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par Vyvy le 14 novembre 2006
paru en avril 1969 (Columbia Records)
À la fin des années 60, trois hommes dominent le folk, de son dénuement natif à ses envolées rock. Dylan, et deux Canadiens : Neil Young et Leonard Cohen. Le premier est, et reste, un des artistes phares de la musique de ces quarante dernières années. Neil Young a marqué une certaine Amérique, rattachant le folk à la country, jamais loin de la scène comme le montre encore le récent Heart Of Gold). Leonard Cohen, le plus vieux des trois, le moins prolifique aussi, le plus original peut-être, n’a sans doute pas évolué aussi bien, ou aussi peu mal, que les autres, mais le Cohen des sixties est une pièce maîtresse de cette époque, et cet album, deuxième du nom, est le dernier vestige d’une simplicité, d’un son unique.
À Nashville durant l’automne 68, Leonard Cohen, installé depuis deux ans et un album aux États-Unis, travaille sur son deuxième opus. Cela fait deux ans déjà qu’il s’immisce graduellement sur la scène américaine, ses lectures de poèmes se transformant peu à peu en véritables concerts, notamment au travers d’autres artistes tels Judy Collins ou Noel Harrison. Fin 67, pour son premier essai Songs Of Leonard Cohen, Cohen confirme cette évolution. Poète, reconnu depuis le début des années 60, romancier notoire, il devient un « vrai » chanteur, s’adonnant à un folk austère et mélancolique. Et comme un film de Woody Allen, l’album marche en Europe bien mieux qu’en Amérique...Il parvient en treizième position des charts anglais. Belote.
Echaudé par son précédent producteur John Simon (qui tenait, horreur ! à mettre de la batterie sur les ballades du Canadien), Cohen de Nashville espère renouer avec plus de simplicité, d’authenticité. Ce travail d’épuration sonore, ne laissant passer que quelques cordes (harpe, banjo, violon, guitare, guimbarde) donne à l’album un caractère pur, primitif, bien plus encore que son précédent. L’album est simple comme sa pochette, franc comme la voix de son auteur, la musique n’est que l’écrin, les cordes toutes dispensables, saufs celles de Cohen. On a là encore quelque chose qui ressemble plus à de la poésie instrumentalisée qu’a un réel morceau de musique. Phil Spector et ses synthés multiples ne sont pas encore passés par là ce qui fait de cet album l’archétype d’une œuvre de Cohen jeune (plus proche de fait de cette image de simplicité que le premier qui n’échappe pas à quelques envolées). Cohen. Sa voix. Son texte. Nos oreilles. Et le public (européen tout du moins) suit. Leonard grimpe à la seconde place au Royaume-Uni, squattant les charts pendant une bonne partie de l’année. Rebelote.
Réussite commerciale, l’album n’a pas eu un succès critique équivalent à son acclamé grand frère. Et pourtant, sombre, simple, soigné enfin, Songs From A Room est un recueil de pièces magiques.
Like a bird on the wire,like a drunk in a midnight choirI have tried in my way to be free.
Ces premiers mots de Bird On A Wire, repris comme épitaphe par l’acteur Kris Kristofferson, donnent un avant-goût de l’album. Mélancolie, échec, alcool, poésie, mysticisme. Cohen n’a jamais été un fervent chanteur des petites joies et simples bonheurs. Atteint de dépression chronique pendant la majeure partie de sa vie adulte (seul l’âge semblant atténuer son vague à l’âme), sa musique est évidemment plus sombre que claire, plus rugueuse que pétillante. Mais sa musique n’est pas non plus déprimante. Baume, elle atténue les souffrances ; brume, elle nous coupe du monde, mais ce faisant elle nous élève, nous enlève du marasme quotidien. Vers un ailleurs, pas nécessairement meilleur, peuplé d’êtres ratés, suicidaires, de souffrance, de guerres, de dieux, d’amour aussi.
Cet album parle de guerre, pas de celle qui se joue à l’époque au Viêt-Nam mais d’épopées constitutives du poète. Cohen est né en 1934, s’il n’a pas fait la guerre, il a vécu ces années-là et il donne un hommage saisissant au courage, à la détermination, à la témérité parfois suicidaire. La Complainte Du Partisan de 1943 [1], est traduite par Hy Zaret à la fin de la guerre en The Song Of A French Partisan. Elle va alors connaître sous cette version un certain succès, et atteindra les oreilles du jeune Leonard. Celui-ci, des années plus tard, va enregistrer The Partisan, mélange personnel des versions américaines et françaises, gardant la moitié de la chanson en français. The Partisan, hymne folk repris par les ténors du genre (Joan Baez notamment) suffit à elle seule à motiver l’achat et l’écoute multiple de l’album. Rares sont les chansons pouvant de fait se targuer de véhiculer autant de tension, de stress, et de résignation. "There were three of us this morning /I’m the only one this evening/but I must go on/ the frontiers are my prison"... Cette chanson va assurer au Canadien un grand succès de notre côté de l’Atlantique, succès encore non démenti de nos jours, comme le montre les reprises récentes.
