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mercredi 15 avril 2015
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par Le Daim le 20 février 2007
C’est à la salle de spectacle de la MJC Pichon de Nancy que j’ai rendez-vous avec Eric, chanteur du groupe La Blanche. À mon arrivée, les musiciens sont en train d’effectuer la balance pour le concert du soir et j’aperçois Eric assis au milieu de la salle, qui lit le journal. Notre première poignée de mains s’effectue sous une échelle posée entre deux rangées de sièges. Nous préférons penser que c’est un bon signe, en tout cas Eric semble enthousiaste. Il me propose de faire l’interview dans un bistrot. Un bon kilomètre effectué au pas de course plus loin, nous pénétrons dans un minuscule bar à l’ambiance chaleureusement franchouillarde. L’interview va durer une bonne heure, les demis s’accumulant joyeusement sur la table. Eric parle de l’industrie du disque, de l’internet, de son travail d’interprètation et de composition, sans oublier de vanter les mérites des deux disques de La Blanche parus à ce jour : Michel Rocard (2002) et le petit dernier, Disque D’Or. Attention ! Interview fleuve !
B-Side Rock : À la tienne, Eric ! Disque D’Or est sorti en novembre. Comment ça se passe ?
Eric La Blanche : Ca se passe plutôt bien. On a de bons retours des médias de proximité. Par contre, du côté de la grosse presse parisienne, bizarrement ça ne fonctionne pas. Je crois que l’album est trop varié, peut-être un peu difficile à chroniquer aussi. Sinon sur les concerts ça se passe super bien, on a de très bons retours. Et puis moi je suis très content d’avoir sorti un disque et d’aller faire le cake sur scène ! Je suis quand même un peu inquiet parce qu’aujourd’hui, pour que ça marche, il faut du pognon et de la médiatisation. Malheureusement, nous, on est pas dans la presse critique médiatique.
BS : Qu’est-ce qui explique que parfois le groupe fait salle pleine, et d’autres fois n’attire pas autant de public ?
ELB : Très souvent c’est le travail de la salle qui fait toute la différence. Si les directeurs de salle ont su fédérer un public de fidèles ou de gens qui aiment venir découvrir des trucs, ça peut fonctionner. Si tu mets des affiches de la Blanche dans la rue, a priori les gens ne vont pas savoir de quoi il s’agit.
BS : Par conséquent vous captez un public d’initiés...
ELB : De toute façon c’est ça qu’on voulait faire. J’ai commencé à écouter de la musique sur les radios locales, à la connaître par les médias indépendants. C’est bien de commencer par là, d’un autre côté il ne faut pas rester coincé et être capable de passer à l’étape supérieure. Si France Inter ou RTL2 te diffusent, c’est quand même pas mal. Etrangement, on fait aussi des télés, avec le clip qui est diffusé (celui d’Alcoolique)... Mais entre ça et les médias de proximité, il n’y a rien. Je pensais qu’avec les médias parisiens ça allait fonctionner, parce que notre travail est quand même assez littéraire, mais non. J’ai l’impression qu’il y a un truc qui bloque, mais je ne sais pas ce que c’est. C’est peut-être toi, en tant que critique, qui peut me le dire.
BS : Hm... J’en sais rien ! Comment avez-vous abordé ce second album, dans quel esprit étiez-vous ?
ELB : C’est un album qui a pris pas mal de temps pour deux raisons. Déjà parce qu’on a voulu changer de maison de disque. Nous n’étions pas tout-à-fait satisfaits du boulot de Nocturnes sur le premier album. Et puis on s’est retrouvés pile-poil dans l’énorme crise du disque, quand les gens se faisaient virer et que plus personne ne savait vraiment quoi faire. Aujourd’hui la crise continue mais les gens y sont un peu plus habitués. On a mis beaucoup de temps à trouver un producteur. On a été sollicités par Universal qui nous a fait perdre pas loin d’un an. Chez eux ça avance très lentement, tellement que finalement on a pas signé avec eux. Du coup on a eu le temps de faire plein de morceaux, d’amener plein d’influences. On avait quasiment de quoi faire deux albums. On en a fait qu’un faute de moyens et parce qu’on ne voulait pas faire un truc trop long non plus. L’histoire de ce disque explique un peu son contenu. Il y a des morceaux très ouverts, très variés et qui contiennent chacun un petit univers. Les chansons ne se ressemblent pas forcément, c’est en quelque sorte un album dé-cohérent. Il est assez fouillé, un peu érudit. Et tu noteras que souvent, aujourd’hui, les albums qui marchent sont tout le contraire. C’est Delerm, Bénabar, Cali, Carla Bruni... Tu as une chanson, tu les as toutes.
