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par Emmanuel Chirache le 4 août 2008
Adaptation du poème de Edwin Arlington Robinson (1897). Portrait par Lilla Cabot Perry, 1916.
Poème fameux de la littérature américaine, Richard Cory - parfois orthographié Corey - fut adapté en musique par les chanteurs Simon & Garfunkel dès leur premier album. Si la trame d’ensemble de la chanson reprend celle du poème, et si le narrateur reste un observateur externe faisant partie du peuple, plusieurs modifications vont altérer le sens du texte une fois remanié par les deux chanteurs. Certains ne se priveront d’ailleurs pas de critiquer cette licence poétique, ce qui n’enlève rien à l’admirable travail de relecture artistique que nous offre le duo folk dans cette nouvelle version.
En soi, la morale de ce poème n’a rien de très originale : elle évoque la tragédie qui se cache parfois derrière les faux-semblants de la vie en société. En effet, Richard Cory est un fameux notable d’une petite ville provinciale américaine paré de tous les atouts que son rang lui confère. Il impressionne les petites gens par son charisme, ses manières, son apparence, sa richesse, mais aussi par une certaine humilité. Bref, Richard Cory représente l’homme que chacun rêverait d’incarner. Pourtant, la dernière strophe du poème vient surprendre le lecteur :
And Richard Cory, one calm summer night,Went home and put a bullet through his headEt Richard Cory, lors d’une nuit d’été calme,est rentré chez lui et s’est tiré une balle dans la tête
En dépit des apparences, Richard Cory a donc raté sa vie. Une frustration intérieure le rongeait, inconnue de tous. Le thème était d’ailleurs cher à Edwin Arlington Robinson, écrivain avide de reconnaissance et marqué par les échecs de ses deux frères (l’un d’eux est mort à cause de problèmes de santé liés à l’alcool). Ici, l’histoire de Richard Cory représente d’abord une tragédie personnelle, l’affirmation selon laquelle un drame intime se joue dans la conscience de chaque être humain, quelle que soit sa classe sociale. La grande force du poème gît dans l’absence totale d’explication quant aux raisons qui auraient pu pousser Richard Cory au suicide. Contrairement à la chanson, qui parle d’orgies sur un yacht, aucun jugement de valeur ne vient justifier sa mort, ni enlaidir le portrait dressé du personnage principal, preuve que nous avons affaire à un texte purement métaphysique et psychologique.
A l’inverse, Simon & Garfunkel changeront l’esprit du texte en insistant sur le point de vue du narrateur. Très effacé dans le poème du triple vainqueur du Pulitzer, celui-ci devient presque la figure essentielle de la chanson. Ce qui n’était qu’une allusion au détour d’un vers se transforme alors en refrain :
Le poème :
In fine, we thought that he was everythingTo make us wish that we were in his place.En somme, nous pensions qu’il représentait toutCe que nous voulions être
La chanson :
But I work in his factoryAnd I curse the life I’m livingAnd I curse my povertyAnd I wish that I could be,Oh, I wish that I could be,Oh, I wish that I could beRichard Cory.Mais je travaille dans son usineEt je maudis la vie que je mèneEt je maudis ma pauvretéEt je rêverais d’êtreRichard Cory
A la tragédie d’un homme vient se substituer le ressentiment d’un autre homme, ouvrier celui-là, qui travaille pour Richard Cory. Les paroles tournent désormais autour de cette jalousie exprimée par le narrateur et récitée comme un mantra au fil du morceau. L’opposition entre le dénuement de la populace et l’opulence du notable était déjà présente dans le poème, mais résonnait à la façon d’une parabole chrétienne.
So on we worked, and waited for the light,And went without the meat, and cursed the breadEt nous avons continué à travailler et attendu la lumièreet nous avons vécu sans viande et maudit le pain
L’argent ne fait pas le bonheur. En dépit de leur pauvreté (ou peut-être grâce à elle), les habitants de la ville savent qu’il faut attendre "la lumière" et non pas se rassasier uniquement de vulgaires biens matériels - il maudissent toutefois leur maigre pain quotidien. Par conséquent, les nourritures spirituelles équivalent, voire surpassent, celles du ventre. A partir de la phrase "nous maudissons le pain", Simon & Garfunkel pousseront le raisonnement jusque dans ses retranchements, puisque le narrateur maudit toute son existence. Plus fort encore, le refrain (« I wish that I could be Richard Cory ») revient une dernière fois après la strophe racontant la mort de Richard Cory, ce qui laisse penser que l’ouvrier continue malgré tout d’envier son patron. Des exégètes ont prétendu que cela signifiait qu’il admire le courage de Richard Cory, lequel a osé mettre un terme à ses souffrances. Un geste de bravoure que le narrateur semble ne pas pouvoir accomplir. On peut également imaginer que le ressentiment prolétaire fait fi des malheurs des riches pour les envier par-delà leur mort.
C’est là que réside tout l’intérêt de la version des deux chanteurs. Plus grossière, moins suggestive, davantage portée sur le premier degré, elle n’en reste pas moins un cri de rage fantastique qui vient infirmer avec brio la théorie de George Orwell dans 1984. L’écrivain britannique y regroupait les hommes en trois classes : la supérieure dont le but est de persévérer dans son existence aux dépens des autres, la moyenne, qui souhaite prendre la place de la supérieure, et enfin la classe inférieure, qui rêve d’abolir les hiérarchies entre ces classes. Soit une vision totalement idéalisée de la classe ouvrière, excès de naïveté typique des artistes communistes des années trente et quarante. En réalité, chaque ouvrier voudrait prendre la place de Richard Cory, et c’est bien compréhensible. D’où la justesse de cette chronique sociale portant haut la voix de la classe ouvrière et dépeignant génialement cette frustration universelle qui rappelle à chacun son propre tourment.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Peu après l’adaptation de Simon & Garfunkel, le groupe Them reprend le morceau dans une version proprement hallucinante (écouter à cet égard la seconde version que le groupe a enregistrée). Sans doute l’une des dix plus grandes reprises de l’histoire du rock. La guitare imprègne la chanson d’une tension infiniment plus dramatique, tandis que l’interprétation de Van Morrison glace le sang d’une froideur de cadavre. Dans la voix du chanteur irlandais transpire d’ores et déjà la révolte qui gronde derrière l’aigreur, l’envie et le ressentiment. Il y a la Révolution en germes dans les chuintements frénétiques de Van Morrison, il y a les têtes des gardes suisses au bout des piques, les Invalides pris d’assaut, les aristocrates à la lanterne et le faubourg Saint-Antoine envahi de barricades.
La version de Paul Simon & Arthur "Eraserhead" Garfunkel :
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