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par Emmanuel Chirache le 12 janvier 2010
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Ne me dites pas que vous vous n’êtes jamais posé la question. Pendant un concert par exemple, quand vous constatez que vous n’entendez pas le bassiste, mais que vous le ressentez à travers les vibrations du plancher. Ou à l’écoute d’une chanson, qui vous fait dire que vraiment, non, vous ne voyez pas l’intérêt de l’instrument. Cette question, vous vous l’êtes posée, et si vous affirmez le contraire je ne vous croirai pas. Car l’interrogation paraît légitime. La basse, comme son nom l’indique, produit un son bas, qui par définition s’entend moins que le reste. Il ne vous fait pas de la peine, ce grand type qui vrombit dans son coin un "doum doum" en infrasons que seuls les éléphants et les baleines peuvent percevoir ? Sans compter que la plupart du temps, le musicien reproduit le même thème mélodique que le guitariste, à la différence près qu’il n’a que quatre cordes (la lose) et qu’il ne peut que jouer en picking et sans accords (la re-lose). Ce n’est pas tout. L’histoire du rock va contre les bassistes. Qui se souvient d’eux ? Comment s’appelle celui des Kinks ? de Love, des Animals, de Johnny Cash, d’Alice In Chains ? A moins d’aimer le groupe, personne ne le sait.
La basse est un instrument tellement nul que lorsqu’il s’agit de laisser une fille intégrer un groupe, c’est celui-là qu’on leur donne. D’ailleurs, il faut reconnaître cet avantage à la basse : les filles l’aiment. Les filles aiment sentir dans leur corps cette vibration grave et primaire, ce bourdonnement qui fait trembler leurs membres. Et si elles en jouent, ce n’est même pas par obligation, c’est surtout parce qu’elles le veulent ! Pour un garçon, tenir la basse c’est un peu comme être gardien de but au foot : personne ne veut y aller. Alors on choisit le moins charismatique ou le plus nul. Consécration récente de ce degré zéro d’intérêt de la basse, quelques groupes ont pris le parti de s’en passer : les White Stripes, les Kills, les Yeah Yeah Yeahs, les Black Keys. Avant eux, les Doors avaient déjà eu l’ingénieuse idée de faire appel à des session men pour combler la place laissée vacante. Bref, comme on peut le constater, la basse c’est vraiment de la merde.
Mais j’en vois déjà dans le public qui syncopent et aiguisent le tranchant de leur couteau de cuisine. Parmi eux, des bassistes évidemment. Toute la journée, ces âmes en peine s’échinent à faire croire à leurs amis que la basse est primordiale dans le son d’un groupe : « écoute un morceau sans la basse, tu verras la différence ! alors t’as vu ? il y a une différence, hein ? » Encore heureux ! Retirez l’unique coup de cymbale du climax sur l’adagio de la symphonie N°9 de Gustav Mahler et vous obtenez un résultat totalement différent. Ce majestueux "tsiiiing" à 16’32 bouleverse jusqu’au sens même de la symphonie, qui ne serait qu’un vulgaire concerto pour cordes sans lui. Sans la basse, il est vrai qu’alors on n’entend plus le chaleureux "doum doum" qui vient chatouiller le ventre. Un éléphant dirait probablement que quand il écoute Dark Side of the Moon sans elle, ça change tout pour lui. D’un autre côté, lorsqu’un humain écoute Elephant des White Stripes, la basse ne lui manque pas. Le dilemme est cornélien.
Bon j’avoue, j’exagère un peu. Certaines basses possèdent cinq cordes. Et on peut jouer les accords en arpège. Et certains bassistes ne sont pas de grands ahuris dégingandés qui se cachent à l’extrémité gauche de la scène, mais bien de formidables musiciens et d’éminents compositeurs. Ce rôle ingrat de faire-valoir rythmique, cette image ancienne du bassiste invisible, statique, inaudible, quelques artistes ont su les transcender pour en offrir une version bien différente en montrant combien le rock était redevable à leur instrument, voire en mettant la basse au centre de la musique et de la composition d’un groupe. Ils ont apporté des idées, innové, influencé les autres membres, épaissi la signature de leur groupe en faisant preuve de charisme, d’intelligence et de sensibilité. Soudain, la place du mort devenait vivante. Voici le portrait de ces bassistes exceptionnels, qui n’ont rien à envier au crétin qui chante ou à celui qui joue les solos.
