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mercredi 15 avril 2015
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par Aurélien Noyer le 10 décembre 2012
paru le 15 avril 1966 (Decca) pour la version britannique et le 20 juin 1966 (London) pour la version américaine.
Avec Sur La Route, Jack Kerouac démontrait explicitement cette maxime. L’important, ce n’est pas la destination, c’est la route. Et il ne pouvait avoir plus raison. C’est vrai dans tous les domaines. En science comme en philosophie, ce n’est pas le résultat qui compte, mais la manière dont vous y êtes arrivé, le cheminement intellectuel qui sous-tend l’ensemble. Et de même en musique. Dans la discographie d’un artiste, les disques établis dans un style donné sont rarement les plus intéressants. Ce qui nous touche, c’est bien souvent ces périodes de transition, où on sent l’artiste s’éloigner de ses anciennes amours pour développer petit à petit une nouvelle incarnation. C’est notamment ce qui fait le charme d’albums comme Rubber Soul, Something Else ou encore Aftermath. Et ce qui rend Aftermath encore plus fascinant, c’est que des trois groupes en question (Beatles, Kinks et Rolling Stones, donc), les Stones étaient sans doute les moins susceptibles d’évoluer. Ou du moins, étaient-ils ceux dont les évolutions d’albums en albums étaient les moins perceptibles. D’où la question légitime : mais que s’est-il passé pour les Rolling Stones en 1965 au moment d’enregistrer cet album ?
Après trois albums essentiellement constitués de reprises blues ou early rock, ils s’étaient enfin décidés à mettre leurs propres compositions en avant, d’où l’album Out Of Our Heads, au titre judicieusement choisi, puisque pour la première fois les compositions originales du groupe prenaient le pas sur les reprises. Et puis, surtout, il y avait eu (I Can’t Get No) Satisfaction, hit planétaire auquel ses concepteurs (Richards pour la musique et Jagger pour les paroles) ne croyaient pas tant que ça. Et pourtant, en quelques minutes, les Stones avaient cristallisé le zeitgeist de la jeunesse de l’époque, ce mélange de rébellion sans cause, de rejet d’une société vieillissante et de frustration sexuelle, le tout emballé dans un riff imparable.
Certes, c’était bien trouvé, mais rien (pas même le single suivant Get Off Of My Cloud) ne laissait présager la suite. Cet Aftermath dont le titre sonne comme un lendemain de fête mal digéré et qui se révélait être le début d’une nouvelle fête où le blues des débuts inviterait le rock, la pop et même des sonorités latines ou orientales. Des marimbas, des cloches, du dulcimer, du sitar... et que des compositions originales. Plus qu’une surprise, une révolution. Dès lors, une conclusion s’imposait. Loin de les écraser, ou de les enfermer dans une formule, le succès de Satisfaction avait libéré le couple Jagger/Richards, leur avait prouvé qu’ils n’étaient pas obligés de s’en référer inlassablement aux mêmes racines blues. Prenant enfin la mesure de leurs capacités de songwriters, ils s’attellent à la tache et en deux sessions d’enregistrement (6 jours en décembre 65 et 4 jours en mars 66), ce n’est pas moins de quinze titres originaux que le groupe au grand complet va mettre sur bandes. Au grand complet, cela signifie bien sûr les cinq membres officiels, mais aussi le fidèle Ian Steward aux claviers et l’ingénieur du son Jack Nitzsche, également musicien et qui met son talent au service du groupe pour rajouter un peu de piano, d’orgue ou de percussions ici ou là.
Mais la grande révélation de cet album, c’est le fondateur Brian Jones. Pourtant, de son côté, la défaite doit être dure à accepter. Son groupe, son concept lui a totalement échappé. Il se voyait leader d’un groupe reprenant des standards du blues. Au lieu de ça, il est désormais relégué au rang de guitariste rythmique dans un groupe de rock. Il est de plus incapable de composer et en est conscient. Mais loin de le décourager, cela lui fait une raison supplémentaire d’être là, de se rendre indispensable. Excellent musicien, il va donc s’attacher à apporter sa touche personnelle aux sessions d’enregistrement : un sitar découvert chez George Harrison, les fameux marimbas de Under My Thumb, un dulcimer et surtout des intuitions musicales imparables. N’étant pas assez doué pour écrire des morceaux, Brian a depuis bien longtemps compris que le répertoire déjà existant est rempli de riffs, de mélodies et d’accroches prêtes à être réutilisées. Il suffit juste les retravailler pour les adapter au morceau (et pour éviter l’accusation de plagiat). Ainsi le marimba de Under My Thumb reprend le riff d’intro du Same Old Song, succès des Four Tops. Et modulo une petite variation, on obtient un groove exotique en diable qui porte à merveille le chant plein de morgue de Jagger.