BS : Il y a quand même une cohérence de son, une logique récurente dans les arrangements sur votre album.
ELB : Forcément, on retrouve toujours la « patte » du groupe. Mais nous, on a plein de trucs à raconter. On a été obligés de virer des chansons. Je n’avais pas envie de faire quelque chose de trop ramassé. J’estime qu’on a de nombreuses cordes à notre arc. Ca nous aurait vraiment fait chier de tasser l’album pour en faire un truc très identifié, très identique.
BS : Le deal manqué avec Universal, tu en as déjà un peu parlé... On peut y revenir ou c’est tabou comme sujet ? Le diable serait-il vraiment radin ?
ELB : On a résumé la question en disant : « nous avons refusé la proposition qu’Universal ne nous a pas faite ». Enfin... C’est difficile... Universal est quand même en partie responsable, comme plein de gros médias, de l’abrutissement général. Ça, c’est un peu emmerdant. Après, en terme de carrière, c’est vrai que si tu vas chez Universal il y a quand même des chances que ça pête pour toi. Par contre le risque c’est de rester coincé dans un tiroir. Nous, on est restés plutôt indépendants. C’est un peu plus dur mais en même temps c’est aussi sur les planches qu’on fait sa vie, au contact du public qu’on apprend son métier, qu’on se développe. À tout prendre je préfère qu’on commence doucement et qu’on se fasse un vrai public de fidèles plutôt que d’attaquer fort et de se casser la gueule.
BS : Sur cet album il y a de vrais tubes en puissance comme Alcoolique, La Mort À Johnny, Tout Est Parfait... J’ai aussi l’impression que les textes sont moins brutalement intimes, plus accessibles que sur Michel Rocard, en général.
ELB : Oui, il y a du changement. Michel Rocard avait un côté beaucoup plus expérimental, au sens où j’avais envie de mélanger de vrais textes avec une musique qu’à l’époque on entendait pas trop, comme par exemple sur La Piscine. Donc, on a fait des essais... Sur Michel Rocard il n’y a quasiment aucune chanson avec des refrains. Sur Disque D’Or on est revenus à une forme peut-être un peu plus standard... Et je suis sorti des choses intimes. Si tu écris d’après tes émotions et que tu es amoureux à ce moment-là, tu vas écrire des chansons d’amour. Là en l’occurrence ce qui m’a ému c’est plutôt des choses que j’ai trouvé en me baladant dans la rue, en parlant avec les gens... Des chansons comme Le Martien À Grosse Tête, La Mienne, sont plus ouvertes sur la société parce que c’est la société qui m’a touché ces dernières années.
BS : Ta démarche d’écriture repose plutôt sur l’émotion ou l’intellect ?
ELB : Les deux. Souvent, l’idée d’une chanson vient d’une émotion. Par exemple, La Mienne vient du fait que j’en avais marre de voir partout des mecs et des nanas à poil, et puis le message qu’on nous délivre en ce moment c’est qu’une nana doit avoir de gros seins pour être belle, et que les mecs doivent avoir de grosses bites. C’est une sorte de pornocratie qui exclue toute forme de sensibilité dans l’apparence. La Mienne n’est pas une chanson sur ma bite, elle parle plutôt de tendresse, et du fait qu’on est pas des queutards ou des salopes. La chanson sur le vélo, Adélaïde, vient d’une question : pourquoi les gens ont ce rapport avec leur bagnole, leur moto ? J’ai eu envie de faire une chanson en réaction à ça, où je dis que la classe ce n’est pas une grosse moto mais un vélo qui ne fait pas chier et qui permet de se déplacer rapidement en ville. Ca part d’une émotion, ensuite ça s’intellectualise et ça devient une chanson sur l’écologie, la modification des modes de transport.
BS : Le début d’Adélaïde m’a un peu rappelé...
ELB : ...Chantal Goya !
BS : En quelque sorte... C’était voulu, bien entendu.
ELB : Ouais.
BS : Une référence dangereuse !
ELB : C’est l’histoire d’un mec amoureux de son vélo, donc forcément c’est d’abord une histoire de gamin. C’est comme ça que ça débute. Après, ça devient un peu plus adulte.
BS : Les critiques aiment bien te comparer à Brel, Gainsbourg, Nougaro, Miossec. Ca t’énerve ou tu revendiques cet héritage ?