Tout le monde sait combien Paul McCartney est un grand chanteur, un compositeur génial, un talentueux multi-instrumentiste. Mais il était aussi le bassiste des Beatles. L’un des plus grands bassistes du rock, même, celui qui a révolutionné l’instrument en modifiant à la fois son image ringarde et son rôle dans la musique. Après avoir d’abord joué de la guitare pour droitier et du piano, Macca se met à la basse pour remplacer Stuart Sutcliffe. Un sacrifice. « Dans notre esprit, expliquera Paul des années plus tard, c’était le gros type du groupe qui jouait presque toujours la basse, et il restait dans le fond. Personne d’entre nous ne voulait ça ; nous voulions être devant en train de chanter, pour attraper les filles. [1] » Finalement, sous l’influence conjuguée de Brian Wilson des Beach Boys et de James Jamerson de Motown, McCartney prendra vite la mesure de son nouvel instrument, au point d’en faire l’un des éléments essentiels de la mélodie au sein des Beatles. L’un des plus précoces et plus brillants exemples s’entend dès My Michelle, où ce sont les guitares qui impulsent le rythme, et la ligne de basse à la Rickenbacker qui se charge de la mélodie. A partir de Sgt. Peppers, le chanteur s’aperçoit que son jeu a progressé. McCartney : « Je me suis dit que je pouvais même faire un morceau avec des accords qui n’existent nulle part ailleurs. Peut-être que je peux jouer une mélodie indépendante ? Sgt. Peppers s’est avéré mon meilleur travail à la basse pour les mélodies indépendantes. Sur Lucy In The Sky With Diamonds par exemple, vous pouviez avoir les notes de base, alors que je jouais une mélodie différente pendant ce temps, et c’est devenu mon truc à moi. » La chanson est en effet bien emblématique de l’apport de Paul au jeu de basse rock, un jeu qui fait sa vie sans trop se préoccuper des autres instruments, si ce n’est suivre le tempo. Le tout avec un sens de la discrétion parfaitement britannique, qui sied bien au plus noble des Beatles.
Bill Wyman a été recruté par les Rolling Stones parce qu’il possédait un énorme ampli. Une entrée en matière qui allait donner le ton de toute la carrière du bassiste. Car Bill Wyman, tout le monde s’en fout. Étonnamment, cela ne l’empêchera pas d’être le plus queutard de tous, enchaînant les jeunes (très jeunes) groupies comme Keith Richards enchaîne les lignes de coke. Résumons : Bill a été engagé pour un motif intéressé, il n’est pas très beau, il joue l’instrument le plus ingrat, il est la tête de turc de Jones, Jagger et Richards, et enfin il n’a aucun charisme sur scène. Lors de la tournée américaine de 1969, durant laquelle les Stones découvrent le côté le plus physique de la performance live, Bill Wyman ne transpire pas. A la fin des concerts, il n’a pas une goutte de sueur sur son front ou sous les aisselles, ce qui provoque les moqueries de ses camarades. Voici donc le cliché du bassiste rock au sens le plus péjoratif du terme. Et pourtant, Bill n’est pas si nul qu’il y paraît. Sans être génial, son jeu de basse apporte indéniablement une touche agressive aux Stones. Son origine populaire, bien plus authentique que celle des autres (Jagger est un fils de bourges), donne également un surplus de crédibilité à cette bande de vilains garçons. Efficace, percutante, la basse de Wyman ne fait pas de fioritures et l’écoute attentive de n’importe quel morceau des Stones nous la fait entendre en train de vrombir presque aussi violemment que celle de John Entwistle, ce qui n’est pas peu dire ! Par ailleurs, Wyman avait - contrairement à Brian Jones - des qualités de compositeur que les Stones ne reconnaitront jamais. Auteur du riff de Jumping Jack Flash, il ne sera pas crédité sur la chanson. Rare exception, In Another Land sera insérée sur Their Satanic Majesties Request et démontre un talent certain. Dommage.
