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par Yuri-G le 30 octobre 2007
paru en septembre 1993 (Rykodisc)
Pour atteindre un son, un son qui marque et impose sa forme, il n’aura pas fallu grand-chose à ce groupe. Sa valeur réside même dans son dénuement presque étudié. La preuve que, pour atteindre une certaine recherche dans sa musique, pour modeler une originalité claire et sincère, le minimum suffit. En allant dans ce sens, Morphine a retenu pour jouer : une basse avec deux cordes, un saxophone baryton (ténor, sur quelques morceaux), plus une batterie. Et puis la voix de Mark Sandman aussi, mais rien de plus. Pas de guitare. Sur ces bases ténues, leur son avance dans la gangue des années 90, libre et particulier. Pour autant, aucune tentation avant-gardiste, l’antidote, c’est les racines. Le blues. Sensuel et élaboré, brut et brillant.
Le blues, qui dans Good, premier album, déployait déjà toute sa gamme, modèle et vision qu’ils ne cesseront de suivre. Sans pour autant prendre de la hauteur, et se révéler totalement consistant. Ça, c’est ce qui arrive avec Cure For Pain. Mais pour en arriver au point, le truc essentiel de Morphine, c’est donc simplement de jouer du blues avec les armes du jazz. Autrement dit ce saxophone, sur lequel s’articulent les compositions. L’instrument qui immédiatement impose un corps différent, une poésie nouvelle à ce registre. Sans chercher à conceptualiser une rencontre des deux parties, jazz et blues, le groupe se sert de leurs matériaux pour bricoler un impact dépouillé mais solide. La basse, jouée en slide, gorge l’espace de vibrations corsées, trame minime mais suffisante pour insuffler une chaleur métallique et animale. Deux cordes sûrement un peu lâches, sans frettes, qui déroulent des lignes entêtantes, évidentes d’ondulations jamais enfouies, l’invocation sans détour d’un blues puissant.
C’est avec elles que débute vraiment l’album, dans Buena, avant que n’apparaissent une batterie qui ne déviera pas de sa frappe souple, précision sèche, et enfin le saxophone aux raclements sourds. Morphine produit quelque chose d’intensément physique, avec peu entre les mains. Sensations souterraines, des tréfonds, des tripes, soudain portées à la surface par les saccades cuivrées. Et l’élocution claire, digne et détachée de Mark Sandman. Son chant grave semble nourri d’illuminations beat, de divagations et d’errances urbaines. Aux timides lueurs de l’aube, il pourrait débiter d’un timbre lavé ses histoires de branleur halluciné : la tête dans le caniveau, assailli par des démons pathétiques croisés sous opium (Buena), des fantasmes féminins forcément inatteignables (All Wrong), son alter ego préfère se réfugier dans un sordide adultère (Thursday) et des prières naïves pour qu’un jour, toute cette mascarade ait enfin un sens (Cure For Pain). Ce sera sans issue.
Ici, l’évidence frappe : au-delà d’une sensitivité sans faille, le groupe est témoin d’une vision. À couvert, refusant la sophistication, une vision d’un genre, le blues, à présent rompu à l’éthylisme des trottoirs, venu du fond de la nuit, des profondeurs monstrueuses de la ville, comme s’il l’avait toujours été. Cure For Pain est beau car il a une personnalité, franche, une émotion ouverte sur tous.
D’accord, une parfaite homogénéité dans les titres "purement" blues, peuvent suggérer des ressemblances un peu trop rapprochées. C’est juste que Morphine tient sa matrice, son absolu, et en use avec conviction ; et tant mieux. Ils arrivent même à quelques glissements de ton éclatants. Un romantisme abattu se dégage de compositions davantage élancées - I’m Free Now, Candy – sculptées par le saxophone de Dana Colley qui atteint peut-être dans ces deux titres ses plus beaux phrasés. On entrevoit Leonard Cohen, perdu au cœur des Andes sur In Spite Of Me ; ou Al Green, à travers la soul ultra classe et hypnotique de Let’s Take A Trip Together. Miles Davis’ Funeral, instrumental au souffle obligatoirement mélancolique, referme l’album avec grâce. Et voilà qu’on s’éloigne.
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