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par Aurélien Noyer le 15 décembre 2009
Paru le 1er juin 1967 (Parlophone)
Rien que le titre, fallait oser... "Le club des cœurs solitaires du sergent Poivre", ça sonne plus comme le titre d’un film avec les Bee Gees que commele-meilleur-album-de-tous-les-temps-selon-Rolling-Stone-Magazine. Et pourtant, quatre Anglais en tenues fluos ont apparemment pensé c’était une bonne idée. Et si on peut difficilement leur donner raison, force est de constater que ce titre n’handicapa que peu la destinée de l’album en question au gré d’un raccourcissement péremptoire en Sgt. Pepper. A tel point que l’album jouit aujourd’hui d’une telle aura de perfection qu’il semble difficile d’émettre le moindre jugement critique.
Et pourtant il y aurait des choses à dire, car Sgt. Pepper n’est pas dénué de défauts (loin s’en faut, d’ailleurs), mais étant devenu par la force des choses l’incarnation de sixties fantasmées, ces critiques impliqueraient de revenir sur un passé consacré, ce fameux Eden des sixties d’où l’Humanité aurait été chassé à cause d’on-ne-sait-quel péché originel. Pourtant, cet entrelas entre les sixties et leur épitomé, les dorures enchâssées par des générations de critiques dans chaque note de l’album, cette possibilité d’y lire une époque devenue Nirvana collectif ne rend pas l’exercice plus difficile. Au contraire, elle la rend jubilatoire.
Cependant, il serait bien trop facile de profiter de cette joie méchante et infantile que l’on ressent à casser le jouet du voisin, tant le recul permettrait une approche acerbe, sarcastique et pour tout dire d’une méchanceté imméritée. Car si l’album fait preuve parfois d’un excès de candeur qui prêterait aujourd’hui à rire (les bruitages de Good Morning Good Morning, la clarinette kitsch de When I’m Sixty-Four, le cirque de For The Benefit Of Mr. Kite, le "concept" de l’album), il est bien plus pertinent de s’intéresser à la façon dont ces défauts ne sont finalement que des reflets de ce moment charnière qu’est l’année 1967, de voir comment les Beatles, avatars des sixties par excellence, sont ici à leur zénith, c’est-à-dire au point qui sépare l’ascension et le déclin.
Il peut paraître iconoclaste de célébrer de façon apparemment arbitraire l’année 1967 en tant qu’apogée des sixties, car Mai 68, Woodstock et le mouvement hippie qui commence justement à prendre son essor à l’été 1967 pour culminer en 1969 sont devenus des symboles extrêmement forts. Néanmoins, il faut considérer tous ces phénomènes comme des retombées de l’explosion créatrice de 1967. À y regarder de plus près, Woodstock n’apparait que comme une version boursouflée, fatiguée, rongée par l’entropie, du festival de Monterey, la dernière étape avant l’auto-destructive Altamont. De fait, la programmation de Woodstock se compose essentiellement d’artistes qui sont déjà des vétérans pour la plupart usés par les us de l’époque (on ne reviendra pas sur cette trop célèbre trinité) et dont les concerts sont minés par une organisation à vau-l’eau (il n’y a qu’à comparer la laborieuse prestation d’Hendrix à celle, flamboyante dans tous les sens du terme, de Monterey). Ironiquement, un des rares novices à marquer le festival de Woodstock restera dans les mémoires pour son interprétation de With A Little Help From My Friends [1].
Mais revenons-en à Sgt. Pepper.
PAUL : C’était le début de l’époque hippie et il régnait dans toute l’Amérique une tintinnabulante atmosphère hippie. Je me suis demandé quel nom dingue on pourrait donner à un groupe. À cette époque il y en avait des tas avec des noms comme "Laughing Joe and His Medicine Band" ou "Col Tucker’s Medicinal Brew and Compound", tout ce vieux truc d’expédition-en-chariot western avec noms d’errance à rallonge. À la façon de John faisant un méli-mélo de "choking smokers" et de "elementary penguin" dans I Am The Walrus, j’ai assemblé ces mots : "Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band". [2]
Avec ce titre à rallonge, fait de bric et de broc, Paul McCartney n’avait pas seulement donné un nom à l’album, mais également exprimé sans le savoir l’essence du disque et de l’époque : un amas de bonnes idées plus ou moins achevées, plus ou moins cohérentes et qui, par manque de direction claire, n’ont manifestement pas réussi à atteindre leur potentiel. Mais, et c’est tout le paradoxe de l’époque, c’est précisément la nature irrésolue de ces idées qui en fait tout le charme. Ainsi, dans le cas de Sgt Pepper, il est évident que l’échec du projet de concept-album constitue bien plus un atout qu’un handicap. Et un minimum de regard critique sur les concept-albums qui verront le jour quelques années plus tard (Tommy, Ziggy Stardust, Diamond Dogs, etc...), révèle que le rocker, fût-il talentueux musicalement, peine à ne pas passer pour un parfait crétin lorsqu’il tente d’exprimer quelque chose d’un peu plus élaboré que "Awopbopaloobop alopbamboom". Et qu’entre un enfant aveugle, sourd et muet qui devient champion de flipper puis messie planétaire, un extraterrestre débarqué de Mars pour devenir une rock-star ou une cité orwellienne peuplée de squelettes et d’êtres mi-homme mi-chien, on se dit qu’il vaut mieux que cette idée de groupe qui serait le double des Beatles et qui partirait en tournée après une longue absence, contrairement aux Beatles qui venaient d’arrêter les concerts après des tournées incessantes, se soit limité à deux chansons et demie.
