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par Efgé le 22 décembre 2009
paru le 1er mars 1994 (Geffen)
Lorsque Mellow Gold paraît le 1er mars 1994, Bek David Campbell, aka Beck Hansen, aka Beck, en est déjà à son troisième album studio, le tout en à peu près un an –qui a parlé d’un slacker ? Ce fils d’artistes (son père est un chef d’orchestre, sa mère est une danseuse qui aurait, selon les ragots, flirtouillé en son temps avec un certain Andy Warhol) a auparavant commis Stereopathetic soulmanure, un ovni lo-fi qui combine ballades déglinguées et compos ( ?) noise-rock pas franchement écoutables, puis enregistré One foot in the grave, album de blues traditionnel issu directement du Delta – il sortira dans les bacs trois mois plus tard.
De retour de New York où il a participé au mouvement anti-folk, Beck passe trois années à livrer des concerts foutraques dans tous les bouges de Los Angeles. En 1993, il rencontre Tom Rothrock et Rob Schnapf, les fondateurs du label Bong Load Records. Ils lui présentent le producteur de hip-hop Karl Stephenson (qui quelques années plus tard, au sortir d’une grave dépression, sortira un fabuleux album de rap onirique sous le nom de Forest For The Trees). Tous deux fauchés comme les blés, ils imaginent dans la cuisine de Stephenson, et à l’aide du 4-pistes de Beck, un rap construit sur un sample de I walk on guilded splinters, hymne à la gloire du vaudou imaginé par Dr John en 1968, repris par le bluesman Johnny Jenkins quelques années plus tard. Sur un riff de slide-guitar, Beck greffe un texte digne de figurer dans l’anthologie du surréalisme : une histoire de drogué, ou bien celle d’un mariage forcé, ou encore d’un chanteur folk raté qui se pend avec une corde de sa guitare, on ne sait pas très bien… 500 copies du single Loser sortent en 1993. Ensemble, Beck et Stephenson composent également Soul Suckin Jerk, Sweet Sunshine et Beercan, soit la quasi-totalité des raps déglingués qui composent la moitié de l’album. Le single tourne sur les radios étudiantes américaines, et Beck signe chez Geffen au début de l’année 1994.
Comment l’album fauché d’un pauvre blanc-bec qui chantait un an auparavant MTV makes me wanna smoke crack devient-il disque de platine ? Comment un morceau composé sur un coin de table par deux outsiders est-il récompensé par un Grammy deux ans plus tard ? En ce début des années 90, les medias mainstream sont bizarrement attirés par les artistes à l’attitude délibérément anti-commerciale – un grand blond aux cheveux sales et à la chemise de bucheron connaît aussi son petit succès, si vous voyez de qui je veux parler. Beck devient une sorte de Kurt en plus rigolo, et Loser l’hymne second degré de la Génération X, celle des enfants nés après Woodstock, le mouvement peace and love et l’espoir déçu d’un monde meilleur. Les bacs de Wal-Mart accueillent Mellow Gold, qui doit ressortir dans une version « épurée » - la chaîne de supermarchés refuse alors de vendre des œuvres ornées de l’autocollant « parental advisory ». Dans les festivals, comme à Lollapalooza, des hordes de jeunes trous du cul s’éclatent sur Loser, et se barrent sitôt que Beck empoigne sa guitare sèche. A l’aube de sa carrière, Loser est pour Beck à la fois un coup de bol monumental et un sacré boulet qu’il devra longtemps traîner.
Non, Mellow Gold n’est pas simplement Loser agrémenté de dix autres chansons pour faire le nombre – fallait-il seulement vous en convaincre ? En même temps, il faut bien dire que ce n’est pas non plus un album très bien foutu. Il faudrait plutôt employer le terme de kaléidoscope, ou de catalogue, pour désigner une collection de chansons bizarrement composées, et agencées semble-t-il au petit bonheur la chance. Ne cherchez pas de cohérence, il n’y en a pas. Ou alors celle-ci : Mellow Gold serait un album gentiment schizophrénique, où Beck juxtapose pour la première fois ses deux personnalités – le songwriter mélancolique de One foot in the grave collabore avec le génial bidouilleur qui accouchera plus tard d’Odelay ; en ce sens, ce va-et-vient entre tube ironique (Loser) et ballade folk traditionnelle blasée (Pay no mind), bombes pop (F…with my head, Beercan) et morceaux quasi contemplatifs (Whiskeyclone, Hotel City 1997, Steal my body home), méchantes giclées grunge (Mutherf..er) et longues plages orientalo-ambient piquées à Ravi Shankar (Blackhole) fait sens et constitue un portrait de l’artiste à la mode impressionniste.
L’énigme constante que constitue chacun des textes de Beck contribue à cette impression de… bizarrerie. Oui, cet album est définitivement bizarre. Aucun autre mot ne pourrait mieux le définir. Surtout ne pas appréhender Mellow Gold comme un disque traditionnel, mais comme une œuvre artistique au sens le plus abouti du terme : on est ici en face d’un « art contemporain », des pièces comme Analog Odyssey , le morceau caché, sont comme des sculptures ou des peintures nées d’une impulsion et jetées aux oreilles de l’auditeur, comme la peinture d’un Jackson Pollock est jetée sur une toile ainsi qu’aux regards de l’assistance – le but n’est pas ici de plaire, mais d’inventer, de proposer constamment de l’inédit, quitte à provoquer des réactions de rejet. Beck s’empare du matériau traditionnel de la musique blanche américaine (le folk), lui ajoute des ingrédients empruntés à la musique noire (le rythme, le groove), et les tord, les détourne, les triture pour voir quelles nouvelles espèces pourraient naître de ces greffes impromptues. Beck poursuit son travail d’expérimentation sur sa propre voix, passant d’un timbre d’outre-tombe dans Trackdrivin Neighbors Downstairs aux cris aigus d’un poulet que l’on castre dans Motherfu..er. Le disque est pauvre en moyens, pas en idées. Loin de l’imagerie white-trash auquel on l’a trop rapidement associé, Beck est un artiste complet, intransigeant et jusqu’au-boutiste. Attention, je n’ai pas dit chiant : l’exercice n’est pas celui d’un intellectuel qui exige la mobilisation de nos petites cellules grises pour apprécier son travail, mais celui d’un gamin surdoué qui s’amuse à inventer de nouvelles formes musicales. Son plaisir est égal à celui que l’on ressent en écoutant ces trésors d’inventions, sortis miraculeusement d’une guitare pourrie ou d’un sampler premier prix. Avant Odelay, Beck prendra tout de même le temps de s’acheter deux ou trois instruments potables.
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