ELB : Ce que j’ai remarqué c’est que les gens qui essayent de nous trouver des références y substituent souvent les leurs. En ce moment la référence c’est Desproges. Plusieurs journalistes m’ont déjà sorti ça, « une écriture à la Desproges », le côté cynique, etc. Je trouve ça bien, car ça a le mérite de changer un peu le registre... Et pour Gainsbourg : de quel artiste peut-on dire qu’il n’a pas été influencé par lui ? Il a jeté des ponts et on est obligé de repasser par ces ponts-là à un moment donné. Pour ce qui est de Brel, oui, là c’est un héritage assumé car pour moi c’est le modèle en termes de présence scénique, d’écriture, de poésie, d’étincelle... C’est le seul mec qui arrive à me transporter avec trois mots. C’est pour moi le plus grand interprète. Gainsbourg était plus intello.
BS : Tu disais à l’occasion d’une interview accordée à un autre webzine que sur scène tu n’interprètes pas un rôle, mais que tu laisses libre-champ à certains aspects de ta personnalité. Finalement ça reste un travail de comédien ?
ELB : Oui, tu rentres dans la peau d’un personnage et après tu fouilles. J’imagine qu’un autre artiste qui interprèterait la même chanson incarnerait un personnage différent. De plus, cela peut évoluer. Je ne vais pas interpréter le personnage de La Folle tous les soirs de la même façon. Parfois ce mec-là est cynique, parfois transi, parfois violent... C’est quelque chose qui vient sur le moment. C’est bien d’être capable de se laisser porter sans savoir ce que tu vas dégainer. C’est une alchimie assez étrange et intéressante. Mais, en fait, un spectacle ne se fait pas tant sur scène que dans la salle, il fonctionne entre les deux oreilles des gens. Si l’imagination de chaque spectateur fonctionne, c’est gagné. L’artiste est un vecteur. Le spectateur construit le personnage avec lui. Ça amène de l’exigence dans la relation avec le public, comme si on lui disait : « Voilà les mecs, maintenant c’est à vous de bosser ! ».
BS : Tu travailles ta gestuelle ?
ELB : Oui. Tu peux te contenter de vivre le personnage intérieurement, sans bouger, mais il faut arriver à le transmettre, à le faire sortir. La gestuelle se travaille de deux façons. Il y a des passages obligés pour appuyer certains mots, certaines intentions, et d’autres choses sortent spontanément sans qu’on sache pourquoi : des choses nulles, ou des choses bien qu’on garde pour plus tard. C’est un mélange d’inné et d’acquis.
BS : Votre reprise des Canuts d’Aristide Bruand m’a fait penser à la Marseillaise revue et corrigée par Gainsbourg.
ELB : Je suis lyonnais, et c’est un peu la chanson de la ville, celle que les gamins apprenent à l’école. J’imagine que pour les petits toulousains ça doit être la chanson de Nougaro. Je trouvais ça rigolo de faire un petit clin d’œil mais quand on a fait cette reprise je n’avais pas complètement perçu le message politique de la chanson. Elle parle d’évènements qui se sont produits en 1831, mais 180 ans après on en est toujours là. Un ouvrier chinois pourrait parfaitement chanter Les Canuts parce qu’il fabrique des trucs dont tout le monde profite sauf lui. Rien n’a bougé. C’est assez affligeant.
BS : Je vais encore te faire chier avec Gainsbourg...
ELB : Non, non, attends, ça va !!!
BS : OK. Je suis Une Maison Close m’a fait penser à L’Hotel Particulier sur l’album Melody Nelson.
Et ben, pas du tout ! Je vais te dire, c’est étrange... Après Michel Rocard je me suis rendu compte qu’il y avait plusieurs chansons qui parlaient d’eau... La Piscine, Sous Marine, L’Ennui et une autre chanson qu’on a pas pu mettre sur le disque, La Rivière (on peut écouter ce titre sur le site officiel du groupe). Je ne sais pas pourquoi à ce moment-là j’étais plutôt attiré par la mer, la flotte... Même chose sur Disque D’Or : je me suis rendu compte après-coup que plein de textes parlaient de la solitude. Le Bocal, Alcoolique, Tout Est Parfait, Allongé Dans un Pré, Le Martien À Grosse Tête, La Croisée, Les Animaux... et aussi Je Suis Une Maison Close. Ce n’est qu’après que j’ai réalisé de quoi parlait vraiment cette chanson : de la maladie mentale. « Je suis une maison close » : il y a le bordel dans ma tête. Relis le texte et tu verras, c’est cohérent.
