serge Gainsbourg, Jacques Dutronc, Françoise Hardy, Michel Polnareff, Nino Ferrer, Christophe, Alain Bashung, pour ne citer que les plus cultes, vénérés même hors de nos frontières. D’autre part, l’histoire a également mis de côté les "perdants" de cette époque, authentiques rockers coqs au vin, qui ont sacrifié leur notoriété sur l’autel de la pureté. Regroupés sous l’étiquette "anti-yéyé" par le journaliste Christian Eudeline (le frère du pantin de rien), Ronnie Bird, Noël Deschamps, Antoine, les Lionceaux, ont pourtant porté haut les couleurs d’un rock français autrement plus reluisant. A tout cela, il faut ajouter les innombrables "french mesdemoiselles" qui sont devenues la coqueluche des collectionneurs et fans des sixties d’un peu partout, Jacqueline Taïeb, Stella, Clotilde, Cosette, Charlotte Leslie pour les moins connues, Brigitte Bardot, Zouzou ou France Gall pour les vedettes.
Bref, il y a une histoire du rock français restée longtemps lettre morte chez les écrivains et journalistes et qui commence à peine à voir le jour, que ce soit à travers une monographie sur Magma, l’histoire d’une ville ou l’étude d’un courant entier. Il reste encore un boulot monstre à abattre, notamment dans le progressif, le punk, et surtout le heavy metal, un genre qui transcende plus facilement les carcans nationaux (le fan de heavy metal semble à cet égard moins borné, capable d’apprécier un groupe sans se soucier de son passeport) et dans lequel les groupes français se sont parfois bien illustrés. Bon, comme vous l’avez constaté, nous avons effectué un sacré détour avant d’arriver aux Dogs. Alors où se situent les Dogs dans tout ça ? Ce que nous avons essayé, sans trop nous attarder, de démontrer, c’est que les Dogs ne sont pas une anomalie historique ni une formidable exception. Certes, en termes de rock garage et de punk rockabilly, les Dogs sont les meilleurs, ils atomisent la scène parisienne de la même époque à grands coups de bombes à neutrons dans la gomina. Mais les Dogs ont d’abord démontré à toute une jeunesse qu’il était possible de faire un certain type de rock en France, un rock sec, nerveux, énergique, purement anglo-saxon dans l’esprit mais français dans la classe et l’accent. Oui, les Dogs sont l’antidote à Johnny Hallyday, le remède aux maux hexagonaux. Pour autant, ils ne sont pas de solitaires francs-tireurs au milieu d’une armée de variéteux du Top 50.
Nous avons déjà un peu parlé dans un précédent article de la biographie du groupe, et un documentaire de France 3 visible sur Youtube se charge d’en remettre une couche avec brio. Dominique Laboubée et sa bande d’acolytes, équipage changeant mais - presque - stabilisé entre 1978 et 1987, viennent de Rouen et les environs. Où l’on remarquera que, bien souvent, il faut s’ennuyer pour devenir rocker, et les mornes banlieues, les petites villes tristes, les bleds paumés, ont tous apporté leur contingent de désœuvrés à la grande histoire de la musique populaire. Ainsi va la vie à Rouen, patrie d’autres ahuris transis en la personne des Olivensteins, si bien que Laboubée, atteint du syndrome de Peter Pan si l’on en croit ses proches, se rêve en adolescent éternel, toujours sur les routes à jouer les Kinks et les Flaming Groovies. Très vite, il fédère autour de lui et du magasin de disques Mélodie Massacre un petit cercle de proches, qui deviendra un groupe et son entourage. Laboubée est un pur et dur, du genre à s’accrocher pour toujours, à réciter ses tables rock d’une façon si fraîche et nouvelle qu’on l’aurait l’embrassé. En quelques années, le talent du groupe éclabousse ceux qui passent à proximité, un à un sont gravis les échelons, comme dans un film. Il est évident qu’à l’époque les Dogs ne ressemblent à aucun autre groupe en France en termes de qualité.