Un Jagger qui a parfaitement retenu les leçons précédentes et sait désormais exactement ce qu’il faut dire pour attirer le jeune public. Il est bien conscient que les chansons de blues ne touchent bien souvent que les amateurs et que les métaphores sexuelles qu’on y trouve commencent à être passablement datées. Des paroles comme Well I’m a king bee, baby/Want you to be my queen/Together we can make honey [1] n’ont donc plus leur place alors que la révolution sexuelle s’annonce. Mais peu importe, puisqu’il a déjà trouvé la nouvelle formule magique de la pop : une dualité redoutable, une alternance millimétrée entre titres machos destinés aux adolescents frustrés et bourrés de testostérone (Stupid Girl, Under My Thumb) et ballades romantiques pour faire rêver les midinettes des premiers rangs (Lady Jane, I Am Waiting). Cette dichotomie va alors devenir une marque de fabrique du groupe, capable d’écrire Yesterday’s Papers tout comme Ruby Tuesday.
Mais cet équilibre n’est qu’une manière de s’assurer de la stabilité d’un album, de son efficacité. Une fois les bases établies, le groupe peut ensuite se permettre de nouvelles perspectives, d’aborder des thèmes plus sombres. Ainsi, lors des sessions d’Aftermath, surgissent la dépression (Paint It, Black, Mother’s Little Helper) ou l’hommage aux pionners disparus avec Flight 505 qui fait référence au vol 505 qui s’est écrasé en 1959, tuant Buddy Holly, Ritchie Valens et The Big Bopper. [2] Et en parallèle avec leurs thématiques, c’est aussi un tout nouvel horizon musical que les Stones décrivent : les sonorités hispanisantes du riff de Paint It, Black (trouvé par Bill Wyman qui le décrira comme une imitation de "Eric Easton [3] quand il jouait des trucs gitans sur l’orgue de la jetée à Blackpool Tower"), les influences soul du chant de Out Of Time, l’exotisme de Under My Thumb ou encore le baroque précieux de Lady Jane. A une époque où même les Beatles ne s’étaient permis qu’un timide sitar sur Norwegian Wood, une telle richesse représentait une véritable révolution. Les mauvais garçons du rock se révèlaient être des musiciens beaucoup plus doués que ce que leur image grossière savamment orchestrée par Andrew Loog Oldham ne le laissait présager. Cela dit, on retrouve toujours le blues comme base de plusieurs chansons. High And Dry, It’s Not Easy portée par un riff piqué à Chuch Berry ou Doncha Bother Me sonnent donc comme les Stones osant enfin tuer le père, jouant le blues, leur blues une dernière fois avant de passer à autre chose. Et quant à Going Home, bien qu’étant basée sur un blues classique, elle fera date, avec un enregistrement que Oldham décrira comme épique dans son autobiographie. Onze minutes de jam blues, improvisée alors que la bande tournait, avec le groupe se démenant pour canaliser le morceau vers un aboutissement dont ils n’avaient pas la moindre idée au moment d’attaquer les premières mesures.
Il ne reste alors plus qu’à rassembler quatorze titres (Paint It, Black sortira en single), et Aftermath sort en Angleterre le 15 avril 1966. Il va se placer directement en tête des ventes et y reste huit semaines. Mais ce qui est plus important que les simples chiffres, c’est que pour tous, critiques comme public, il constitue un nouveau jalon de la pop-music. Seuls les Rolling Stones et Dylan avaient osé franchir la barre des quatre minutes pour une chanson, et seuls les Stones avaient osé de tels arrangements, une audace qui leur permet de troquer leurs oripeaux de voyous aux cheveux longs pour le statut plus enviable de songwriters respectés, de groupe artistique et inventif. D’autant que, sur ces entrefaites, Paint It, Black s’est également classé numéro 1.
Il faut donc maintenant sortir l’album aux USA. Ce marché ayant alors ses propres règles en terme de longueur d’album ou même de track-listing, même avec le nom Rolling Stones sur la pochette, l’album doit être réorganisé. La version anglaise et ses quatorze pistes étant estimée trop longue, les morceaux mid-tempo seront écartés. Jugés moins attractifs pour le public américain qui demande avant tout de l’efficacité, Take It Or Leave It, Out Of Time et What To Do disparaissent donc de la version US. De la même façon, impossible de vendre un album sans qu’il contienne le dernier single à succès. Paint It, Black remplacera Mother’s Little Helper en ouverture de l’album. Et puis, outre les exigences du label américain qui distribue le disque, cette nouvelle version présente un avantage non négligeable. Comme le dit Andrew Loog Oldham, "il y a toujours des gens qui veulent avoir les deux versions et c’est comme ça qu’on fait mousser le truc, niveau thunes". Malheureusement, malgré les espérances du groupe et de leur bouillant manager, l’album échouera "seulement" à la deuxième place du Billboard.
