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par Aurélien Noyer le 11 mai 2010
Paru en avril 1980 (Stiff)
Si je n’avais pas peur de m’attirer les foudres de lecteurs pourtant habituellement bienveillants, je me risquerais sans doute à avancer la théorie péremptoire et probablement infondée consistant à postuler que le cœur profond, l’essence cachée du rock indé consiste à vouloir être cool tout en donnant l’impression de ne faire aucun effort pour ça. Si elle permet en partie d’expliquer pourquoi le couple Thurston Moore/Kim Gordon, exsudant tous deux la coolitude la plus absolue par chaque pore de leurs corps pourtant cinquantenaires, règne en monarques incontestés de l’indie rock, cette théorie présente un autre avantage : celui de se livrer au petit jeu de la contrafactualité. Et si, au contraire, le rock indé s’était développé autour du non-cool... Certes, un tel bouleversement axiomatique plongerait même un spécialiste de la théorie des cordes dans la confusion la plus complète quant aux hypothétiques conséquences, mais il n’est pas impossible d’imaginer ce qui serait passé à la genèse du mouvement qui, rejetant Sonic Youth, se serait livré à corps perdu dans les bras du groupe le moins cool de la Terre, les Feelies.
Et il n’y a qu’à jeter un coup d’œil à la pochette de Crazy Rythms pour s’apercevoir à quel point les Feelies constituaient l’anti-thèse du cool, réussissant même l’exploit de n’être tellement pas cool qu’ils n’en étaient réellement pas cool, et ce, contrairement à quantité de groupes qui ont montré que le fait de n’être pas cool est un excellent moyen pour devenir cool [1]. Pour continuer sur les hypothétiques développements de notre rock indé aux antipodes du cool, il faut également remarquer une différence essentielle entre Sonic Youth et les Feelies : si les premiers ont bâti leur carrière sur une certaine recherche dans les sonorités diverses qu’offre l’usage de la guitare électrique, les Feelies sont partis du postulat totalement opposé en décidant que le son originel de la guitare se suffit à lui-même et qu’il n’est, dans la plupart des cas, pas nécessaire d’essayer de le modifier par de quelconques effets. Et si nous arrêterons là nos velléités uchroniques, il est impératif de s’intéresser davantage à ce premier album des Feelies car il constitue en soi un objet rare dans l’histoire du rock : un hommage sincère, authentique et dépouillé à la guitare électrique dans sa plus simple expression.
Bien entendu, les Feelies n’ont pas été les premiers à entreprendre une telle démarche et même si, pour Forces At Work, ils reprennent quasiment à l’identique le son de guitare de Lou Reed et Sterling Morrisson sur European Son, leur principale influence reste le groupe d’un autre esthète de la guitare, Television. Branchant leurs guitares directement sur la console de mixage (comme Tom Verlaine le fit pour l’enregistrement de Little Johnny Jewel, le premier single de Television), les Feelies délaissent les formules guitaristiques toutes faites pour s’aventurer dans la construction d’entrelacs de guitare élaborés. Et force est de constater que la démarche est d’autant plus audacieuse que le choix de l’ascétisme sonore ne leur offre aucune possibilité de masquer d’éventuelles imperfections (Crazy Rhythms est d’ailleurs un des très rares albums où l’on peut entendre distinctement chaque corde d’un d’accord de guitare).
Autre corollaire de ce jusqu’au-boutisme : impossible de masquer l’indigence d’un riff en le parant de l’habituelle distorsion/compression chère à la power-pop. Or, comme bien souvent, une démarche artistique aussi extrême est à double tranchant et on repère rapidement quelques passages de l’album où les riffs tournent en rond sans que, contrairement au cas de Television, la section rythmique (même agrémentée d’une astucieuse boite à rythmique) ne vienne sauver les meubles. En outre, on pourra également regretter que les Feelies ne semblent, par moment, pas être capables de dépasser l’influence Television pour porter leurs expérimentations guitaristiques un cran plus loin. Et le double solo en spirale de Loveless Love, même s’il surclasse largement les habituels solos en pentatonique, fait trop fortement penser à un développement du riff hélicoïdal de Marquee Moon. En outre, on serait en droit d’en vouloir profondément aux Feelies pour avoir enterré au mixage ce qui est sans doute le grand moment de bravoure de l’album : l’incroyable solo de The Boy With The Perpetual Nervousness. Sous-mixé pour une raison incompréhensible, il offre néanmoins un aperçu de l’immense potentialité des Feelies.
Malheureusement, les aspirations ascétiques des disciples de Television resteront lettre morte et malgré ses imperfections, Crazy Rhythms reste un album à part dans l’histoire du rock et qui, sous des dehors pour le moins discrets, recèle une esthétique fascinante.
[1] cf. Weezer qui plagiera d’ailleurs la pochette de Crazy Rythms pour leur premier album.
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