Certes, avec une volonté suffisante, McCartney aurait pu mener son idée jusqu’au bout, il aurait suffi qu’il décider de s’affirmer comme le maître d’œuvre comme il sera pour l’enregistrement d’Abbey Road. Mais l’époque n’est pas encore à la prédominance des égos, le collectif doit primer et le groupe se fait fort de montrer l’exemple en revendiquant un fonctionnement démocratique dans la conception de l’album. Voulant une rupture avec les sessions précédentes où les chansons étaient habituellement des créations individuelles ne bénéficiant que dans une moindre mesure des idées des autres membres du groupe, le mot d’ordre de Sgt. Pepper est qu’une bonne idée, d’où qu’elle vienne, ne doit pas être négligée.
RINGO : Désormais, on travaillait séparément mais on arrivait avec des bouts de chansons et on s’aidait les uns les autres - on aidait tous. Ce qu’il y avait de bien dans ce groupe c’était que, quel que soit celui qui ait eu la meilleure idée (ça n’avait aucune importance), c’était celle-là qu’on prenait. Personne ne campait sur ses positions, personne ne disait : "C’est la mienne" et personne n’était possessif. On prenait toujours la meilleure. C’est pour ça que le niveau des chansons était toujours élevé. Tout pouvait arriver, et c’était un processus très excitant. Il fallait que je reste pour écouter tout ça s’épanouir, même si je n’étais pas là tous les jours.
Pour séduisante que puisse être l’idée de faire enfin participer pleinement George Harrison et Ringo Starr aux chansons, dans les faits il en va tout autrement. La première conséquence de ce refus de la notion de leadership est l’abandon rapide du concept imaginé par Paul. Face à Lennon et Harrison qui n’ont cure du groupe du Sergent Poivre (John : "Aucune de mes contributions à l’album n’a quoi que ce soit à voir avec l’idée du Sgt Pepper et de son groupe." George : "Je croyais qu’on était en studio simplement pour faire le prochain disque, mais Paul suivait son idée de groupe fictif. Cet aspect-là ne m’a pas vraiment intéressé, à part la chanson-titre et la pochette de l’album."), McCartney est rapidement à court d’idées sur le sujet et ne peut compter que sur l’enthousiasme d’un Ringo musicalement limité. L’autre conséquence de ce nouveau mode de fonctionnement est que Lennon et McCartney vont pouvoir donner libre court à toutes leurs idées et coucher sur bande tout ce qui leur passe par la tête avec l’aide extrêmement précieuse du fidèle George Martin, trop heureux de pouvoir réutiliser les compétences qu’il avait développées lors de ses expérimentations en musique concrète. Face à ce raz-de-marée créatif, Ringo et George se montrent incapable de suivre et les sessions d’enregistrement vont très vite perdre tout intérêt pour les deux Beatles, surtout que les expérimentations sonores, les enregistrements d’arrangements toujours plus conséquents ralentissent considérablement la réalisation du disque. Ne leur restent alors que des miettes : le chant de With A Little Help From My Friend pour Ringo et la trop longue et dispensable Within You Without You, ostensible défouloir pour un Harrison qui ne s’intéressait alors pas à grand chose en dehors de son sitar et de Ravi Shankar.
RINGO : J’ai trouvé Sgt Pepper super parce que c’était un bon album - mais j’ai appris à jouer aux échecs pendant qu’on l’enregistrait (Neil [3] m’a appris).
Georges : Bien souvent ça se terminait avec Paul seul au piano et Ringo gardant le tempo, ce qui ne permettait plus trop de fonctionner comme un groupe. C’était devenu un processus d’assemblage - uniquement de petites séquences et puis les re-re [4] - et je trouvais ça un peu lassant et ennuyeux. Il y a eu quelques bons moments que j’ai appréciés, mais globalement je n’ai pas beaucoup aimé faire cet album.
