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par Aurélien Noyer le 12 avril 2011
Paru le 3 décembre 1965 (Parlophone)
Utiliser l’expression "album de transition" pour parler de Rubber Soul est une telle évidence que j’ai un moment pensé à justement ne jamais utiliser cet expression dans cet article. Et puis, quoi, "album de transition" fait tellement partie du vocable élémentaire de la critique rock qu’on aimerait parfois jouer les petits malins et réussir à s’en passer. Mais des albums comme Rubber Soul sont là pour nous rappeler pourquoi cette expression fut inventée... même si "album de transition" évoque souvent un album mineur, un essai, un point d’arrêt dans le cheminement d’un style à un autre, un petit frère coincé entre deux géants radicalement différents.
Avant Rubber Soul, les Beatles sont au sommet de leur maîtrise formelle du classicisme chant-guitares-basse-batterie. Alors que les Rolling Stones, les Yardbirds et derrière eux, la ribambelle de groupes garage américaine imposent la chanson à riff ((I Can’t Get) No Satisfaction, I’m A Man, Psychotic Reaction, etc.) comme le gimmick du moment, les Beatles répliquent avec Day Tripper qui, sans rien lâcher en terme de riff accrocheur, démontre qu’au niveau composition et songwriting, le groupe joue dans une tout autre catégorie. Et pour être sûr de bien montrer qui sont les meilleurs, le groupe renouvelle la démonstration en s’imposant une contrainte : baser sa mélodie sur un seul accord de sol. Et même si un accord de Do est utilisé en fin de couplet, l’exercice de style de Paperback Writer est une réussite et finit d’asseoir la domination absolue des Beatles sur le monde de la pop.
Après Rubber Soul, les Beatles font exploser les limites du genre, inventent le "studio comme instrument de musique" et expérimentent à tout-va au niveau sonore et musical (Revolver), visuel (l’étrange film Magical Mystery Tour), conceptuel (la tentative de concept sur Sgt. Pepper) et même commercial (la désastreuse aventure de Apple Corp.) jusqu’à se perdre au milieu de leur propre maelstrom. Alors que la pochette de l’album blanc annonçait un disque capturant l’esprit du groupe, l’essence de l’entité The Beatles, son écoute révèle à quel point il n’y a plus que John, Paul, George et Ringo. Les Beatles ne savent plus qui ils sont. Et après une tentative avortée de redevenir un simple groupe de rock’n’roll (Let It Be), les quatre apporteront la meilleure conclusion possible à l’histoire des Beatles en enregistrant le fascinant et paranoïaque (au sens pynchonien du terme [1]) Abbey Road.
Quid de Rubber Soul, alors ? Le seul fait de se retrouver à la charnière de ces deux époques fait-il automatiquement de lui un album de transition ? Oui, mais pas seulement...
Musicalement, on sent le groupe s’éloigner d’un classicisme qui n’a plus rien à leur apporter ; en témoignent le sitar de Norwegian Wood (This Bird Has Flown), la basse tout en avant de Drive My Car ou le piano baroque de In My Life. Mais l’aspect le plus intéressant de Rubber Soul, celui qui le distingue du reste de la discographie, ce sont les thématiques abordées.
Plus que tout autre album, Rubber Soul fournit une véritable grille de lecture permettant d’analyser le reste de la carrière des Beatles. Pour cela, on peut s’autoriser un raccourci audacieux et rapprocher ce fameux terme “album de transition” du titre de l’album : transition, soul/âme, transition d’âme, métempsycose ? Je sais parfaitement que l’association d’idée est téléphonée, néanmoins parler d’album de métempsycose pour évoquer Rubber Soul paraît particulièrement pertinent dès que l’on considère à quel moment il se place dans la carrière des Beatles.
Nous sommes à l’automne 1965 et la Beatlemania, commencée environ deux ans plus tôt, s’est répandue à travers le monde. Ils ont déjà tournés deux films. En juin 1965, ils ont été fait “Members of the Order of the British Empire”, provoquant un mini-scandale parmi certains titulaires de la médaille. En août, leur concert au gigantesque Shea Stadium inaugure l’ère des concerts de stade. Bref, ils se retrouvent dans une situation qu’aucun musicien de l’ère moderne n’avait connu. Personne avant eux, pas même Sinatra ou Elvis, n’avait atteint ce niveau de célébrité, jusqu’alors inimaginable pour de simples saltimbanques. Et c’est bien cette réalité qu’il faut comprendre pour appréhender Rubber Soul. Lorsqu’ils accèdent à ce degré de gloire, les Beatles sont en terra incognita : tout les groupes qui accéderont à ce statut dans le sillage des Beatles, Rolling Stones en tête, auront eu le temps de se préparer à leur rang de super-star et auront même eu à coeur de le provoquer (Andrew Loog Oldham avait parfaitement compris le fonctionnement des médias de l’époque et les petits scandales et les provocations qui pimentent le début de carrière des Rolling Stones ne doivent rien au hasard), ce qui signifie qu’ils auront eu le loisir de se créer des personnalités adaptées au cirque médiatique à l’échelle planétaire. Et je pense qu’il faut voir dans l’attitude des Rolling Stones, dans ce comportement outrancier que l’on qualifiera à la longue de “rock’n’roll”, autant un moyen d’accéder à la gloire qu’une façon de l’assumer et de s’en préserver.
