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par Emmanuel Chirache le 13 juillet 2010
Il existe au sein du rock une tradition de chansons à textes, dont les effluves philosophiques sont autant de défis proposés à l’esprit humain. Un courant intellectuel qui va de Tutti Frutti à Wooly Bully (« Matty told Hatty about a thing she saw./ Had two big horns and a wooly jaw./ Wooly bully, wooly bully »), en passant par Surfin’ Bird (« A-well-a everybody’s heard about the bird / B-b-b-bird, bird, bird, b-bird’s the word ») ou encore All The Madmen de Bowie (« Zane, Zane, Zane / Ouvre le chien »). Dans ces moments-là, le critique préférerait se la couler douce en bouquinant Sein Und Zeit de Martin Heidegger ou pourquoi pas Formale Und Transzendentale Logik de Edmund Husserl s’il est d’humeur badine.
À cette lignée adepte du surréalisme, il faut ajouter Arthur Lee et ses paroles bizarroïdes. En effet, le leader génial du groupe Love était un peu fou dans sa tête. Au point que lors de l’enregistrement du chef-d’œuvre Forever Changes, le type est persuadé qu’il va casser sa pipe : « Quand j’ai fait cet album, je pensais que j’allais mourir à ce moment-là donc c’étaient mes derniers mots, expliquera-t-il. J’avais 26 ans. » En réalité, Arthur Lee avait seulement 22 ans, et mourir lui prit plus de temps que prévu, puisqu’il décéda d’une leucémie presque quarante ans plus tard. Reste que les textes de Forever Changes correspondent bel et bien, à leur étrange façon, à un testament. Ce qui les rend autrement plus sombres que l’ambiance festive et hippie qui les a vu naître, en plein Summer Of Love... Visionnaires, les paroles de Lee, mais aussi celles du guitariste Bryan McLean, anticipent la triste destinée de l’amour libre et des incantations pacifiques de l’époque, en mettant la solitude, la frustration et le sang en plein centre du Sunset Strip de Los Angeles. Dès Alone Again Or, Arthur Lee chante :
I heard a funny thingSomebody said to meYou know that I could be in love with almost everyoneI think that people areThe greatest funAnd I will be alone again tonight my dear
Comment ne pas citer aussi cette sentence géniale de A House Is Not A Motel : « The news today will be the movies for tomorrow / And the water’s turned to blood / And if you don’t think so, go turn on your tub. » Charles Manson et les Hell’s Angels se chargeront d’accomplir la sinistre prophétie.
Mais le véritable testament d’Arthur Lee, c’est The Red Telephone. Sans doute la plus belle chanson de Forever Changes, elle illustre l’isolement du chanteur, qui vit de plus en plus reclus et retiré du monde. « Arthur avait cette maison tout en haut de Mulholland Drive, raconte Ken Forssi, le bassiste du groupe, d’où on avait vue sur toute la ville. Il s’asseyait là-haut pour observer et s’interrogeait sur les bruits d’ambulance et tout ça. C’est comme ça qu’a été écrite The Red Telephone. » D’où ces premiers vers terribles :
Sitting on the hillsidewatching all the people dieI think it’s much better on the other side
Le texte alterne ensuite entre le spleen du solitaire persuadé de sa fin prochaine et la poésie surréaliste de Lee.
Life goes on here day after dayI don’t know if I am living or if I’m supposed to beSometimes my life is so eerieAnd if you think I’m happyPaint me (white)(yellow)
Voilà qui pose enfin le problème de la personnalité d’Arthur Lee. Un Noir hippie, au centre de la scène rock blanche, qui imite Mick Jagger, lui-même imitant les bluesmen noirs, puis demande à ce qu’on le peigne en blanc si nous pensons qu’il est heureux. Lee occupe définitivement une position singulière au sein du champ du rock, un motif certain de son désordre psychologique. Un Noir qui joue au Blanc et se sent peut-être dans la peau d’un "imposteur". « I Feel real phony when my name is Phil / Or was that Bill ? » Un imposteur ("phony") qui ne sait plus son nom et exige qu’on ne compte pas sur lui, qu’on le décompte de la masse : « If you want to count me / Count me out »
Il est enfin d’usage de considérer The Red Telephone comme une chanson à vocation politique. Non seulement à cause du titre, qui évoque le téléphone rouge reliant directement la Maison Blanche au Kremlin pendant la Guerre Froide [1], mais aussi pour ses dernières phrases. Sur fond de violon et de guitare aux sonorités troublantes, voire menaçantes, la voix de Lee traduit une vision orwellienne et paranoïaque de la société : « They’re locking them up today / They’re throwing away the key / I wonder who it’ll be tomorrow, you or me ? » Avant que la chanson ne s’achève sur le psittacisme du mot d’ordre des sixties, "Freedom". L’appel désespéré d’un homme qui vit comme un prisonnier volontaire et veut retrouver sa liberté, à quelques mois à peine des premières diffusions de la mythique série TV de Patrick McGoohan...
Contrairement aux affirmations du guitariste Bryan McLean, qui prétendit que Arthur Lee écrivait sous le coup de fulgurances (sorte de pendant inconscient de l’écriture automatique que développera Bowie dans une démarche beaucoup plus réfléchie), le critique Ben Edmonds estime que le leader de Love a davantage pesé ses mots qu’on ne le croit. D’après lui, ils représentent même une part aussi importante que la musique dans la magie de ce disque exceptionnel. « Tandis que la musique de Forever Changes coule avec une régularité presque hypnotique et une beauté trompeuse, argumente le critique, les paroles ressemblent à des démangeaisons sur lesquelles on ne peut mettre le doigt. La combinaison des deux est totalement captivante et légèrement perturbante - psychédélique dans sa plus pure acception. » CQFD.
[1] Comme pour la plupart des titres de l’album, la chanson ne contient nulle part les mots "red telephone". C’est donc à chacun de se faire une idée du lien entre le titre et la chanson.
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