Plus problématique, la pléthore d’effets et d’arrangements mis à la disposition du creative duo les mènent progressivement à abandonner l’intransigeance dans le songwriting dont ils avaient fait preuve jusqu’à Rubber Soul (et surtout jusqu’à Day Tripper et Paperback Writer). Déjà mise à mal par les expérimentations de Revolver et de Strawberry Field Forever, la notion de chanson élaborée comme un tout cohérent et soigné laisse la place au bricolage à la A Day In The Life... quand ce n’est pas à un titre comme Being For The Benefit Of Mr Kite qui, de l’aveu même de Lennon, est totalement bâclé : "Je n’en étais pas très fier. Il n’y avait pas de travail véritable. J’ai fait ça machinalement parce qu’à ce moment-là on avait besoin d’une nouvelle chanson pour Sgt Pepper."
D’un autre côté, ayant conscience de l’absence de chansons du niveau de leurs réalisations précédentes, le groupe comprend rapidement l’importance d’innover dans sa façon de les jouer. Et si les expérimentations sonores précédemment évoquées constituent avec le recul les points les plus faibles et datés de l’album, il ne faudrait pas oublier un des principaux coups de génie de l’album, le renversement de la guitare et de la basse. De la chanson-titre à A Day In The Life en passant par Lucy In The Sky With Diamonds, Getting Better et Lovely Rita, la basse devient l’instrument portant la mélodie, là où la guitare se retrouve cantonnée à un rôle essentiellement rythmique. Et s’il y a un coup de génie à chercher dans Sgt Pepper, il se trouve plus là que dans des expérimentations sonores qui seront très vite dépassées par tous les groupes de la scène psychédélique. Encore une fois, les Beatles parviennent à tirer parti de leurs failles, et puis il y a A Day In A Life qui se paie le luxe de reprendre le propos de Tomorrow Never Knows et de ses expérimentations à tout-va, mais de façon beaucoup plus maîtrisée, mettant le savoir-faire de George Martin (tant le son de la basse et de la batterie que le mixage constituent des petits exploits en soi) au service de la voix d’un Lennon qui a rarement aussi bien chanté. Il faut bien avouer que les arrangements, pour grandiloquents qu’ils soient, donnent une ampleur de bon aloi aux petites anecdotes racontées par Lennon comme à l’interlude de McCartney, produisant ainsi le morceau parfait pour conclure un album destiné à marquer son époque. Car on passera pudiquement sous silence l’immonde montage sonore préfigurant Revolution 9 clôturant le disque.
Malheureusement, le groupe est clairement en sur-régime et Sgt Pepper est certes un album où les Beatles rayonnent de par leur audace et leur créativité, parvenant à imposer des kitscheries absolues comme When I’m Sixty-Four et sa clarinette ou She’s Leaving Home et sa harpe (pour ne pas parler de Good Morning Good Morning) alors que les Kinks se planteront en beauté un an plus tard avec leur Sgt Pepper à eux, le pourtant bien moins kitsch The Kinks Are The Village Green Preservation Society. Mais c’est également l’album où l’unité du groupe se délite sous le prétexte de permettre à chacun de développer ses propres idées. Il annonce le totalement décousu Double Blanc et sa ribambelle de chansons pas forcément pertinentes tout en compensant par une remarquable unité dans le son qui lui permet de transcender les défauts individuels des chansons. Il parvient à se faire passer un temps pour un concept-album tout en tirant avantage du fait de n’être pas un concept-album. Il est ce point d’équilibre entre ascension et déclin, cet état paradoxal, cet optimum hautement instable... et si on est en droit de préférer largement la fougue et l’ambition de prouver qu’ils sont les meilleurs songwriters du monde de la période 65-66, il serait pour autant regrettable de négliger ce symbole de grandeur et décadence qu’est Sgt Pepper.
À ce titre, Sgt Pepper montre les Beatles en plein péché d’hybris. De simple mortels jouant du rock’n’roll, ils s’élèvent par leur seule ambition au rang de dieux de l’Olympe sixties. Mais ce faisant, ils provoquent eux-mêmes leur châtiment, car ce statut deviendra très vite leur Némésis qu’ils tenteront de fuir en revenant à leur qualité de rockers avec Let It Be, avant d’embrasser finalement leur destin, assumant pleinement leur place au panthéon le temps d’un Abbey Road dont le medley mènera à la seule conclusion logique, cette fameuse The End et ses quatre solos (un de batterie, trois de guitare) achevant d’imprimer la marque des Beatles tout là-haut, à côté de Lucy et ses diamants.
And in the end the love you take is equal to the love you make.
[1] Il s’agit bien sûr de Joe Cocker.
[2] Toutes les citations sont tirées de The Beatles Anthology.
[3] Neil Aspinal, assistant personnel des Beatles
[4] Re-recordings
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