BS : Dans le même ordre d’idée, j’ai pensé que La Croisée était peut-être une métaphore du plantage avec Universal, quand tu écris par exemple que « le diable est radin ».
ELB : Non, parce que la chanson était déjà écrite avant. Mais de toute façon la métaphore faustienne est incontournable pour moi. Si tu la traduis dans la vie de tous les jours, ça donne « le mieux est l’ennemi du bien ». La volonté d’aller loin t’oblige à revenir sur des principes. La Croisée est un mélange entre deux histoires. Un jour, je me suis retrouvé dans une boîte parisienne qui s’appele La Coupole. C’est un endroit plein de gigolos. Je danse, et soudain une vieille nana se pointe et commence à me coller... Je me suis dit : « si je lui propose de passer la nuit avec elle, elle va accepter, elle va me demander mes tarifs ». En gros j’étais en situation de prostitution. La Croisée fait aussi une allusion à l’histoire de Robert Johnson qui a vendu son âme au diable à la croisée des chemins pour mieux jouer de la guitare. D’où la chanson Crossroads, reprise par Clapton. Et puis je trouvais ça marrant : le gars qui veut vendre son âme, et le diable qui lui répond qu’il n’en veut pas... C’est un peu l’humiliation suprême.
BS : Tu abordes des sujets difficiles et peu traités par les auteurs en général. Mais dans tes textes rien n’est jamais blanc ou noir. C’est juste l’humain qui est détaillé dans ce qu’il a de paradoxal et fragile. Finalement, chacun de tes portraits ou histoires renvoie l’auditeur à une partie de lui-même. C’est ta motivation ? Tu cherches à être le miroir de la personne qui t’écoute ?
ELB : Je pense que les artistes ont une fonction de vigie dans la société. En laissant sa sensibilité agir on peut détecter des trucs. Mais, ça n’est pas à moi de dire aux gens ce qu’ils doivent faire, c’est pour cela que je laisse les choses en blanc et noir. Il y a des gens qui me disent « vous faites l’apologie de l’alcool », mais ça n’est pas du tout ça. dans Alcoolique je parle d’un mec qui commence à se débattre avec l’alcool et qui se justifie en disant : « si le monde était différent je boirais moins beaucoup souvent », ce qui est quand même un avœu d’échec. L’idée c’est de mettre le doigt sur les choses. Après, vous en faites ce que vous en voulez. Je ne suis pas un homme politique, je ne crois pas que le boulot de l’artiste soit de passer des messages, de dire aux gens pour qui ils doivent voter ; par contre, de poser des questions : ça oui.
BS : L’écriture, c’est catharsique pour toi ?
ELB : (Long silence) J’irais même plus loin. Il y a des textes, Alcoolique en est un exemple, qui sont exorcistes... Certaines chansons sont cathartiques, quand on fait des choses et qu’on a besoin de les sortir, de s’en défouler. D’autres tiennent plus de l’exorcisme, elles sont un moyen de dire : « je ne veux pas être comme ça ». Quand on me demande si je parle de mon histoire personnelle, j’ai envie de répondre que je parle plutôt de mon futur personnel.
BS : La chanson Approche parle de sado-masochisme. Là encore c’est un sujet peu abordé par les auteurs de chansons. D’où vient ton intérêt pour ce thème très spécifique ?
Cette chanson vient de l’émotion forte qu’a suscité en moi le livre de Pauline Réage, Histoire d’O. J’en ai rêvé la nuit, ce livre m’a vraiment mis à mal. Dans ce bouquin l’héroïne rentre dans une forme d’esclavage sexuel et y trouve non seulement une sorte de plaisir mais aussi de liberté... Et ça, ça m’a complètement retourné parce que depuis que je suis gamin je suis obsédé par la liberté, l’indépendance, tout ça... De voir cette fille qui ne se débat pas, ne lutte pas, et y trouve une espèce de sérénité, ça m’a vraiment turlupiné. J’ai voulu explorer ça. Comment peut-on ressentir une liberté, vivre un dépassement de soi quand on est sous la coupe de quelqu’un ? Certains disent « on a jamais été aussi libres qu’en prison » ou « on a jamais été aussi libres que pendant l’occupation »... Il y a différentes manières de faire tomber quelqu’un sous son emprise. Et ce que raconte Pauline Réage c’est que le cul est une façon très efficace d’aliéner les gens.