De l’aveu même d’Hugues Urvoy de Portzamparc, futur bassiste venu auditionner : "je n’avais jamais vu quelqu’un jouer comme ça... j’avais un peu entendu ça sur les disques, mais là en cinq minutes c’était devant moi. Tout était là." Oui, tout est là, la technique et les chansons, la morgue et l’humilité. Tout est là, concentré dans ce Too Much Class For The Neighbourhood hallucinant, génial, euphorique, qu’il faut mettre dans les mains de tous les Saint Thomas Didyme du rock français, qui ont besoin de l’entendre pour y croire. Réveillez-vous les gars, c’était il y a trente ans et ça n’a pas pris une ride. Plus que jamais, on peut danser sur la reprise de The Train Kept-A-Rollin’, qui n’a rien à envier aux plus prestigieuses, sur Home Is Where I Want To Be et ses arpèges épatants, ou encore sur l’adorable Shakin’ With Linda qui nous rappelle combien les années 80 ont pu être nostalgiques du twist et du rock’n’roll (il suffit de retomber par mégarde sur une rediffusion du Club Dorothée pour constater que l’émission et les chansons dégoulinent les fifties jusqu’au mauvais goût).
Mais il y a aussi des petites explosions boogie punk sur cet album, des Poisoned Town chargés de mythologie ricaine, des Death Lane où la guitare vrombit et saccade, comme pendant ce break démentiel où les cordes sont étouffées, sans oublier le morceau titre, Too Much Class For The Neighbourhood. Que dire ? tout d’abord, il y a de l’harmonica. Puis cette voix, ce chant, pas très impressionnant techniquement, mais si viscéral qu’on voudrait le même à la maison, si rock qu’on piétine allégrement toute autre considération. Enfin, les guitares, le son des guitares, leur dialogue permanent, les moulinets qu’on devine, qui partent puis s’arrêtent histoire de laisser la parole à Dominique et au nerveux Michel Gross derrière les fûts, avant de reprendre dans une espèce de transe qui laisse l’auditeur orphelin une fois la chanson terminée.
A l’aise dans le punk garage, les Dogs maîtrisent la ballade avec une dextérité similaire, à l’image du mélancolique The Most Forgotten French Boy, démonstration implacable de l’éclectisme et de l’efficacité du songwriting du groupe. Laboubée, Portzamparc, Gross et Massy-Périer (seconde guitare) ne sont pas des punks qui ne savent pas jouer de leur instrument et font tout à l’instinct. Soyons clairs : il n’y a pas marqué "Asphalt Jungle" sur leur front, et tout le monde l’a bien compris. Ce n’est pas la bande à Eudeline qui aurait pu tourner en Angleterre, en Scandinavie, aux Etats-Unis, au Japon, en Afrique du Sud... Et tout ça en anglais s’il vous plaît, au pays où, autre cliché, la langue de Shakespeare serait soit-disant à bannir si l’on veut réussir (tout cela rime, je suis ému). Avec son accent frenchie et sa façon de cracher les mots, Dominique Laboubée prouve que l’anglais lui sied comme un glove et qu’il n’existe pas de règle prédéfinie, qu’en un clin d’œil on peut balayer tous les clichés du monde.
Agrémenté de petites douceurs comme Wanderin’ Robin, Sandy Sandy, ou bien M.A.D., Too Much Class For The Neighbourhood tient la route de bout en bout et impressionne par la pérennité de ses compositions, qui résistent au temps, au scepticisme et à la concurrence. Avec ce disque et les Dogs, c’est tout un continent englouti de la musique qui s’offre à nos oreilles à condition de bien les ouvrir. C’est l’odeur d’un temps passé, de lieux familiers, qui paraissaient banals alors et se révèlent en fait uniques, objets d’une nostalgie que nous partageons, même si nous n’avons rien connu de tout ça. C’est bien la magie des Dogs d’arriver à faire éprouver un tel sentiment à un auditeur fasciné par autant de verve et de beauté cachées ici en France, à quelques kilomètres de Paris, comme une promesse de trouver le prochain meilleur groupe du monde à côté de chez soi. Les Dogs l’ont fait à leur échelle, pourquoi pas nous/vous ? Il faut avoir écouté ce disque pour savoir que le rock français existe bel et bien, ainsi, tel Saint Thomas Didyme, nous pourrons dire : "Heureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru !" Comme Dominique Laboubée.
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