Or en 1965, les Beatles, accaparés par un emploi du temps ahurissant (six albums, deux films, des dizaines d’émissions télé ou radio et plusieurs tournées mondiales en moins de trois ans) et laissant la complète gestion de leur carrière à Brian Epstein, n’ont pas eu l’occasion de se construire ce genre de masque... d’autant plus qu’ils sont toujours censés être les Fab Four, les petits gars de Liverpool. Aussi ressentent-ils intensément les changements induits par ce succès sans précédent, si intensément que Lennon en fera une dépression qu’il baptisera sa période “fat Beatle”.
Et à l’heure où le groupe commence à se lasser d’écrire des chansons sur le sempiternel boy meets girl mais où ils n’ont pas encore pris l’habitude de mettre en scène des personnages comme Eleanor Rigby et le père McKenzie, Bungalow Bill, Mr Kite, Prudence, Polythene Pam et Mister Mustard (le héros de Paperback Writer n’est encore qu’une ébauche de ces personnages), ils vont trouver le sujet principal des chansons de Rubber Soul dans leur propre vie. Pour hautement narcissique qu’elle soit, la démarche n’en est pas moins fructueuse... ceci grâce d’abord au recul qu’ont les Beatles par rapport à leur situation : si plus personne ne peut ignorer à quel point ils sont célèbres, eux gardent encore un esprit assez terre-à-terre et voient le cirque des allers-et-venues des groupies, des courtisans et des parasites avec beaucoup d’amusement (Drive My Car et Norwegian Wood (The Bird Has Flown) l’évoquent avec mordant). Ensuite l’exemple de Dylan (qu’ils ont rencontré en août 1964) les a poussé à travailler les paroles de leurs chansons et leur a donné les outils stylistiques pour exprimer au plus juste leur ressenti vis-à-vis de leur propre gloire.
Or si Rubber Soul est un album clairement plus introspectif que les précédents, on n’y retrouve pas une once de fausse modestie. Dans une démarche d’une totale intégrité, les Beatles ne tombent pas dans le discours convenu, n’essaient pas de faire croire que la célébrité ne les a pas changé, qu’ils sont toujours les mêmes à l’intérieur. Lorsque John Lennon chante In My Life, il se rend bien compte qu’il n’y a plus de retour possible, il n’est définitivement plus un simple gamin de Liverpool...
There are places I rememberAll my life, though some have changedSome forever, not for betterSome have gone and some remainAll these places had their momentsWith lovers and friends I still can recallSome are dead and some are living
… il est désormais bien plus que ça. Il est mieux qu’une star, il est un Dieu. Et en écrivant cela, je n’évoque pas plus la mégalomanie (bien réelle) de Lennon que je ne recours à une quelconque hyperbole. D’une part, l’idée d’associer pop-music et religion, de voir comment l’une et l’autre provoquent des réactions similaires auprès des fidèles et des fans n’est clairement pas nouvelle. D’autre part, les Beatles sont un des plus parfaits exemples de cette analogie tant de multiples éléments musicaux et extra-musicaux de leur carrière suggère un tel lien. Prenez par exemple l’enchaînement de leurs deux films, A Hard Day’s Night et Help !. Dans le premier, le groupe se faisait poursuivre par ses fans. Dans le deuxième, ce sont cette fois des fanatiques religieux, presque comme si le glissement de l’un vers l’autre était naturel. Autre fait intéressant, en juin 1966, les Beatles sont le premier groupe de rock à jouer au Budokan de Tokyo, l’arène étant jusqu’alors considérée comme sacrée et réservée aux arts martiaux. Leur concert provoquera d’ailleurs un petit scandale. Il y a bien sûr la petite phrase de John Lennon (“We’re more popular than Jesus now ; I don’t know which will go first - rock’n’roll or Christianity.”) mais surtout l’explication qu’il en donnera, où il associe de façon encore plus flagrante religion et pop-music en terme d’impact sur les foules : “I just said [the Beatles] are having more influence on kids and things than anything else, including Jesus.”
