Dernière publication :
mercredi 15 avril 2015
par mot-clé
par index
par Béatrice le 2 janvier 2007
Paru pour la première fois en 1969 (Capitol Records), et réédité le 19 août 1997 (Koch Records) puis en 2006 (Megaphone)
“Sa voix est tellement unique que pour la décrire, il faudrait un poète”, écrivait le songwriter Fred Neil dans les notes de pochettes du second album de Karen Dalton, narguant de façon éhontée tout les fiers-à-bras qui se piqueraient, un jour ou l’autre, de tenter d’écrire sur la chanteuse et de décrire sa musique ; ce n’est peut être pas un poète, mais il n’aurait pas pu toucher plus près du mile. La voix de Karen Dalton est en effet si particulière qu’on est tenté de se contenter d’inciter ses interlocuteurs à aller l’écouter, histoire qu’ils se fassent une idée claire, plutôt que de s’aventurer en brasse coulée dans les méandres d’un marécage verbal à l’eau troublée par les cadavres des adjectifs infortunés qui auraient pu coller, plus ou moins, mais en fin de compte, pas tant que ça, d’ailleurs celui-ci est mieux, quoique, pas vraiment, peut-être celui-là alors, mais il faut lui trouver un compagnon qui le tempère, tout seul il sonne pas juste, donc le flanquer de lui là, comment il est déjà ?... et miiiinnce j’l’r’trouve plus, tant pis... D’où de longs errements dans les couloirs tortueux du fourbe palais au miroir qu’est ce foutu langage, qui prend un malin plaisir à faire miroiter la phrase dans un coin pour la transformer en bête paroi de verre (qu’on se prend inévitablement dans la gueule, eh oui c’est le jeu) sitôt qu’on est sur le point de la saisir ; expérience plus ou moins habituelle mais immanquablement infernale et cauchemardesque, que le sage Fred Neil a eu le culot de contourner, laissant à d’autres le plaisir de regarder “éraillée” se battre en duel avec le reflet de “aiguisée par le vent et polie par la poussière” alors que “rongée de tristesse sèche” essaye de terrasser “chaleureuse et apaisante comme une vieille berceuse” puis de départager tout ce beau monde, et les autres.
Le Fred Neil est tout à fait conscient que le poète disparu, la pirouette habile pour éviter d’aller frapper à sa porte, tout ça, c’est bien joli, mais un peu léger, peut-être, hein, quand même, et il a la bonté d’âme de rajouter que tout ce qu’il peut en dire, “c’est qu’elle se démerde sacrément bien pour chanter le blues”. La plupart des gens qui n’ont pas plus de voisin poète mais ont besoin, pour une raison ou pour une autre, de donner une rapide idée de ce à quoi ressemble cette voix, ont recours à deux mots, et à la légende qui se cache derrière : Billie Holiday, ce qui est aller, grosso-modo, dans la même direction que M. Neil.
Cette voix, rouillée, râpeuse, poussiéreuse, qui caresse sans pouvoir s’empècher d’écorcher, comme une vieille étoffe de velours usée se montre rêche en certains endroits, si douce qu’elle soit capable d’être si on la saisie comme il faut, ne sort pas de nulle part - d’elle encore moins que d’une autre on ne pourrait le croire, car elle est touchante parce qu’avant tout incurablement humaine (le poète caché dans les tréfonds de mon esprit, si mauvais soit-il, n’a pas résisté à la tentation de faire voir ce qu’il savait faire, veuillez l’en excuser. D’autant plus qu’il risque de recommencer). A l’entendre on se peint le portrait de quelqu’un qui aurait trimé et bourlingué le long des routes et hameaux paumés de la vieille Amérique, et qui continuerait à trimer et à bourlinguer, s’arrêtant à la moindre occasion pour laisser danser sa voix - sans raconter ce qu’elle aurait vu, entendu, sentie, sans donner de leçons ni même prétendre en avoir jamais reçue(encore moins retenue) aucune, simplement en lui donnant la liberté de couler, filer toute seule en espérant se soulager ainsi du limon d’émotions et du sang de blessures mal refermé qu’elle charrie dans son flot, si calme qu’il paraisse depuis au-dessus de la surface. Il y a du vrai là-dedans, en tout cas pas seulement du romancé/fantasmé ; Karen Dalton n’a jamais été riche, a pas mal bougé, de son Oklahoma natal jusqu’au Colorado en passant par quelques appart’ new-yorkais, et n’a probablement pas eu une vie des plus faciles, bouffée en bonne partie par l’alcool et une poignée d’autres substances aussi impitoyables.