BS : Le cynisme est une de tes qualités ?
ELB : Le cynisme, c’est une protection de la tendresse. Pour moi le cynisme et la dérision sont des outils qui permettent de se mettre à distance des choses. Personne ne devrait se prendre au sérieux, surtout pas les artistes. Parfois je trouve marrant de dire quelque chose de fort, et ensuite de le retourner. Le cynisme permet ça, et de ne pas juger en assénant. C’est la subtilité qui est intéressante, pas de dire « c’est blanc » ou « c’est noir ». Mais en fait je n’aime pas les gens vraiment cyniques. Très souvent c’est une façon de ne participer à rien tout en étant toujours gagnant. (imitant un pilier de comptoir) « Moi j’aime rien, tous les gens c’est des cons »... C’est naze, mais dans le cadre d’un texte ça devient intéressant.
BS : Eric La Blanche est-il à l’aise avec sa voix ?
ELB : Ouais, ouais, ça va... Faut que je la travaille.
BS : Tu chantais déjà avant, ou ça a commencé avec La Blanche ?
ELB : Non, j’avais un groupe quand j’étais ado. Ensuite pendant dix ans je n’ai plus rien fait parce que je suis rentré sur le marché du travail. Mais je me suis rendu compte que j’avais envie de faire de la musique. Et puis arrivé à 30 ans je me suis dit « ne tourne pas autour du pot pendant 20 ans, si c’est ce que tu as envie de faire, fais-le ». J’ai la chance d’avoir une voix d’opéra. Je me suis inscrit au conservatoire quand j’avais une vingtaine d’années, et les profs m’ont dit que j’avais une voix de baryton. Ils voulaient me garder, mais 20 ans ça fait tard pour débuter une carrière lyrique. Je ne bosse pas ma voix, mais j’ai progressé depuis le premier album, j’ai gagné en hauteur. Cela dit la prochaine étape serait plutôt d’arriver à des choses plus brutes, plus spontanées. L’émotion n’est pas qu’un truc technique, et il faut y revenir sans cesse.
BS : En dehors de la musique, qu’est-ce qui influence ton travail ?
ELB : Les rencontres, la presse, l’actualité... Je lis assez peu de bouquins, mais pas mal de quotidiens. La tragique destinée de notre malheureuse planète me fait complètement flipper. Je suis abasourdi par l’inactivité ou le manque de recul de tout le monde. Tous les signaux d’alarme sont tirés et on arrive juste à décider qu’on va faire 5 minutes de blackout... C’est l’image du mec qui tombe du dernier étage et se vide les poches en espérant qu’il tombera moins fort. C’est dérisoire, mais en même temps nécessaire.
BS : Les groupes français qu’il faut surveiller en ce moment ?
ELB : J’aime beaucoup ce que fait Bertrand Belin. Il y a aussi une p’tite nana qui a bossé avec nous assez souvent sur les première parties, que j’aime beaucoup et qui s’appele Marjolaine. Je la considère un peu comme notre alter-ego féminin. Elle fait des chansons assez osées, pas seulement dans le vocabulaire mais aussi dans la façon d’aborder les choses.
BS : Quand on écoute Alcoolique ou Tout Est Parfait, ces histoires de mecs qui sortent en boîte, on se dit qu’il y a du vécu là-dessous... Au bout du compte, tu es un urbain socialement actif ou plutôt un gros ours renfrogné ?
ELB : Un ours renfrogné. La raison pour laquelle je monte sur scène c’est que je suis quelqu’un d’excessivement timide. C’est un truc assez dément pour ça... Après, est-ce que finalement le remède n’est pas pire que le mal ? C’est une autre question...
BS : Héhé. Le téléchargement, le MP3, toute cette confusion qui règne en ce moment autour de ça, ça t’inspire quoi ?
ELB : J’ai tendance à penser que l’éducation est la solution de tout. Les gens qui aiment vraiment la musique ont plutôt intérêt à privilégier une sorte de partenariat... Si j’aime un artiste je ne vais pas aller le pomper. Je peux lui pomper son disque pour l’écouter mais après, si ça me plaît, je vais l’acheter ou aller au concert. Il y a un côté donnant-donnant, et on a la possibilité d’être sur une forme d’échange non-marchand. Je trouve ça complètement con d’envoyer les gens en taule parce qu’ils ont téléchargé, mais en même temps je trouve ça dégueulasse de télécharger un artiste... Encore une fois, ça n’est ni blanc ni noir, la solution est au milieu. Si vous aimez les artistes, achetez leurs disques parce qu’ils ont besoin d’argent, et si vous êtes des artistes ne faites pas de procès aux gens pour les envoyer en taule... Mais je pense qu’on va de toute façon passer à autre chose. La musique existe depuis qu’il y a le langage. Dés que les gens ont un toit et de quoi bouffer ils racontent des histoires ou chantent des chansons. Ca fait partie des besoins primaires ou primordiaux de l’être humain. La musique s’est toujours répandue gratuitement comme ça, et finalement ça ne fait guère que 100-150 ans qu’on en a fait quelque chose de très marchand. Aujourd’hui on en revient à ça : les gens vont aux concerts. Le mec qui joue pour toi, devant toi, c’est une des plus vieilles formes d’expression. Après, puisqu’on parle de modèle économique, j’ai envie d’évoquer la Chine. Là-bas il y a un modèle intéressant qui repose sur l’idée que le disque n’est pas fait pour être rentable, mais pour permettre la promotion. Les artistes gagnent de l’argent en faisant des concerts et aussi de la pub, ce qui pose un autre problème... Mais, après-tout, les artistes ont toujours été mécénisés, sponsorisés. Léonard De Vinci, Michel-Ange, Le Caravage... Molière arrivait bien à se démerder avec Louis XIV, pourquoi pas nous ?
BS : Aujourd’hui, les artistes sont dans un étau ; les majors qui se disent ruinées par le téléchargement illégal ont plus que jamais les moyens de monopoliser les radios, les télés, la presse et les grandes surfaces.
ELB : Oui, et le problème c’est que ça n’est pas en train de changer. Un jour viendra où les majors auront aussi le monopole sur internet. C’est en train d’arriver. Les sites qui drainent tout le public aujourd’hui sont WapTV, MySpace... Qui possède MySpace ? C’est Murdoch... Des gens comme ça. TF1.fr est un carton aussi... Mais on a encore la possibilité d’exister face à ces mastodontes. C’est encore ouvert, tu peux exister à côté de TF1, même si tu es un fan de trash-metal-gothic roumain tu peux trouver ton bonheur sans passer par quelqu’un. Ça, c’est super-intéressant. Cela dit je me fais peu d’illusion sur l’avenir de la musique... Il y aura des méga-sites qui fédéreront certains trucs, et face à eux ce sont encore les mêmes qui vont griller.
BS : Hm... Passons à autre chose ! Pas de clavier chez vous, mais un violoncelle. C’était un choix prémédité ou le résultat d’une heureuse rencontre ?
ELB : C’est les deux. Ça m’emmerdait de faire un combo rock de base. Je ne nous aurais pas trop vu avec un violon, mais le violoncelle par contre... Je me rappele à quel point j’étais ravi et béat le premier jour où Raphaèle est venue répéter avec nous... Le son du violoncelle c’est un truc dément. On a pas besoin de clavier, le violoncelle est un excellent clavier ! Après, la touche de féminité : oui ! Mais ça aurait aussi pu être un mec.
BS : J’ai lu sur le site que tous les musiciens de La Blanche ont des activités annexes. Et toi, alors ? Tu ne vis pas seulement de la musique ?
ELB : J’ai des activités annexes. Je fais un boulot alimentaire. Voilà. (Il boit une gorgée, le regard dans le vide).
BS : Ok. Vous adaptez votre formation aux endroits où vous jouez. Tantôt vous balancez les décibels, tantôt c’est unplugged et à la cool.
ELB : C’est aussi un désir artistique. Vu qu’on se situe entre chanson et musique actuelle, on a deux formations. On est assez content de la façon dont on fonctionne en trio, c’est très lisible, très simple, ça amène une interprétation et des émotions différentes. L’autre formation permet plus de patate. C’est bien d’avoir les deux, comme si on avait la possibilité de se remixer en permanence.
BS : En ce qui concerne les arrangements, il y a une tête pensante dans le groupe ou c’est un travail collectif ?
ELB : Ça a évolué. Christophe, mon frère (l’un des deux guitaristes du groupe, crédité comme arrangeur principal sur Michel Rocard) a fait un album tout seul dans son coin... Il est super bien... Enfin, selon moi...
BS : Hop ! Promo pour le frangin ! Le titre de l’album ?
