Dernière publication :
mercredi 15 avril 2015
par mot-clé
par index
par Béatrice le 3 mai 2010
paru le 1er novembre 1970 (Island Records)
Février, et la pluie tape sur les fenêtres ; ou comment ressortir un joli cliché tant aimé des aspirants scribouilleurs pour introduire un scribouillage parmi d’autres sur Monsieur Drake, sa mélancolie feutrée et ses arpèges enjôleurs. Le plus gênant avec ce cliché, comme avec la plupart des clichés, d’ailleurs, c’est qu’il est loin d’être totalement faux, ce qui rend son contournement particulièrement délicat, et qu’on est donc fortement tenté de se vautrer allègrement dedans, comme ceux d’avant, comme ceux d’après. Alors oui, Nick Drake, bande-son des matinées humides et des soirées maussades, dentelle d’arpèges où trouver un abri contre le vent qui tempête au dehors ou voile délicat dans lequel s’envelopper en attendant que les nuages aient asséché leur incessant flot de larmes. Il fera meilleur plus tard, semble-t-il suggérer, et il va même aller jusqu’à le proclamer, reprenant une formule de météorologiste optimiste (à défaut d’être parfaitement lucide, ce qui est excusable, pour quelqu’un dont le métier consiste à avoir la tête dans les nuages). Nick Drake remodèle donc la formule “brighter later” d’usage en cas d’averse en l’affulbant de deux y pour l’élégance et la symétrie, et décide de regarder venir le printemps, après avoir chanté la triste destinée des cinq dernières feuilles de l’automne. Voilà comment il va dessiner le deuxième visage de son œuvre tricéphale, celui qui aura été le plus poli , le plus travaillé et le plus joliment orné ; il va y passer des mois, et pourtant ni le soin qu’il y aura apporté, ni l’éclat qu’il aura réussi à lui donner ne suffiront à le faire ressortir autant qu’il l’aurait mérité. Et contrairement aux deux autres, même le temps ne lui rendra pas entièrement justice et ne parviendra pas à le faire briller assez fort pour le sortir de l’ombre des deux autres chefs-d’oeuvre entre lesquels il est condamné à rester coincé (triste sort du cadet).
Il faut dire qu’il ne paye pas de mine, ce deuxième opus, avec sa photo sombre en médaillon sur un fond mauve... C’est à peine si l’on a daigné y apposer quelques touches de couleurs plus vives pour faire ressortir le titre et le nom de l’artiste. Le parti pris de la pochette sobre et discrète se comprend sans trop de problème, surtout quand le contenu est aussi luxuriant - mais était-ce une raison pour choisir une photo aussi peu avenante ? Le Nick Drake qui trône sur une vieille chaise en bois, replié sur ça guitare et les pieds caché derrière une paire de grosses chaussures crasseuses à franchement l’air de nous faire la gueule, et de penser que, plus beau plus tard, c’est bien joli, mais qu’il n’en serait pas si sûr, lui, au contraire. Le visage dans l’ombre de ses cheveux et le regard noir, il a tellement l’air de vouloir qu’on s’en aille, loin, qu’on lui foute la paix, histoire qu’il puisse avoir un peu de temps, tranquille, avec sa guitare, pour une fois, que plus d’un a dû être tenté de passer son chemin et de laisser ce mal-luné pleurnicher dans son coin. Pourtant, il ne pleurniche pas une seconde, et a tout sauf l’air de faire la gueule dès lors que sa voix s’envole ou que ses mains font frémir les cordes de sa guitare ; d’ailleurs, il est tout à fait possible qu’il ne fasse pas du tout la gueule sur cette fameuse photo et que la noirceur de son expression soit simplement le fait d’un éclairage malheureux. Non, Nick Drake ne se complaît pas dans les larmoiements et les lamentations, il n’a même pas l’air si triste qu’on le dit, simplement un peu ailleurs, paumé dans des rêveries mélancoliques ou des méditations vaporeuses. Et encore, il a beau avoir la tête perdue dans les nuages, il n’est pas du tout à côté de ses pompes (même s’il cherche à nous le faire croire, le fourbe).
Il sait où il veut aller, apparemment, et il prendra le temps qu’il faudra pour se rapprocher autant qu’il en est possible des sommets. Première étape, bien s’entourer. Ce jeune homme a beau se traîner une réputation de timide maladif aux confins de l’autisme, refusant de mettre les pieds sur une scène ou de regarder autre chose que le mur pendant les séances d’enregistrement, il a rameuté du monde et ne joue pas un seul titre sans accompagnement. Il va les chercher dans le folk (Dave Pegg, Richard Thompson), le jazz (Ray Warleigh, Chris McGregor), le rock (John Cale), sans oublier de rappeler ses acolytes de Five Leaves Left pour la production et les arrangements. Enfermés dans un studio pendant de longs mois, ils vont ciseler délicatement une dizaine de titres aériens et lumineux, tissant une dentelle légère qui frémit au rythme des flûtes et des cordes. De l’avis de beaucoup de ceux qui ont participer à l’ouvrage, le perfectionnisme n’a pas été vain et le résultat n’aurait pas pu être meilleur : autant le producteur Joe Boyd que l’ingénieur du son John Wood le considère comme l’enregistrement le plus impeccable et le plus abouti auquel ils aient jamais participé, et il est difficile de ne pas les croire.
