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mercredi 15 avril 2015
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par Lazley le 2 septembre 2009
En 1970, James Brown a déjà (presque) tout connu. Des gagne-pains minables (boxeur, cireur de chaussures, voire ramasseur de coton ...) aux séjours derrière les barreaux, le môme d’Augusta est devenu, à force d’acharnement, rien de moins que l’incarnation toute en mâle puissance du "Stagger Lee", ce prince noir urbain, chanté par Lloyd Price et surtout Wilson Pickett.
Surfant sur un tsunami terrifiant de tubes (Please Please Please en 1956, Try Me en 1958, Papa’s Got A Brand New Bag et I Got You (I Feel Good) en 1965, It’s A Man’s Man’s World), grognant son Say It Loud I’m Black And I’m Proud ! et se taillant une réputation de monstre scénique à travers tout le pays (comme en témoigne l’hallucinant Live At Apollo paru en 1962), Brown, à 42 ans, semble parvenu au pinacle de ses possibilités.
D’autant qu’en ce début de seventies, une horde de malades mentaux, arborant afros belliqueuses et vestes à franges, tentent de lui arracher sa couronne de Mr. Dynamite. Hendrix, Sly Stone, Isaac Hayes, voire George Clinton et sa bande d’allumés du Funkadelic, piaffent en alignant tubes sur tubes, révolutions sur révolutions.
C’est dans ce climat de guerre ouverte que JB doit à présent évoluer. Tâche plus qu’ardue : son backing band vient de l’abandonner, excédé par ses accès de tyrannie à répétitions (Sa Grande Méchante Altesse se permettant parfois, à la moindre erreur sur scène, de rallonger les morceaux de 10 minutes). Qui plus est, son rythm’n’blues hybride, si musclé soit-il, peine à triompher face à l’avalanche d’effets en tous genres dont usent les prétendants précités.
Mais le pas encore "Godfather of Soul" en a vu d’autres ; il débauche le jeune bassiste Bootsy Collins et sept autres mômes de Cincinnati et les parque, à la merci de sa créativité, dans un studio de Nashville. C’est ici que les "New JB’s" et leur leader vont accoucher de l’épiphanie funk ultime : la bien nommée Get Up (I Feel Like Being A) Sex Machine.
La machine se met en branle d’entrée : James réclame "a kind of long jam" à ses séides, harangue son compère vocaliste, le fidèle Bobby Bird ... Un "one, two, three, four !" dantesque plus tard, le beat assassin de la caisse claire, enrobée par les caresses graves de Collins, drape Mr. Dynamite dans un écrin épileptique. Brown réinvente l’idée de chanson "vivante", d’un dialogue véritable entre cordes vocales et instruments. Le frisson rebondit de James à Bobby, de Bobby à Bootsy, de Bootsy à la batterie de Clyde Stubblefield, aux riffs acérés ... Brown se joue de l’auditeur, l’habitue à un rythme implacable, puis soudain ... "Are you ready to go to the bridge, fellas ???". Cris forcenés, hautains, rugissements du lead singer, puis ce moment unique dans l’histoire du tympan humain : ces "Hit me NOW !!!" ponctués à CHAQUE FOIS d’un coup rageur de caisse claire, Stubbelfied comme hypnotisé par les imprécations urbaines et moites de son leader. Rugissement aussi pour ce "TASTE the piano !", aussitôt suivi d’une mélodie saccadée, maltraitant l’ivoire, matraquant l’ébène dans une sporadique transe hébétée.
Gimmick infernal, le "Get Up !!/Stay On The Scene/Like A Sex Machine" ressurgit lorsqu’on ne l’attend plus, jonglant entre Bird et Brown comme une bombe prête à exploser. Beaucoup se sont interrogés sur le sens de ces quelques bribes hallucinées, le grand public blanc n’y trouvant en général qu’une tournerie dansable avec message sexuel. Mais Brown touche bien plus loin qu’une simple démonstration de testostérone : faisant écho au I Don’t Want Nobody to Give Me Nothing (Open Up the Door I’ll Get It Myself) paru à la même époque, les dix minutes de Sex Machine entérinent définitivement la culture noire dans un spasme revanchard, issu des grands combats des sixties (Martin Luther King, Malcolm X ou les Black Panthers, la légende est connue), et transforment JB en prototype de l’afro-américain moderne : arrogant, véloce, passionné, rageur, rigolard ; incroyable faconde déversant sa vindicte sur un public médusé ...
Enumérant nombre de villes, témoins prochains de son triomphe "Maybe Chattanooga ! Maybe Washington D.C !", Brown trace lui-même l’avenir de cette orgie politico-funky : hymne universel musclé, appel aux armes corporelles (sueur, cris, danse ...) relayé sur toutes les radios noires américaines comme l’Évangile d’un peuple revigoré, prêt à se défendre. Bien sûr, on a souvent qualifié Sex Machine de "première chanson funk" : si la légitimité d’un tel titre est discutable, on ne peut ôter à la bête cette indéniable qualité : "remplir" le funk d’un climat touffu, cradingue et authentique témoin d’une époque, le muter en B.O entêtante d’une Amérique plus qu’erratique. La suite de l’histoire est connue : samplée par moult DJ’s avec plus ou moins de talent, citée à l’envie par les "vrais" rappeurs (de Public Enemy au Wu Tang Clan), édulcorée dans des spots publicitaires crétins, la chanson a failli échapper à sa propre essence.
Peu importe. Sex Machine ne se départira jamais de sa véritable nature, "staying on the scene" : celle d’un hallali sans faille, d’un rythme quasi-chamanique tatoué sur la culture noire américaine toute entière.
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