Aux alentour de 1960, portant du haut de ses 22 ans une Gisbon à 12 cordes et un banjo au cou de girafe (27 frettes, rien que ça) et tenant par la main sa fille de quatre ans, elle débarque dans la Pomme, en plein dans l’effervescence folk de Greenwich Village que les beatniks et autres soon-to-be hippies s’affairent à réveiller, et à peu près au même moment qu’a choisi pour s’y établir un certain Zimmerman qu’elle croisera à l’occasion, entre deux chansons entonnées sur la scène d’un minuscule café enfumé. Ce dernier s’en souviendra d’ailleurs lorsque, après que le temps eut passé et le vent charrié un sacré paquet de réponses sans que grand monde ne soit fichu de les comprendre, l’idée d’écrire les Chroniques de sa vie germera entre deux de ses synapses, et réveillera son poète intérieur pour gratifier sa comparse d’un soir d’un paragraphe élogieux - rapidement repéré, cité, imprimé et tamponné sur les pochettes de CD tout beaux tout neufs tout juste réédités histoire que tout le monde sache que de tous les folkeux déviants et dévieurs folkloriques qui partageaient la scènes et l’herbe du Village, Karen Dalton était la chanteuse préférée du jeune Robert.
Mais ça, Karen ne le sait pas encore (et ne le saura jamais, car elle s’éteindra en 1993, soit bien avant que les Chroniques en question ne soient publiées) à l’époque où elle passe ses journées à caresser sa douze-cordes ou son banjo en chantant avec ses amis tous plus ou moins songwriter ou musiciens, et ses soirée à faire la tournée des bars et cafés du sud-ouest de Manhattan, du Cock & Bull au Café Wha ?, pas pour boire, en tout cas pas seulement, mais pour charger l’atmosphère de sa voix hantante et du chant cristallin de sa Gibson rouge - ce qui pouvait permettre, au passage, de récupérer assez de monnaie pour se payer un verre. Et donc, un de ces soirs comme tant d’autres dans les troquets de Greenwich, un songwriter comme tant d’autres dans les troquets de Greenwich (le Fred Neil déjà mentionné plus haut, pour ne pas le (re)nommer) entend cette jeune brune courbée sur son instrument interpréter Blues On The Ceiling ; cela le bouleverse, à tel point qu’il en oublierait presque que la chanson est de lui, à l’origine. Il n’en faut pas plus pour conquérir un homme, et voilà l’homme en question définitivement acquis à la cause de l’Irlandaise-Cherokee qui ensorcelle les chansons des autres, mais ne joue jamais les siennes. Il trouvera donc un producteur, lui touche un mot de Karen, puis deux, puis trois, jusqu’à ce que le producteur se décide à enregistrer un album de la jeune fille ; reste à persuader la jeune fille en question que le studio ne la mangera pas, pas plus que son Nik Venet de producteur - il faudra s’y prendre à cinq reprises pour qu’elle consente enfin à poser sa voix et son jeu de guitare sur les bandes magnétiques. Et c’est ainsi qu’est né It’s So Hard To Tell Who’s Going To Love You The Best, en 1969, dans un studio où trois musiciens et leurs instruments se sont enfermés deux jours pendant qu’un producteur enregistrait, précautionneusement, la musique qui coulait doucement.
