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par Emmanuel Chirache le 6 octobre 2011
Paru en 1966 (Transatlantic/Sanctuary Records)
La Grande-Bretagne, l’autre pays du folk. Hélas, on ne peut pas dire que les amateurs du genre se bousculent au portillon. A l’ombre de son épigone américain, le folk britannique s’est pourtant développé avec une verve et des qualités d’invention exceptionnelles durant les années soixante, si bien qu’il a ses passionnés, ses érudits, ses historiens, ses détracteurs, ses thuriféraires, ses groupes et ses grands maîtres. Incontestablement, Bert Jansch et John Renbourn font partie de ceux-là. Pour beaucoup, le premier représente même la figure la plus mythique et la plus brillante de sa génération, un guitariste virtuose qui a essaimé son talent sur toute une pléiade de ses compatriotes, voire au-delà. Neil Young l’a qualifié de "Jimi Hendrix de la guitare acoustique" [1] (alors que c’est plutôt Hendrix qui serait le Bert Jansch de la guitare électrique), Jimmy Page ne cesse de répéter son obsession pour l’homme et son jeu de guitare, qu’il a pillé allègrement toute sa vie, Donovan lui rend hommage sur House Of Jansch dans l’album Mellow Yellow et Nick Drake s’est inspiré dans les grandes largeurs de son style. Rarement un artiste aussi méconnu aura autant influencé ses contemporains. Mais reconnaissons-le : John Renbourn n’est pas mal non plus... Il ne faudrait surtout pas négliger l’apport gigantesque de ce compère tout aussi doué. D’ailleurs, à l’époque de Bert And John les deux hommes sont inséparables, indissociables, ils se fréquentent et jouent tellement ensemble que leur musique s’épanouit dans l’air avec un naturel déconcertant.
En 1966, date où sort Bert And John, les deux guitaristes habitent un appartement au 23 St Edmund’s Terrace à Londres et partagent parfois l’affiche du club folk Les Cousins. Situé à Soho, l’endroit a emprunté son nom au film de Chabrol, qui marqua fortement les esprits des jeunes Anglais (notamment les mods), et le quartier inspira à Jansch une magnifique chanson éponyme. Que ce soit dans l’intimité du foyer ou sur la scène des Cousins, le couple va logiquement entretenir des automatismes à force de travail et de détermination. Harmonisant l’une avec l’autre, dialoguant tout au long d’arpèges délicats et sensibles, leurs deux guitares ne forment désormais plus qu’une seule et même entité. Point culminant de cette collaboration, Bert And John a été enregistré dans le salon de leur appartement en une après-midi par le producteur Bill Leader, lequel produira également Another Monday de Renbourn et Jack Orion de Jansch sortis la même année. Car cet album doit se concevoir comme la pièce isolée d’un puzzle complexe, la partie mixte d’une trilogie qui s’écoute comme un tout cohérent et invente alors les nouvelles formes de la musique acoustique. Les chansons évoluent le long de trames développées par les guitaristes depuis plusieurs mois sur lesquelles ils improvisent en direct, d’où l’impression pour l’auditeur d’assister à un moment volé, de s’immiscer au plus près d’un art en pleine ébauche. Le sentiment est confirmé par la photo de couverture prise par Brian Shuel. Baignée d’une belle lumière en clair-obscur, cette scène quasi picturale nous montre Jansch (à gauche) et Renbourn (à droite) en train de jouer au jeu de go en toute décontraction, comme un instantané de leur vie privée et domestique offert à notre voyeurisme.
A l’inverse de Bob Dylan, qui à la même époque s’oriente vers une musique plus commerciale en électrifiant son folk pour lui donner une tonalité rock et joue des suites d’accords classiques en y ajoutant son génie personnel, Bert Jansch et John Renbourn choisissent la difficulté, ils persévèrent dans le format acoustique en le mâtinant de jazz, de blues et de musique baroque, construisent leur art autour d’un jeu où le picking virtuose règne en maître. Une voie plus ardue, qui trouve sa motivation non pas dans un snobisme typique de la communauté folk et souvent décrié, mais plutôt dans une érudition sincère et passionnée. Clairement, le disque est d’abord réservé aux aficionados de la guitare, à ceux qui aiment rêvasser derrière une fenêtre pluvieuse à côté de l’âtre réjouissant d’une cheminée tandis que tourne un obscur vinyle de folk. C’est pourquoi les morceaux instrumentaux parsèment en large majorité Bert And John, symboles de la place centrale de la guitare, de l’humilité des chanteurs et d’une certaine méfiance vis-à-vis des paroles. A l’instar de tous les gens intelligents, Bert Jansch sait combien les textes sont dérisoires en comparaison avec la puissance évocatrice de la musique. Dans une interview donnée au Melody Maker, il confiait à l’époque : « Les mots signifient beaucoup de choses, mais il faut une bonne raison pour les écrire. On est davantage inspiré en écoutant un son qu’en trouvant des paroles, c’est pour ça que je m’intéresse principalement aux instrumentaux. On devrait laisser les paroles de côté jusqu’à ce qu’on ait quelque chose à dire. »