ELB : Son projet s’appele Seven Questions. On peut l’écouter sur MySpace. C’est un truc en anglais... Pour les arrangements il n’y a pas de recette bien définie. Par exemple pour Allongé Dans Un Pré En Automne, Gil (Husson, guitariste) avait une mélodie et elle m’a fait penser à un paysage d’arbres, de prés, avec un mec allongé au milieu. Parfois les textes arrivent avant, parfois c’est la mélodie, c’est un peu à la fortune du pot. Il arrive aussi que la personne qui mixe ou le réalisateur donnent leur vision de la chanson. Sur La Mienne, au départ, on voulait mettre de la batterie et d’autres trucs et puis le réalisateur a dit « non, elle est très bien avec juste une guitare », et finalement on l’a laissée comme ça.
BS : Tu joues d’un instrument ?
ELB : Oui, un peu de guitare. Mais le problème, c’est que j’ai quatre pieds gauches. Je suis très maladroit, donc la guitare... Je compose des trucs mais je ne suis pas instrumentiste, c’est d’ailleurs pour ça que je me suis retrouvé chanteur. Au départ, j’aurais bien aimé être un guitar-hero, pouvoir jouer tous ces trucs à toute vitesse...
BS : Enfin, vous avez quand même deux chouettes guitar-heroes il me semble !
ELB : Non, non, pas vraiment. Ce qui est intéressant avec nos guitaristes, c’est qu’il y en a un qui est très virtuose... (il parle de Gil Husson) Il joue des trucs assez posés, mais si tu lui demandes de te balancer un « bloubloubloubloublou » (il imite un solo à la Yngwie Malmsteen), ça marche aussi ! Christophe est dans un style complètement différent, dans l’émotion brute, la création... Les deux s’harmonisent assez bien.
BS : Une petite anecdote sur le groupe ? Un truc de tournée, quelque chose de tragique, de drôle, peu importe... On veut du croustillant !
ELB : (Il réfléchit un court instant) Oui, on a fait un concert avec le groupe Khaban’ qu’on connaît bien parce qu’on a le même tourneur, et il était question que Stéphane Balmino, le chanteur, nous rejoigne sur scène pour un morceau. Le moment venu j’ai fait un truc très con, j’ai demandé au public : « est-ce que quelqu’un veut monter sur scène ? » tout en sachant que Stéphane, dans la salle, allait se proposer. Effectivement, quelqu’un a levé le doigt mais c’est seulement au moment ou la personne est arrivée que j’ai réalisé que ce n’était pas Stéphane mais un handicapé mental. Il m’a demandé s’il pouvait réciter une poésie au milieu du morceau et ça a donné quelque chose de magnifique, de très tendre. C’était sur Les Canuts, à Lyon je crois... Mais je pense que si quelqu’un avait pu photographier ma tête au moment où il est monté sur scène... « Oh ! Mais merde ! C’est qui ?! ». (rires) J’aime bien quand il y a de l’imprévu, parce que là c’est vraiment du live et les gens rentrent chez eux avec un souvenir mémorable du concert.
BS : Gainsbourg, encore lui ! Et Neil Young sont d’accord pour dire qu’on ne fait pas de musique sans mise en danger, sans prise de risque. Dirais-tu que La Blanche se met en danger, parfois ?
ELB : Oui, Alcoolique, La Mort À Johnny sont des prises de risque. Je savais qu’on risquait d’être tricards sur certaines radios. Tout Est Parfait aussi, car je voulais que ce morceau sonne « boîte de nuit ». Du coup, des journalistes disent « c’est tout pourri, c’est cheap ! »... Une fois l’article publié, forcément, moi j’aimerais bien pouvoir leur répondre « hé, mais c’est bien que vous disiez ça parce que c’est ce qu’on voulait ! »... Mais trop tard... Dans des cas comme ça il y a prise de risque car tu sais que tu t’exposes. Dans le côté varié de l’album, aussi. Tu ne vas pas forcément aimer toutes les chansons, tu vas piocher. Tu peux adorer certains titres et en détester d’autres. Mais je ne m’inquiète pas trop pour le public, parce que certains chroniqueurs de webzine ont dit que pour eux c’était le meilleur album de la rentrée, et ce sont quand même des gens qui écoutent beaucoup de musique... Le problème viendrait plutôt de certains journalistes qui chroniquent un disque en 40 minutes montre-en-main. Ils l’écoutent une fois en zappant, et « emballé c’est plié ». Nous, on ne rentre pas du tout dans ce format-là. C’est un album farouche, exigeant, charnu, qu’il faut écouter un certain nombre de fois. Mon ambition c’était de faire un disque qui serait un peu comme un album d’Astérix qu’on relit dix ans après en se disant « putain, j’avais pas capté ce truc-là ! ». J’aime bien faire des choses un peu ludique, avec des jeux de mots, des renvois et... (le téléphone d’Eric sonne, l’inquiétude monte car il n’a pas encore effectué ses réglages de voix pour le concert et que l’heure approche dangereusement).
