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Bert aux grandes mains

Bert aux grandes mains

par Emmanuel Chirache le 6 octobre 2011

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Le guitariste Bert Jansch est mort à 67 ans, le mercredi 5 octobre 2011. Dans une relative indifférence. Car il faut bien le dire, peu de gens connaissaient le bonhomme, dont la page Facebook (un indice de notoriété intéressant) affiche 10 371 fans, soit un fétu de paille à l’aune de son talent. En comparaison, la page de Neil Young caracole à plus d’un million deux cent mille fans ! Quand, en 2009, les médecins lui diagnostiquent un cancer des poumons, Bert Jansch vit pourtant une période faste grâce à la reformation provisoire de son groupe culte Pentangle. La maladie l’empêche alors de tourner aux Etats-Unis comme prévu, et c’est finalement l’un de ses plus grands admirateurs, Neil Young, qui l’extirpe de sa chimiothérapie hebdomadaire en lui proposant de l’accompagner à ses concerts. Une grande réussite, qui n’offrira hélas qu’un court répit au guitariste.

En août dernier, Jansch avait déjà annulé un concert à Edimbourg, un mauvais signe, alors qu’il jouait peu de temps auparavant avec Pentangle au Royal Festival Hall de Londres. Quoi qu’il en soit, Jansch savait depuis longtemps que la vie ne lui ferait pas de cadeaux. Dès ses débuts, le jeune écossais montre un faible pour l’alcool, qui prendra des proportions inquiétantes quand il formera Pentangle avec John Renbourn, pas vraiment porté sur l’eau non plus à l’époque. Si bien que lors des concerts, les deux compères s’éclipsent durant les numéros de soliste de la chanteuse Jacqui McShee, histoire de boire quelques canons au bar. Dans une interview au Guardian, Jansch ajoute "Elle avait très peur qu’on ne revienne jamais !", avant de décrire ses années de route avec la formation folk en ces termes : "drunken haze", c’est-à-dire un brouillard alcoolisé.

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Bert et John. Où est la bouteille ?

Timide, solitaire et "gypsy", le guitariste a toujours fait d’une bouteille de vin sa meilleure compagne. Ses deux premiers disques, sortis en 1965 et au retentissement critique important, ont été conçus rapidement et pour un quignon de pain, avec une méthode assez simple. "Je me disais que plus vite j’en aurais fini avec ces pistes, plus vite je pourrais quitter cet endroit, se rappelle-t-il dix ans après dans les colonnes du NME, donc j’ai commandé environ une douzaine de bouteilles de vin, mis les micros devant moi, et c’était parti pour trois heures." A l’époque, le petit milieu du folk est bousculé par les chansons du guitariste, non seulement pour la virtuosité technique dont il fait preuve, mais aussi par l’atmosphère même des compositions, mélange de blues, de folk et de jazz aux récits d’errance. Si Jansch est un conteur, il peut aussi composer des chansons engagées, comme Anti Apartheid, ou Needle of Death qui évoque l’héroïne.

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Pochette de It Don’t Bother Me

A l’époque, Jansch fait tout à l’arrache. Il vit dans un appartement avec John Renbourn, lui aussi jeune guitariste folk prometteur, qu’on peut apercevoir (l’appartement, pas John) sur la photo de It Don’t Bother Me, le second disque de Bert Jansch. Une jeune fille et un jeune homme sont assis sur un matelas insalubre, des bouquins jonchent le sol, quelques posters au mur et aucun meuble. Bert Jansch se retourne vers l’objectif et semble dire "t’as vu, c’est ma piaule, on n’est pas bien, là ?" Les premières années de son émancipation familiale, l’Ecossais n’a aucune possession, pas même une guitare. Quand il veut jouer dans un bar, il emprunte. Sur la pochette de l’album réalisé avec son compère Renbourn et intitulé Bert And John apparaît encore l’appartement des deux guitaristes, qui jouent au jeu de go. Ces photos de scène quotidienne soulignent assez joliment combien le folk de Bert Jansch est intimiste. Il invite au rêve, raconte des histoires réalistes ou merveilleuses, mais toujours à partir du confinement d’une chambre étroite, d’un petit salon, où l’on joue de la guitare entre deux verres de rouge.