Une place qui, avec le recul, parait un peu injuste, tant la version américaine, très différente de sa grande sœur, n’en est pas moins excellente. En cette année 1966, c’est donc pas moins de deux albums mythiques que les Rolling Stones ont publiés, sous le même titre. D’une part, une version anglaise qui porte la marque d’un groupe commence à prendre confiance en lui et n’hésite pas à expérimenter, à se découvrir, quitte à repousser ses propres limites. D’autre part, une version américaine condensant ces expérimentations dans une track-listing recherchant sans complexe une efficacité parfaitement atteinte. Deux transcriptions différentes de ces sessions qui ont donné un nouveau visage aux Stones.
Mais quelle que soit la version que l’on choisira, Aftermath est et reste par nature un "album de transition", pour sacrifier au vocable consacré. Annonçant le psychédélisme de Between The Buttons et Their Satanic Majesties Request, il établit un lien entre deux périodes importantes de la discographie des Rolling Stones et sublime par la même occasion ce lien en y ajoutant l’alchimie née de ce mélange de styles que l’on ne retrouvera plus jamais avec autant de réussite. Après Aftermath, les Stones se contenteront bien souvent de ne développer qu’un seul style par album. Et en attendant, d’autres se seront approprié cette idée de rock baroque, aux compositions concises mais enrichies d’arrangements flamboyants. En Californie, des groupes comme Love ou Spirit ne pourront masquer l’influence d’un titre comme Lady Jane sur leurs propres morceaux.
Et au delà d’une influence purement musicale, Aftermath contribuera également à donner corps aux sixties, ou du moins à l’image qui en restera au travers du filtre de cet aristocratie rock auto-célébrée. A partir de cet album, les Rolling Stones jouissent d’une toute nouvelle légitimité. N’étant plus seulement cinq gamins débraillés amateurs de blues, ils peuvent, en tant qu’artistes respectés, tout se permettre. Et c’est eux, au premier chef, qui vont pousser le rock sur la voie de cette décadence qui, bien qu’alors inédite, en deviendra la marque de fabrique. C’est le début de la trinité "sexe, drogues & rock’n’roll" en tant que philosophie pleinement assumée. Brian Jones en tête, ils vont développer cette logique jusqu’à l’extrême, suivis par les autres groupes de l’époque qui, de ce fait, les consacreront véritables rois des sixties, incarnation de toutes les transgressions, de tous les tabous à briser. En ce sens, Aftermath signe la fin de la candeur des premiers albums et annonce une nouvelle ère où les petites provocations des débuts laisseront la place à d’authentiques scandales médiatiques, à l’instar de l’arrestation de Jagger et Richards suite à une descente de police au cours d’une fête, avec la légende d’une Marianne Faithful nue sous sa fourrure pour donner un peu de piment à la chose. A partir de là, les Rolling Stones auront toutes les armes musicales et surtout médiatiques pour devenir "le plus grand groupe de rock de la planète".
Article initialement publié le 28 juin 2010
[1] I’m A King Bee, de Slim Harpo, repris par les Stones sur leur premier album.
[2] Etrangement, le vol 505 de la British Airways fut également, d’après Bill Wyman, le vol que prirent les Stones pour leur première tournée américaine en 64.
[3] Co-manager des Stones avec Andrew Loog Oldham.
Vos commentaires
# Le 7 décembre 2012 à 22:19, par Gilbert HENRY En réponse à : Aftermath
Durant l’été 1966, j’ai acheté à Syracuse (New-York State) le premier disque de ma vie : Aftermath, version US.J’avais 13 ans. Aujourd’hui, j’ai 60 ans, et j’ai toujours cette bonne vieille relique. J’ai aussi tous les autres albums des Stones et des dizaines de bootlegs, au moins 1 par tournée (Ah ! Les chers Swingin’Pigs). Et quand l’envie m’en prend, je joue ’Mother’s Little Helper’ sur mon Epiphone. Juste pour moi.
Je les ai vus en concert à Barcelone, Münich, Paris, etc mon gilet de Harleyiste arbore la Langue des Stones, symbole d’une vie entière passée à écouter leur musique.
Keep on Rockin’
Gilbert
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