Tout comme Bill Wyman, Entwistle a forgé dans l’esprit du public l’image figé du bassiste se tenant raide et statique durant tout un concert. Chez les Who, cette vision paraît d’autant plus impressionnante qu’elle contraste avec l’hyperactivité des trois autres musiciens, Townshend moulinant sa guitare et sautant partout, Daltrey hurlant et jouant avec son micro comme un lasso, Moon cognant ses fûts à la manière d’un hystérique. Entwistle, lui, adopte une posture de flamant rose, debout sans bouger, à tel point qu’on imagine qu’un roadie l’apporte sur scène au début du spectacle, puis revient le chercher à la fin pour le prendre sous son bras et le ranger dans le placard à bassistes. Attention cependant : ne pas confondre immobilité et ennui, car John Entwistle est peut-être le meilleur bassiste rock de l’histoire. Un style unique, développé par une main droite qui déploie ses doigts en les fracassant sur les cordes, sorte de tapping avant l’heure, non pas sur les cordes mais légèrement de bas en haut. Cette façon de jouer, le plus souvent avec les doigts, parfois avec un médiator, passant de l’un à l’autre au milieu d’une chanson, lui a permis d’obtenir une vitesse d’exécution exceptionnelle. On peut entendre cette aisance dans le Live At Leeds aussi bien sur l’incroyable intro de Heaven and Hell, morceau qu’il a d’ailleurs composé lui-même, que sur la montée qui mène au refrain d’Happy Jack, dont on ne retient trop souvent que les coups virevoltant de Keith Moon. Ce dernier suivant moins la métrique de la musique que sa propre inspiration, c’est Entwistle qui servira d’ancrage rythmique aux Who. Pour cela, il cherchera sans relâche un son qui lui permette d’atteindre la puissance du reste du groupe, et sera ainsi l’un des premiers à utiliser les fameuses roundwound steel bass strings. Le bassiste des Who est aussi l’auteur du plus grand solo de basse du rock (avec Anesthesia - Pulling Teeth de Cliff Burton), celui de My Generation. Il faut le voir pendant la prestation géniale du Smothers Brothers Comedy Hour en train de faire courir ses doigts sur les cordes comme une dactylo tape le rapport de son patron, l’air de rien, le regard ailleurs. La classe.
En fait de basse, Danny Thompson joue plutôt en contre. Et contrairement à d’autres, il avait pourtant le choix des armes. En effet, Danny maîtrise aussi la guitare, la mandoline, la trompette et le trombone. Après des débuts chaotiques fait de voyages et de tournées (notamment avec Roy Orbison où il jouera pour l’unique fois de sa vie de la basse électrique), Thompson remplace Jack Bruce au sein du Blues Incorporated d’Alexis Korner, qui fit rapidement sa réputation. Dès lors, il jouera avec la fine fleur du folk anglais : Davey Graham, Pentangle, John Martyn, Ralph McTell, Donovan, Nick Drake, Mary Hopkin, etc. Mais aussi pour d’autres artistes divers tels que Tim Buckley, Rod Stewart ou Marc Bolan de T.Rex. Une liste impressionnante, qui démontre sa souplesse et l’estime générale dont l’homme jouit dans la profession. Entre jazz, folk et blues, sa contrebasse française manufacturée par le luthier Gand en 1865 ronronne un son chaleureux, qui resplendit aussi bien sur les mélancoliques arpèges de Three Hours de Nick Drake qu’en contrepoint aux dialogues virtuoses de Bert Jansch et John Renbourn de Pentangle, la formation dans laquelle il a le mieux brillé. On conseillera notamment l’album Basket of Light (1969), qui voit le contrebassiste au sommet de son art pour un disque aux récits merveilleux et aux arrangements enchanteurs.
D’abord musicien de session, arrangeur épatant pour le Satanic Majesties Request des Stones ou le Mellow Yellow de Donovan, John Paul Jones est, plus qu’un bassiste, un brillant touche-à-tout et multi-instrumentiste. Il dira un jour : « Je n’ai pas été influencé par beaucoup de bassistes, parce que c’est seulement à partir du milieu des années 60 qu’on pouvait entendre correctement la basse dans les disques. » C’est donc pour cette raison que le musicien s’abreuvera d’abord au jazz et au folk, amours qu’il abandonnera en rejoignant Led Zeppelin dans l’espoir de s’exprimer autrement qu’en jouant le matériel des autres. Son entente avec John Bonham fera vite du duo une section rythmique puissante et redoutable. A la basse, Jones reproduit souvent les parties de guitare de Page, à quelques brillantes exceptions près. Son influence sur le groupe proviendra davantage de ses incursions aux claviers et au mellotron, ainsi que via son intérêt pour la musique orientale, folk ou indienne. En 2009, l’ancien Led Zeppelin s’est vu offrir une place de vétéran de luxe chez les Them Crooked Vultures de Josh Homme et Dave Grohl. Encore une fois, son apport tient surtout à la paire qu’il forme avec l’ex batteur de Nirvana plutôt qu’à ses performances de bassiste.
[1] Citations extraites de Bass Player de juillet-août 1995.
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