En 1969, Bert Jansch publie l’un de ses meilleurs disques solo, Birthday Blues, avec Terry Cox aux percussions et Danny Thompson à la contrebasse. Ces derniers font partie du groupe Pentangle, formé un an plus tôt par Renbourn et Jansch avec la chanteuse Jacqui McShee. Le groupe connaîtra un succès public énorme, notamment grâce aux chefs-d’œuvre Cruel Sister et Basket Of Light. Le quintet permet à Jansch d’exprimer une facette différente de son talent, toujours axée autour de la tradition folk mais sujette à toutes les expérimentations. Les arrangements d’anciennes chansons prennent ainsi divers atours et révèlent une musique complexe, envoûtante, riche. Il faut jeter une oreille sur des choses aussi belles que Sovay, Light Flight, Let No Man Steal Your Thyme ou The Cuckoo pour apprécier la magie d’un ensemble de musiciens surdoués et en pleine osmose. Pentangle finira par se dissoudre en 1973, chaque guitariste s’en allant retrouver une carrière solo réussie quoique discrète.

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Le supergroupe folk Pentangle

En définitive, Bert Jansch poursuivra tout au long de sa vie la voie qu’il avait commencé à tracer en 1965, ne variant pas d’un iota son projet d’érudit, de passionné. Sans faire tout à fait le même disque à chaque fois, le guitariste explore le patrimoine folk et s’en inspire pour inventer de superbes compositions. Il revisite de temps à autre des morceaux qu’il a déjà joués mille fois, offrant par exemple de nouvelles versions formidables de Sovay ou Needle of Death. Rien dans son art ne se soumet à l’air du temps, à tel point que ses disques plus commerciaux (façon de parler) comme Birthday Blues ressemblent trait pour trait à ceux plus confidentiels. Il confiera à Chronicart : "J’étais très mal à l’aise en modifiant ma manière de travailler. J’ai eu l’impression que mon monde entier était transformé. Je n’ai jamais pu oublier le mouvement underground du folk, tous ces chanteurs de rue inconnus qui ne passaient pas à la radio, qui ne jouaient pas dans les festivals."

Dans les années soixante-dix, il revient à une formule plus intime et produit quelques albums magnifiques (L.A. Turnaround, Thirteen Down), puis reprend la route avec Pentangle au début des années quatre-vingts. La reformation débouchera sur la réalisation de l’excellent Open The Door en 1985, dernier disque avec les membres originels du groupe. La suite sera moins rose : en 1987, l’alcoolisme de Jansch, devenu plus important durant la décennie, lui vaut un sérieux avertissement des médecins. S’il n’arrête pas la boisson, il va mourir. Alors il arrête. Revenu à un meilleur état de santé, il continuera régulièrement à produire des albums et à collaborer avec d’autres artistes (Davey Graham, Hope Sandoval, Neil Young). Son dernier disque, The Black Swan, paraît en 2006. C’est une pure merveille.

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On voit bien la main en position "claw" (griffe).

Nous avons déjà dit sur Inside Rock toute l’influence que Bert Jansch a eue sur d’autres guitaristes, Neil Young, Nick Drake, Paul Simon, Donovan, ou encore Jimmy Page, grâce à qui j’ai découvert Jansch. En s’inspirant du Wagonner’s Lad de l’Ecossais pour créer son Bron-Yr-Aur Stomp, Page m’a ouvert la voie à un guitariste unique et mystérieux. Il est difficile aujourd’hui de mesurer l’apport énorme du style de jeu de Bert Jansch sur la musique acoustique en général : ses accordages inhabituels, certains repris à Davey Graham, son picking en clawhammer, avec le pouce et l’index grattant de bas en haut, sa science parfaite de la guitare, dont les arpèges font souvent écho à un chant bancal et imparfait, contrepoint plus viscéral d’une technique toute en maîtrise. Il existe une magie Bert Jansch, irréductible aux analyses et au discours, qui éclabousse l’auditeur. Et puis l’homme incarnait le mode de vie du chansonnier itinérant, il était l’une des dernières figures du genre, un musicien intéressé par la musique seule, qui se moquait des honneurs et des succès. Tant qu’on lui offrait une pinte de Belhaven et qu’on lui prêtait une guitare, la vie était belle.



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