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par Oh ! Deborah le 19 avril 2011
paru le 27 décembre 1967 (Columbia)
En donnant une des plus belles ballades folk jamais écrites à Judy Collins, Leonard Cohen ne savait sans doute pas qu’il allait très vite devenir un des songwriters les plus prestigieux de sa génération. A trente trois ans, il avait voué sa carrière à l’écriture de romans et recueils, sans être vierge de toute expérience musicale. L’exilé perpétuel avait emmené son cahier et sa guitare avec lui depuis plusieurs années, enviant les figures country/folk et psychédéliques d’alors. Espérant mettre sa poésie moderne et introspective en musique, il allait enregistrer son premier album en toute intimité, alors qu’il deviendrait aussi respecté au sein de la musique populaire qu’il l’était auprès de l’élite littéraire.
Amoureux de la musique, des femmes, des voyages, de la littérature, des amphétamines, des soirées bourgeoises et bohèmes, Leonard Cohen l’était. Se noyant dans l’ivresse de cette liberté qu’il a su saisir. Mais pour ça, je vous renvoie au portrait consacré à notre poète et nomade, qui a écrit trois des albums les plus importants de la musique folk. Un folk obscur et profond tant les arpèges se heurtent et le chant s’aggrave entre 1968 et 1971. L’œil affûté et le visage sévère, Leonard exprimait donc ses obsessions secrètes et mystiques de Juif faussement bien dans sa peau au travers d’un minimalisme ascétique, renouvelant ainsi la ballade acoustique. Et bien sûr, concluant l’année 67 de façon majestueuse et différente. Se distinguant même de Nick Drake ou d’un Astral Weeks, parce que comme eux, Leonard Cohen exploite un folk bien personnel et incomparable.
En dépit du non professionnalisme de leur auteur, les compositions sont hantées par ses idées musicales émergentes. Et c’est bien ça qui caractérise l’ensemble de Songs Of Leonard Cohen : les esquisses, les nuances fragiles, les lueurs de ses subreptices émois, rendues essentiellement par les arrangements économes et non moins précieux. Sobriété magnifique où tranche la voix, à la fois extatique et chaleureuse. Quand on entend pour la première fois Suzanne en ouverture de l’album (et il faut commencer par là l’œuvre de Cohen), il se passe la même chose que lors d’un soudain silence typiquement révélateur : on se tait. On accueille l’imprévu autant que le familier, et on savoure l’instant. On comprend (ce qu’on veut comprendre), et on ne remet le disque que lorsque les circonstances s’y prêtent. Un album, donc, qui se délecte de temps à autre. On n’est pas obligé de se focaliser sur les textes, même si, dans la mesure où ils sont denses, somptueusement écrits et mis en valeur, ils ont une extrême importance. Mais ce timbre mûr et charismatique, ces mélodies ficelées, à la mélancolie pure, à la tristesse réservée, font de ces chansons des hymnes à la vie, aux émotions, et à la mort.
Des parcelles de cuivres austères, de cordes solennelles, de résonances bricolées, baroques, désuètes, sont distribuées ici et là. Elles durent souvent le temps d’un mot, elles ne sont parfois même que des ombres. Des chœurs féminins, saillants, radieux, qui viennent et s’en vont. Qui tout juste apportent assez de couleurs, de chaleur et de teneur à ces arpèges sobres et récurrents. Dire que Leonard aurait aimé ne se munir que d’une guitare sur cet album. Pour sûr son chant et l’ossature même de ces compositions se seraient suffit à eux-mêmes, mais ces compléments, ces bribes subtiles magnifient les chansons, leur donnant un éclat aux frontières de l’occulte. Master Song, aussi touchante qu’intouchable, est sans doute une des plus belles chansons du chanteur, en tout cas de ses débuts. Elle progresse et façonne diverses teintes à chaque fois plus taciturnes, tandis que Leonard ne cesse d’épancher son spleen immémorial. Les plages se succèdent comme des nouvelles dont on retient également la berceuse Sisters Of Mercy, façon boîte à musique où se mêlent folklore et accordéon. Ou encore Hey, That’s No Way To Say Goodbye, ses chœurs suaves, merveilleux, et la sombre Teachers aux accents tziganes.
Songs Of Leonard Cohen ne ressemble à rien d’autre qu’à l’âme de Leonard Cohen. Un lyrisme possédé qui ne prêche pas la bonne parole parce qu’infiniment modeste et honnête. Cette retenue et cette langueur-là ne sont que trop rares. Après plusieurs écoutes, on se dit alors que personne n’avait fait quelque chose de ce genre. La production est frêle, réduite au minimum, mais elle laisse entrer quelques fantômes. Dès lors, les confessions sensuelles de Leonard, les histoires de soldats sensibles ou de voyageurs, leurs rencontres et leurs séparations avec d’autres vagabondes au sein de paysages pastoraux et religieux, prennent une toute autre ampleur. Une dimension légendaire, psychédélique. Aussi ces mots n’ont-ils eu besoin d’être chantés pour parler. Ce timbre constant, rarement changeant, et affecté, suffit à évoquer. Il s’élève sur So Long, Marianne, chanson rustique et enjouée en forme d’adieux à son ex-compagne, au refrain éternel, doublé de chœurs haut perchés. Comme si ce refrain, simple et nostalgique, ne nous était pas inconnu, parce qu’en fait, on l’attendait et qu’il répond à un besoin omniprésent voire prénatal. Ce à quoi peu d’artistes peuvent prétendre aujourd’hui. Leonard commençait très bien sa carrière musicale. Les deux albums qui suivirent ne furent que (presque) plus beaux.
Article publié pour la première fois le 17 juin 2008.
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