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par Emmanuel Chirache le 4 janvier 2011
Paru en octobre 1969 (Transatlantic)
Avant le rock’n’roll, il existait le folk. Le folk, ou le patrimoine d’airs et de chansons populaires du folklore anglo-saxon, façonné par des décennies de pratique. A une époque où les médias étaient plus rares et où l’enregistrement coûtait cher, ces airs furent maintenus en vie grâce à ce que Pete Seeger appelle le "processus folk", c’est-à-dire la transmission orale des chansons et leur enrichissement progressif, que ce soit sur le fond par le biais d’une nouvelle strophe, ou sur la forme par des ajouts stylistiques et musicaux. Pour ce faire, il faut des passeurs, des érudits, des passionnés, capables de déterrer du néant de vieux morceaux et de leur donner une seconde jeunesse. C’est le cas bien sûr de Pete Seeger, l’un des meilleurs artisans du genre, à qui l’on doit par exemple le mythique We Shall Overcome, mais aussi la découverte de centaines de standards populaires. C’est également le cas de Bert Jansch et John Renbourn, deux guitaristes britanniques surdoués dont l’approche quasi musicologue du folk allait donner de splendides résultats. Au milieu des années soixante, les affinités entre les deux hommes étaient trop évidentes pour qu’ils ne finissent pas par se croiser sur la scène d’un petit club de Soho, appelé Les Cousins.
A force de jouer ensemble, Bert et John tissèrent donc entre eux des liens durables et fertiles, qui allaient leur permettre de s’épanouir artistiquement. Non seulement une complicité s’installa, mais surtout une saine émulation les hissa peu à peu vers le sommet. Ainsi, en 1966 ils sortaient tous deux un album solo, Jack Orion pour Jansch, Another Monday pour Renbourn, ainsi qu’un splendide album en duo, le bien nommé Bert And John chroniqué dans ces pages. Cette trilogie qui ne dit pas son nom est aujourd’hui considérée comme l’une des œuvres les plus révolutionnaires du folk anglais. Dans notre critique de Bert And John, nous avions noté l’aspect inachevé du disque, sorte de brouillon génial des futures années Pentangle. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, une répétition intime de la grande aventure collective née un an plus tard.
A cette époque, le folk britannique est en plein revival, explosant dans tous les sens en même temps que son homologue américain. Folk traditionnel, folk rock, folk progressif, tout y passe. Après l’ère des troubadours solitaires, tels que Davey Graham ou Ewan McColl, des groupes majeurs se forment et cartonnent : The Incredible String Band, Fairport Convention, The Chieftains, Pentangle. De tous, ces derniers ont développé la musique la plus délicate et baroque, apportant un soin d’orfèvre à enjoliver des chansons populaires. Ce sont eux, surtout, qui ont le plus ouvert le folk aux horizons divers, grâce aux goûts multiples des cinq membres (autant que les côtés d’un pentacle, "pentangle" en anglais). En effet, alors que Bert Jansch nourrit un penchant pour le blues et le folk pur, John Renbourn s’intéresse quant à lui beaucoup aux musiques baroque et médiévale. Par ailleurs, les nouveaux camarades du duo apportent chacun leur univers, la chanteuse Jacqui McShee étant portée sur les airs traditionnels, tandis que le percussionniste Terry Cox et le contrebassiste Danny Thompson préférent le jazz.
On ne va pas se mentir, parler de folk britannique ou de Pentangle à la plupart des gens n’éveille en eux qu’un fronçage de sourcils qui semble dire : "gné ?". C’est bien dommage, car le groupe a produit une œuvre qui touche directement l’âme et fait appel à nos vies antérieures. Pentangle imagine d’autres mondes musicaux, mais aussi fantastiques, peuplés de contes et de légendes extraordinaires. Influencés également par la musique sacrée (il suffit à cet égard d’écouter le magnifique traditionnel Lyke-Wake Dirge, qui évoque le transport des esprits jusqu’à leur dernière demeure), les musiciens déploient des harmonies telles que leur irréalité confère au disque ce sentiment d’un ailleurs présent et absent tout à la fois, enveloppant l’auditeur pour ne plus le lâcher. Voici que le chant joue parfois les notes de la guitare, laquelle est rejointe par le glockenspiel et la contrebasse, le tout à quelques décalages près, ce qui confère aux chansons une résonance supérieure, un écho délicieux qui s’éparpille ensuite, vole de ses propres ailes pour atterrir un peu plus loin. Avec leurs accordages singuliers, Bert et John font aussi parler leur science du picking et des arpèges ornementaux, un art qu’ils auront porté à son sommet.
La section rythmique permet quant à elle ce feeling jazz perceptible dès Light Flight, une pure merveille qui danse et resplendit comme la flamme d’une bougie. Et puis il y a ce chant, profond, merveilleux, supérieur à celui de toutes les égéries folk de l’époque, souvent trop pompeux, surchargé de vibrato et d’émotion bon marché. Non, Jacqui McShee fait dans la sobriété, et sa voix est aussi belle que son visage est vilain. Suivent deux morceaux très bons quoique plus légers et moins poignants, Once I Had A Sweetheart et Springtime Promises. Mais c’est avec les titres plus médiévaux que Pentangle donne sa pleine mesure, le somptueux Lyke-Wake Dirge, la très belle composition Hunting Song (avec son Vent frais, vent du matin entonné en canon !), l’onirique The Cuckoo. Autre traditionnel, House Carpenter connaît ici une nouvelle version mâtinée de sitar à ne pas manquer. Comme sur beaucoup de morceaux, Bert Jansch y accompagne Jacqui au chant de sa voix un peu bancale, parfait contrepoint à la douceur de la chanteuse. N’oublions pas une ultime grande réussite, ce Train Song imitant la cadence d’un train roulant à vive allure, où les chants de Bert et Jacqui s’unissent encore pour le meilleur.
« Panier de lumière », on ne saurait trouver meilleur titre pour ce disque éclaboussé par la virtuosité lumineuse de ses auteurs. Les deux guitaristes tressent avec application leurs mailles folk, jazz et médiévales au fil d’un répertoire de compositions brillantes ou de chansons traditionnelles dont les arrangements donnent aux contes et légendes d’autrefois une rare profondeur. Au merveilleux des récits répond alors le merveilleux des climats et des atmosphères, le chant éthéré de Jacqui McShee, la contrebasse ronde de Danny Thompson, les tintinnabulations au glockenspiel de Terry Cox. De quoi rêver à d’autres lieux, d’autres âges, d’autres vies.
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