Après la deuxième guerre mondiale, c’est vers des conflits plus fantasmagoriques que l’homme nous conduit. L’électrique et énergique A Bunch Of Lonesome Heroes (seul titre où les guitares sont sous tension...) ou bien le mystique (et mythique) Story Of Isaac creusent une veine de violence et d’amertume déracinée. La première, histoire de vétérans, incompris, hors du temps. La deuxième, d’inspiration biblique, raconte le périple d’Abraham et d’Isaac que Yahvé lui a demandé de sacrifier, non pas au travers de la pieuse figure paternelle, mais de celle de l’enfant voyant inexorablement sa mort approcher, de la main de son père. On peut y voir une admonition de la part de Cohen à l’encontre de ses frères israëliens et de leurs ennemis, ou plus largement une sentence rageuse : "You who build these altars now/
to sacrifice these children/, you must not do it anymore./ A scheme is not a vision/
and you never have been tempted/ by a demon or a god". Si en 1973, il chantera pour les soldats israéliens avant de se retirer du conflit et d’offrir une chanson aux soldats des deux camps, il n’y a dans cette chanson, rien de belliqueux, plutôt un dégoût profond, une ambivalence traumatisante..., "When it all comes down to dust /I will kill you if I must, /I will help you if I can./When it all comes down to dust /I will help you if I must, /I will kill you if I can. /And mercy on our uniform, /man of peace or man of war, /the peacock spreads his fan". Violence religieuse, violence et religion, cela pourrait bien être le Leitmotiv de l’album, tant les figures divines transparaissent sous un visage des plus belliqueux. Mais la violence est aussi humaine, la souffrance n’est qu’humaine, parfois auto-infligée. Échec, "I thought that we were winning ;/ I can’t pretend I still feel very much like singing/as they carry the bodies away" dans le sombre mais sublime Old Revolution. Mutilation, désolation. "Well, I found a silver needle, I put it into my arm./It did some good, /did some harm. /But the nights were cold /and it almost kept me warm,/how come the night is long ?"
Et encore, les mots de Cohen nous amènent ailleurs. Les démons du poète ne sont pas seulement guerriers et si la guerre semble prendre le dessus, quatre chansons n’ont-elles que cure des conflits. Quatre histoires d’amour, ou du moins, histoires humaines où le récit du romancier et le doigté du poète se combinent, se subliment.
La première Seems So Long Ago, Nancy est à l’instar du premier titre une chanson très personnelle. La Nancy voit son identité disputée, et si la théorie dominante est que le titre réfère à une jeune Québécoise, qui mettra fin à ses jours après avoir été forcé d’abandonner son enfant, Cohen a récemment affirmé que la chanson s’adressait à une serveuse d’un tripot qu’il n’a qu’à peine connu (ou comment briser un mythe...). Le mystère plane mais la musique reste, et qui que soit Nancy, l’alliance sublime des mots du Canadien, de son talent de conteur, et de la simple mélodie font de ce titre une ballade inoubliable. Nul besoin d’hurler pour partager sa peine, sa haine, ou bien comme ici, la petite histoire d’une pauvre fille, qui peut, dans un anachronisme du meilleur genre, faire penser au rôle principal de Virgin Suicides.
Les trois derniers titres de l’album reviennent à la charge. You Know Who Am Im, petit bijou à la guimbarde perturbante, quelques accords et des paroles déroutantes. "I need you to carry my children in and /I need you to kill a child.". Lady Midnight se lance ensuite, cache-cache amoureux dont Cohen sort vainqueur haut la main... La dernière chanson, Tonight Will Be Fine dévoile une toute autre facette de l’artiste. On ne peut s’empêcher de penser à Johnny Cash, paroles, accompagnement, même voix, l’homme en noir plane au dessus de ce titre, et sous de si propices auspices, le résultat jusque dans ses fredonnements et sifflements finaux est un lancinant hymne à l’amour perdu. "I choose the rooms that I live in with care,/the windows are small and the walls almost bare/there’s only one bed and there’s only one prayer/ I listen all night for your step on the stair".
En choisissant pour la dernière fois la simplicité, là où les guitares se faisaient plus foisonnantes et rageuses, en combinant textes finement ciselés contrastant et voix parcheminée, Cohen occupe un créneau très particulier de ce florilège musical que sont les années 60. Dès son album suivant, le virage spectorien (clavier à foison, chœurs multiples) sera emprunté, la voix du maître se muant au fil des ans en feulement de crooner et ses compositions devenant toujours plus ornées. Dernier de son espèce, Songs From A Room n’en n’est que plus indispensable.
[1] texte du résistant Emmanuel d’Astier et musique d’Anna Marly
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