L’intérêt du disque réside par conséquent beaucoup dans l’incroyable beauté des mélodies jouées par Jansch et Renbourn, qui se sont fait une spécialité de pratiquer des accordages inédits et rares, tels que le fameux DADGAD (ou Ré La Ré Sol La Ré), l’open G ou encore le bien connu Dropped D qui voit la corde la plus grave baisser d’un ton. Tous ces types d’accordage ont été popularisés par les deux guitaristes après les avoir eux-mêmes reçus des bluesmen du delta ou de Davey Graham, figure tutélaire du folk britannique. Cette pluralité des arrangements permet aux chansons de Bert And John de s’égailler dans un cadre d’une grande richesse, passant des sonorités orientales de East Wind aux consonances celtiques de Soho, sans oublier les allures baroques de Orlando. Autant de petites merveilles de délicatesse, complétées par des titres légers comme Tic-Tocative, le superbe After The Dance, l’insouciant Stepping Stones. Seuls deux morceaux bénéficient de paroles chantées par Bert Jansch, il s’agit de Soho et The Time Has Come, une reprise de Ann Briggs. La première s’impose comme un chef-d’œuvre fascinant, l’évocation trouble et poétique des errances noctambules du guitariste. Une invitation à arpenter les rues de Soho, à pénétrer ses lieux : « Entrez là où autrefois les hommes s’enivraient à perdre connaissance, jusqu’à ce que les rêves s’évanouissent et meurent. Librement et facilement, le vin rouge sang coule à flots du verre à vos veines. » [2] Sorte de troubadour moderne, itinérant (il a voyagé en France et au Maroc) et alcoolique, Bert Jansch a mis beaucoup de sa vie dans cette description du quartier de Soho, une chanson dont certains affirment que Nick Drake l’a chantée sur d’anciennes démos.
Signe d’une coloration jazz, le disque contient aussi Goodbye Pork Pie Hat, l’hommage génial de Charles Mingus à Lester Young repris ici de fort belle manière, ce qui fera dire à Karl Dallas du Melody Maker : « Bert Jansch et John Renbourn ont prouvé qu’un "troisième courant" indépendant peut exister, influencé à la fois par le folk et le jazz. » Plus tard, les deux hommes enregistreront la chanson avec Pentangle, le groupe culte qu’ils fondèrent en 1967 avec la chanteuse Jacqui McShee, le contrebassiste Danny Thompson (qui travailla pour Nick Drake) et le batteur Terry Cox. D’une certaine façon, Bert And John s’apparente donc à l’ultime répétition avant la révolution Pentangle, la dernière ébauche qui trouve son accomplissement dans la grande œuvre à venir. Pourtant, quelque chose de plus touchant gît dans cet album, quelque chose de l’ordre de la beauté des crayonnés de Léonard de Vinci par exemple. Oui, Jansch et Renbourn font de l’esquisse un véritable art de l’inachèvement, tout comme les impressionnistes l’avaient réalisé dans la peinture. Aussi trouve-t-on en toute logique trois morceaux de Bert And John réarrangés, "complétés", sur Sweet Child, le deuxième opus de Pentangle : Goodbye Pork Pie Hat, The Time Has Come et No Exit. Cette dernière porte à son comble le sentiment de plénitude qu’éprouve l’auditeur à l’écoute de l’album en l’emmenant vers les confins d’un périple onirique à nul autre pareil. Tout comme pour le bouleversant Orlando, l’air entêtant de la chanson semble résonner du fond des âges et provenir d’une lointaine légende merveilleuse, dont les atmosphères embrumées ravivent en nous le frisson de peurs ancestrales.
Indéniablement, une part de mystère émane des guitares de Bert Jansch et John Renbourn. Mystère lié à la curieuse façon qu’ils ont d’accorder leur instrument, aux inspirations diverses qui parcourent leurs chansons, baroque, jazz, blues, musique médiévale ou orientale. Mystère lié à la frugalité des textes, au caractère sauvagement solitaire de ces artistes si singuliers, qui se moquent de la reconnaissance comme de l’argent. « Tout le monde me demande quel est mon message, raconta Jansch dans une vieille interview. La réponse, c’est que je n’essaye pas de faire quelque chose de spécial. Quand j’enregistre, je ne joue pour personne, juste pour moi. Je ne suis pas dans le business de la musique pour l’argent. » Trop souvent, des artistes plus ou moins confidentiels ont marqué leur empreinte sur d’autres beaucoup plus fameux sans pour autant y gagner une véritable audience populaire. Combien d’amateurs de Dylan écoutent réellement Woody Guthrie ? Combien d’amoureux de Led Zeppelin, Neil Young ou Simon & Garfunkel achètent les albums de Bert Jansch et John Renbourn ? Pourtant, quelle richesse de sons, d’ambiances, de rêveries dans ce disque ! Certes, les passionnés de guitare surtout y trouveront leur bonheur, mais même pour les autres difficile de rester insensible à une musique aussi puissamment évocatrice. Au fait, une petite partie de go, ça tente quelqu’un ?
Article publié initialement le 27 mai 2008
[1] "Et Jansch est mon préféré des deux" ajouta le Loner, qui s’inspira beaucoup du Needle Of Death du guitariste écossais pour son The Needle And The Damage Done.
[2] « Step inside where men before / Have drunk to fill to senseless / Till the dreams fade and die / And free and easy / Does the blood red wine come flowing / From the glass to your veins. »
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