10 chansons, aucune à proprement parler écrite par Karen Dalton, même si elle s’est amusé à en réarranger certaines ou à changer une lignes ou deux ici ou là ; les dix élues ont été piochées dans le répertoire traditionnel ou dans le catalogue florissant des multiples songwriters folk de Greenwich Village, cuvée sixties. Cela démarre doucement, comme un chat qui s’étire pour se tirer du sommeil avant de se rouler de nouveau en boule ; quelques notes de basses, lentes, rondes et chaudes, à qui on laisse le temps de gonfler avant de s’éteindre, et la voix qui vient se poser sur ce matelas de velours, s’étirant langoureusement - les aigus s’écorchent sur les parois de la gorge, les grave résonnent entre les lèvres avant de s’échapper dans l’air. Ce feulement doux-amer, enveloppant et déchirant, va mener la danse tout au long des trente et quelques minutes que dure le disque, rebondissant sur les mélodies arrondies de la basse et serpentant entre les filets que tissent les 18 cordes jouées par les 20 doigts de deux guitaristes pour chanter des phrases plus ou moins amoureuses, plus ou moins délaissées.
Sûrement ces morceaux n’ont a priori pas grand chose en commun (mis à part les deux composés par un certain Fred Neil dont il est possible que vous ayez entendu parlé...), sauf peut -être leur appartenance à un patrimoine folk-country-blues (si tant est qu’un tel patrimoine existe réellement) ; toujours est-il qu’ici, coincés qu’ils sont entre les trois musiciens qui se répondent calmement dans l’ombre d’un studio, ils se retrouvent emmaillotés ensemble, avec toute la place qu’ils leur faut pour respirer à leur aise, certes, mais entremêlés dans les mailles plus serrées qu’elles ne le laissent paraître de l’interprétation. Inextricablement liés à l’univers de la chanteuse, ils en viennent à former un ensemble aussi, sinon plus, cohérent que celui que constitueraient dix morceaux composés par la même personne - et là, on comprend mieux Fred Neil, quand il dit qu’il aurait parfaitement pu oublier que la chanson qui s’échappait de la voix de la scène du Cock & Bull en ce soir de 1960 était de lui. C’est toujours plus ou moins la même histoire qui nous est contée, ou plutôt, la même conversation qu’on surprend, à l’intention d’un “darling” non-identifié, dont on ne sait s’il est encore là, ou parti pour de bon.
Et ça pourrait être la chose la plus simple du monde, un disque-à-écouter-au-coin-du-feu-quand-il-fait-gris-dehors-mais-bon-dedans, un “album du dimanche matin quand il pleut” à ajouter à la liste (il y a beaucoup de dimanches pluvieux dans une vie, il faut dire). D’ailleurs ce disque est parfaitement calme et paisible, il se coule doucement dans l’atmosphère et l’emplie sans crier gare ; mais comme les dimanches matins pluvieux, il est surtout pétri de doute et d’incertitude, brouillée une fumée de questions sans réponses qu’on aimerait déjà bien réussir à formuler correctement. On ne sait pas exactement à qui elle parle, encore moins ce qu’elle lui dit, s’il s’agit de partir, rester, se taire ou parler - un peu tout ça à la fois, probablement. Ca n’a pas l’air, comme ça, parce qu’il fait semblant d’être résigné, drapé d’un confort tiède et aérien, mais ce disque est profondément triste, rongé par la même mélancolie paisible qui nourri un Nick Drake, celle qui naît d’une solitude mi-rêvée, mi-imposée, qui fait vibrer les cordes des guitares avec plus de douceur et de justesse et qui étrangle les voix sans pouvoir les empêcher de s’échapper en lui arrachant quelques lambeaux d’elle-même. Peut-être (sûrement) est-ce ce sentiment diffus, qui fait planer son ombre sur chacune des chansons, dont les mots à la fois d’une évidente simplicité et d’une incroyable complexité se répondent et se renforcent mutuellement, qui assure la cohésion de l’album, transformant un patchwork de morceaux en un camaïeu de blues d’une harmonie qui semble ne pas pouvoir être rompue. Le disque se conclue sur une reprise de Leadbelly revue et corrigée, où Karen, se faisant plus farouche et agressive, lance un “ne vous avisez pas de me suivre”... Il faut bien qu’elle s’en aille, toute seule, quitte à revenir quand le temps viendra... ou ne viendra pas...
"Sun rises in the east darlin’Sets down over in the westIt’s so hard, so hard to tellWho’s gonna love you the bestGoodbye, I’m going awayI may come back to see you darlin’Some oh rainy rainy day..."
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |