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par Emmanuel Chirache le 6 avril 2010
Paru en 1975 (Nino Ferrer/Barclay)
De Mirza au coup de carabine dans le ciboulot, on connaît bien le début et la fin de carrière de Nino Ferrer. Entre les deux, à part Le Sud, ne me dites pas que vous connaissez ses albums sur le bout des doigts. En réalité, Nino Ferrer représente l’exemple idéal-typique du chanteur dont la notoriété repose sur un malentendu. Au départ, ce fils d’immigré italien est un féru de musique noire, de jazz, de rhythm’n’blues et de soul, qui beugle pour imiter le grain de voix de ses idoles. Dans les années cinquante et au début des suivantes, il vogue de galère en galère en jouant de la contrebasse dans divers orchestres de jazz ou groupes de rock. En 1964, Nino a 30 ans, un âge bien avancé en comparaison avec les yéyés pré-pubères qui envahissent les radios et la télévision. Il se trouve donc trop vieux pour le rock’n’roll et finit par trouver LA bonne idée qui va le révéler au public : s’inspirer de grandes mélodies soul et rhythm’n’blues mais en les accompagnant de textes de son cru, si possible amusants et stupides.
En substance vous avez la recette de Mirza, qui sort en 1965 et transforme un ancien vagabond saltimbanque en superstar. Des paroles débiles sur un chien qui fugue d’abord improvisées en concert, avec en fond sonore du rhythm’n’blues qui tue : un orgue monumental signé Bernard Estardy, une basse qui groove et la batterie pour asseoir le tout. Dès lors, on n’arrêtera plus Agostino (son vrai prénom) : suivent Les cornichons, Ho hé hein bon !, Le téléfon, Je veux être noir, Mao et moa, autant de tubes qui restent aujourd’hui toujours aussi efficaces. De la débilité réjouissante, avec tout de même beaucoup de dérision déguisée en calembours minables comme le montrent les textes de Mao et moa :
A partir de ses succès, Nino Ferrer devient une espèce de playboy fêtard, bon vivant et déconneur. Un Dutronc qui voudrait être noir. Moins beau aussi, et a priori plus premier degré. A priori, car Nino Ferrer cache au fond de lui une noirceur qui ne ressemble pas vraiment aux cornichons. Le showbiz commence déjà à lui taper sur les nerfs vers la fin des années soixante, alors il s’enfuit à Rome en 1970, puis revient en France pour réaliser enfin des albums qui lui correspondent davantage. C’est pourquoi le chanteur dira qu’il considère Métronomie, sorti en 1971, comme son premier véritable disque. Voici le point de départ d’une discographie seventies à la beauté fulgurante, parcourue d’instants tantôt génialement lumineux, tantôt formidablement sombres. Choisir un chef-d’œuvre à l’intérieur d’autant de merveilles relève du dilemme cornélien. A la réflexion, notre choix s’est porté sur Suite en œuf, opus totalement oublié, vendu à mille exemplaires, oui, mille exemplaires, à sa sortie en 1975.
On aurait pu vous parler de Métronomie, de Nino and Radiah (enregistré avec la maman de Mia Frye au chant), de Blanat et d’autres encore. Mais Suite en œuf nous a semblé splendide de bout en bout, marquant à chaque morceau les jalons d’un univers aussi décapant que la voix de Nino Ferrer, tornade vocale dévastant les âmes à la ronde. Depuis sa rencontre avec le guitariste anglais Micky Finn en 1972, Nino a découvert le rock de la perfide Albion et s’en repaît désormais à hautes doses. Cette rencontre marque une forte orientation de l’artiste vers un rock dit "progressif", qui trouve sa plus belle expression sur ce Suite en œuf. Cela signifie que les chansons sont davantage travaillées qu’auparavant, très orchestrées, foisonnant d’instruments pratiqués par le gratin. Nino s’offre en effet un superbe quatuor à cordes (Michel Ripoche, Pierre Louis, Pierre Llinares et Hervé Derrien), un saxo qui tâte aussi de la flûte avec talent (Jeff Peach), un trompettiste (Pierre Dutour), un pianiste (Brian Johnston), un organiste (Giorgio Giombolini), sans oublier la guitare (Bob MacGuinnes), la basse (John Edwards), et la batterie (Graham Broad). Les compositions permettent à ces experts de s’épanouir sur un terrain de jeu époustouflant, notamment pour le piano et la guitare acoustique qui resplendissent de bout en bout.