BS : On ne va pas trop tarder... Encore une ou deux questions, vite fait. Qu’est-ce que c’est que cette photo sur la pochette de Michel Rocard ?
ELB : Je trouvais que cette espèce de grand-roue abandonnée avait un côté fête triste. C’est un copain qui a pris cette photo, elle me plaisait bien. J’avais prévu une pochette bleue avec un truc un peu cinémascope, des bandes noires... Et puis en fait, j’étais en vacances au moment où la pochette s’est faite, ça a changé au dernier moment, c’était un peu n’importe quoi... Finalement je trouve cette pochette très moche, voilà ! (rires)
BS : À quoi ressemble le futur de la Blanche ?
ELB : À Don Quichotte contre les moulins à vent. On va continuer à aller au contact du public. Je sais qu’on est convaincants sur scène, encore faut-il que les gens viennent nous voir. On se bagarre donc pour faire connaître l’album mais comme je l’ai déjà dit le problème est qu’on a pas une couverture suffisante des médias critiques. Si La Blanche avait signé chez Universal on aurait des articles dans tous les journaux. Si tu es avec une grosse maison de disques tu es pris plus au sérieux et respecté car les mecs se disent que tu as plus de chances de faire une tournée, qu’on parle de toi... On souffre d’être petits, alors que je considère qu’on a absolument pas à rougir en comparaison d’autres artistes. Je suis assez fier de cet album, assez fier de ne pas avoir fait la pute, mais ça m’emmerde d’être coincé, de ne pas avoir le droit de rentrer dans le stade pour jouer avec les autres.
BS : Il paraît que tu as été journaliste ?
ELB : Oui, j’ai été J.R.I. Mais j’ai trouvé tellement frustrante, tellement anti-créative cette façon de traiter l’information, que j’ai arrêté immédiatement. J’aurais aimé être un journaliste à la Jack London, Hemingway, Albert Londres... Mais je n’aurais pas pu m’empêcher de déformer, de recréer, de faire des jeux de mots... Hors, le journaliste doit rester très factuel et maîtriser sa subjectivité, ce dont je n’ai absolument pas envie.
BS : Pareil. Un petit conseil de l’ancien journaliste aux rédacteurs de B-Side Rock ?
ELB : J’ai deux trucs à dire aux rédacteurs de B-Side Rock. D’abord : les mecs, vous êtes des vrais journalistes donc vous êtes censés vérifier vos infos. J’étais avec une copine de Libé l’autre jour et elle me dit : « ce qui est étonnant avec les critiques, c’est que sous-prétexte qu’ils sont critiques, ils ne vérifient jamais les infos ». Le critique reste un journaliste, dont le boulot est d’amener de l’information. Ensuite : vérifiez les dossiers de presse, parce qu’on peut vous raconter n’importe quoi. Même si le public et le journaliste ont envie d’y croire...
BS : L’histoire des batteurs de la Blanche décédés dans des circonstances aussi loufoques qu’improbables, que vous racontez dans la bio, il y a des gens qui y croient vraiment...
ELB : Oui ! C’est énorme ! Mais du coup, ça agit comme une sorte de piège à journalistes. Si les mecs lisent en diagonale, ils se disent : « oh putain les pauvres, ils ont eu plein d’emmerdes ». Si ils lisent le truc complètement, ils se rendent compte qu’il y a embrouille... C’est vrai qu’on a rencontré des gens qui nous ont dit : « j’espère que vous n’allez pas me porter la poisse, il y a quand même eu des morts chez vous », et on répondait : « attendez, vous croyez vraiment que le batteur est mort d’une overdose de Bounty ??? » (rires).
Le patron du troquet arrive avec deux demis qu’il veut nous offrir. Mais Eric est pressé par le temps, nous sifflons nos bières en deux gorgées et je lui suggère de le prendre en photo avec les clients. Sympas, les gens acceptent de poser avec le chanteur devant le bar... Puis nous rentrons à la MJC en quatrième vitesse. Merci à Eric, aux musiciens de La Blanche et à Stéphane Marvy pour leur gentillesse et leur disponibilité. Longue route à eux !
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