Et avec une parfaite lucidité, les Beatles en étaient non seulement rendu compte de leur statut “divin” au moment d’enregistrer Rubber Soul, mais ils en assumaient les différentes aspects. Ils évoquent tour à tour la forme d’un être enfermé dans son solipsisme et néanmoins tout puissant (Nowhere Man), les perceptions de quelqu’un qui aurait soudain le don de "double vue" et pourrait voir "à travers les choses" (I’m Looking Through You) et les souvenirs de quelqu’un qui ne pourrait plus revenir en arrière (In My Life)... bref, ils évoquent les sensations de quelqu’un qui ne se trouverait plus tout à fait dans la même réalité que le commun des mortels, qui aurait accès à une autre vérité. Même les chansons à propos des filles, reliquat des Beatles "première version", imaginent désormais la séparation comme un départ vers un ailleurs lointain dans le temps et l’espace (You Won’t See Me, Wait), ou carrément vers l’au-delà (Girl, What Goes On)
Ce n’est donc sans doute pas un hasard si une partie des chansons de Rubber Soul prend soudain l’allure de préceptes édictés par un prophète sur le départ (Think For Yourself), oscille entre le mantra et la règle lithurgique (The Word) ou se transforme soudain en sentence prononcée par un dieu jaloux (Run For Your Life). Même la pochette évoquent ce changement en montrant les Beatles en contre-plongée, regardant le reste de l’humanité de haut, leurs têtes s’étirant comme si leur existence ne se limitait plus à la simple matière.
Partant de là, rien n’empêche de voir divers attributs divins ou quasi-divins disséminés ça et là dans la discographie des Beatles : la glossolalie (Michelle), le polymorphisme (le concept de Sgt Pepper), l’hermétisme de la révélation gnostique (I Am The Walrus/Glass Onion), l’odyssée façon Gilgamesh (le film Yellow Submarine), l’immanence de l’entité "Beatles" (la pochette de l’album The Beatles), etc.
Je sais bien que tout cela ressemble dans une certaine mesure aux élucubrations d’un critique trop sobre pour laisser de côté les idées farfelues nées d’une obsession un peu trop prononcée pour les Beatles... Mais si on peut légitimement rejeter mes arguments comme de simples interprétations de ma part, résultant uniquement de quelques coïncidences, il n’en reste pas moins que ceux-ci proposent une explication, toute partielle et orientée soit-elle, au phénomène Beatles et à son impact sur la culture populaire.
Les fondateurs du rock’n’roll, ceux qui auraient pu l’élever au rang de ce qu’est devenu la pop-music, avaient déjà posé les bases d’une mythologie, d’un ensemble d’éléments culturels produisant des codes et des références dépassant le simple rock’n’roll. Mais ils n’avaient pas eu la possibilité de pérenniser ces fondations : le départ d’Elvis pour l’armée et sa pathétique carrière cinématographique, les morts de Buddy Holly et Richie Valens, la prison pour Chuck Berry ont ébranlé un embryon de culture qui avait déjà fort à faire avec ses propres faiblesses (ancrage dans la culture blues et country trop présent pour tenter à l’universalité) et avec le rejet violent de l’establishment.
Présentant de prime abord une version respectable du rock’n’roll, les Beatles l’ont progressivement enrichir d’éléments culturels jusqu’à transcender la musique rock’n’roll, à la transformer en ce phénomène culturel qu’est la pop-music. Les Rolling Stones et leur satanisme goguenard, Led Zeppelin et leur fascination pour la magie, les Doors et l’obsession de Morrison pour Dionysos (dans tous les sens du terme), les Smiths et leurs icônes cinématographiques en guise de pochettes, ainsi que tous ceux qui capitaliseront sur les mythes (issus de diverses religions et philosophies ou de la culture pop), poursuivront ainsi le sillon des Beatles et useront eux aussi de l’écho que trouvent certains symboles auprès du public pour bâtir leur légende, montrant ainsi l’importance des symboles et de leur prégnance pour marquer les consciences d’une époque. Mais peu l’auront fait avec autant d’ingénuité et de candeur que les Beatles... peu auront laisser un tel témoignage de leur métamorphose, ou plutôt de la métempsycose précédant la métamorphose de la période Sgt Pepper... Aussi, si Rubber Soul est un album de transition au sens le plus courant et éculé du terme, il témoigne également de la transition, de l’évolution d’un groupe qui s’élève au rang de mythe et permet ainsi à la pop-music de rejoindre Hollywood en tant que fabrique à icônes (au sens le plus religieux du terme) pour le XXe siècle.
[1] J’y reviendrai si ma flemme me laisse un peu de répit.
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