De quoi composer de savants mouvements mélodiques, dont le titre du disque, en dépit du jeu de mots, dit bien toute l’ambition. Il s’agit de réaliser de la grande musique, et plus les petites idioties d’antan. Dès le début du disque, l’incroyable Alcina de Jesus place l’œuvre sous le signe d’une puissante mélancolie grâce à la guitare acoustique infiniment délicate, mais aussi à la langueur des cordes et du piano. Au cours du morceau, la mélodie ne cesse d’évoluer, se rompant ici, montant crescendo plus loin. Beaucoup de chansons répondent d’ailleurs à ce schéma qui voit les instruments entrer peu à peu en scène pour exploser dans un final grandiose porté par la voix incomparable de Nino. Cette voix, capable de gronder encore à la manière d’autrefois quand il s’agissait d’hurler Mirza, on l’entend ici moduler de façon tellement plus subtile, s’emportant soudain après nous avoir juste bercé. Impossible de ne pas frissonner quand Nino Ferrer crie "Je t’aime-euh si fort" à la fin du Blues des chiens, déclaration d’amour brûlante et passionnée où Nino grimpe vers des aigus himalayesques.
En anglais, le chanteur perd un tout petit peu de sa verve, puisque les sympathiques Southern Feeling et Papagayo Frog n’ont pas l’étoffe du reste. Partout ailleurs, tout n’est qu’illumination pour l’auditeur halluciné qu’un tel disque soit autant passé sous silence. De l’adorable berceuse (presque inquiétante) Chanson pour petit bout à la bouleversante Chanson pour Nathalie écrite pour une jeune fan décédée, en passant par des compositions fantasques et brillantes comme Moon, Le Blues des chiens ou Les morceaux de fer, tout est ici renversant. Les paroles sont d’une simplicité géniale, déclamées avec un naturel confondant par le chanteur, qui semble vivre chaque phrase comme s’il racontait une histoire secrètement enfouie chez lui depuis longtemps. Il suffit pour s’en convaincre d’entendre comment Nino chante Alcina de Jesus pour lui donner tout son sens à partir d’un texte sans fioritures ni effets de style :
Il y a des gens dans les ruesQui chantent la libertéLe monde est en train de changerMais elle n’en voit rien du toutAlcina de Jesus, Alcina de JesusPourtant c’est comme un parfumAmer comme un premier amourEt ça ne dure qu’un temps très courtPuis on est vieux pour toujours
Le dialogue entre la voix et les cordes vient parfaire une émotion à fleur de peau présente quasiment tout au long de ce Suite en œuf. Du rock progressif à la française donc, évoquant parfois (on pense à Daddy Tarzan notamment) ce que Jacques Higelin fera plus tard avec du talent mais moins de génie. Chaque chanson possède en colonne vertébrale une mélodie toujours très très efficace (voir celles, par exemple de Moon ou des Morceaux de fer, vibrantes d’éclat), mais noyée au sein d’un large spectre de sonorités et d’idées, ce qui explique sans doute l’absence de véritable "tube". Pourtant, aucune expérimentation jazzy n’est ici à craindre, aucune velléité pompeuse d’en rajouter dans la performance instrumentale... tout au plus quelques excellents solos signés MacGuiness à la guitare électrique ou Jeff Peach au sax et à la flûte. L’essentiel reste cette puissance d’évocation fantasmagorique produite par les chansons et auxquelles font écho les paroles des Morceaux de fer :
Tous les deux, on pourrait faireUn univers imaginaireSur une île, où tout seraitComme on aurait voulu que ce soitOn préfère avoir la merPlutôt qu’avoir un réfrigérateurMais il n’y a plus un endroit sur terreSans qu’il y ait des morceaux de ferQui tournent autour de moi.
Force du rêve donc, symbolisé en outre par le calembour du titre qui moque la musique savante tout en souhaitant l’égaler, prouvant par là combien l’art seul transforme la réalité selon son désir. Orné d’une pochette typique de l’époque (dessin chiadé), le disque a été réédité par Barclay en 2005 mais curieusement dans un coffret qui comporte aussi Nino and Radiah (1974). Un peu con. Quoiqu’il en soit, ça ne devrait pas coûter trop cher sur Internet, et il faut absolument connaître la discographie méconnue d’un des rares artistes français à avoir construit une œuvre aussi belle tout en restant dans le domaine du rock proprement dit. Car Nino Ferrer faisait bel et bien du rock. Comme dirait Thierry Roland s’il avait du goût en musique : "après ça, on peut mourir tranquille".
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