Bryter Layter n’est pas forcément le meilleur album de Nick Drake, ni le plus impressionnant ; on ne peut même pas dire que c’est le plus subtil ou le plus délicat, tant ces deux qualificatifs semblent s’appliquer à à peu près tout ce qu’a touché le musicien. Il se contente d’être diamant dont chaque facette serait parfaitement polie et refléterait le même éclat d’une pureté incroyable. Et là, normalement, on se tait, et on reconnaît que tout ce qu’il y a dire, c’est qu’il n’y a rien à dire. Sauf que. C’est un peu facile, de s’en tirer comme ça, et puis ça ne coûte rien d’essayer. On parle sans doute beaucoup moins bien que le disque, qui raconte très bien tout ce qu’il a à raconter, mais encore heureux ; le but n’a jamais été de lui voler la vedette, de toute façon, pour une fois que c’est lui qui est en vedette.
Five Leaves Left était un album crépusculaire, qui peuplait la pénombre des fins de journées automnales de silhouettes effacées. Pink Moon sera un album nocturne, hanté de rêves étranges et d’accords déconcertants qui tourmentent les cordes d’une guitare désorientée à laquelle on a fait perdre tout ses repères de tons et de hauteur. Bryter Layter est leur pendant diurne, lucide et ensoleillé. Les chansons fleurissent doucement, s’étirent, se meuvent délicatement comme si elles s’éveillaient sans vouloir brusquer leur monde, à l’image de l’Introduction instrumentale qui déploie modestement ses cordes derrière la guitare infatigable de Nick Drake, annonçant l’arriver en fanfare (ou presque, au son des cuivres en tout cas) de Hazey Jane II, probablement la chanson la plus enjouée du songwriter. Apaisée et apaisante, la voix immuable de Nick Drake se mêle gracieusement à une instrumentation enlevée, portée par la guitare de Richard Thompson et par des cuivres fringants et nous invite à faire pousser les cheveux de notre frère et de prendre le temps de clarifier un peu notre histoire, avant de conclure sur un mystérieux “Si les chansons étaient les répliques d’une conversation, la situation serait parfaite”. Il va donc converser avec nous pendant les quelques dizaines de minutes qu’il nous reste ne sa compagnie, quoique ses textes nimbés de poésie restent souvent plutôt sibyllins, collection d’échos magnifiés par une voix qui fait résonner chaque lettre de chaque syllabes et caresse les rimes jusqu’à ce qu’elles renferment plus de sens que des phrases entières. À partir de là, les chansons s’enchaînent avec une fluidité incroyable, coulant comme un ruisseau à travers les sillons du disques, scintillant de notes cristallines et enveloppant dans une douce fraîcheur. Simples et magnifiques, étincelantes de pureté et de grâce dans ce savant dosage de tristesse, d’espoir, de rêves et de sagesse qui teinte dans une palette de nuances subtiles l’ensemble de l’oeuvre de Nick Drake. Les choses vont trop vite en ce bas monde, dirait-on, alors il se pose, chante ses chansons, tisse ses arpèges improbables, laisse aux mots le temps de naître, de s’envoler et de s’éteindre à leur rythme, quitte à former une légère brume à laquelle il faudra s’accommoder avant de percevoir toute la beauté de ces chansons en sfumato. Du coup, ses mélodies sont sans âges, coincée entre des angoisses juvéniles et une sagesse millénaire, invitant à nous porter sur leurs ailes vers des cieux plus cléments, semblant promettre au passage d’écarter les nuages qui barrent le chemin aux rayons de soleil et de louvoyer entre les goûtes de pluie - jusqu’à ce que Fly vienne nous rappeler qu’on est désespérément cloués sur le sol, et que ce n’est pas si désespérant que ça et n’empèchera pas les nuages de passer leur chemin : “And the clouds will roll by, and we’ll never deny, it’s really too hard, for to fly”...
Là un Poor Boy vient nous chercher, emmené de main de maître par le piano de Chris McGregor et soutenu par les chœurs de Pat Arnold et Doris Day ; pas loin de l’auto-dérision, Nick Drake se caricature en jeune garçon errant en solitaire et garde toute sa superbe - et miraculeusement, une fois encore, le moindre éléments de la chanson apparaît incroyablement maîtrisé, orchestré, et pourtant l’harmonie se crée et se maintient d’elle-même sans qu’aucun ne prenne le dessus. Il vient de dire que c’était bien trop dur, mais il ne retirera pas cette impression qu’on va s’envoler avec lui, en pleurant, parce que la beauté atteint parfois ce degré où elle n’a d’autre issue que de se matérialiser et de ruisseler en perles lacrymales. En l’occurrence, cette beauté est déjà tellement chatoyante, fluide et limpide que la métamorphose s’impose presque naturellement. Et comme si ça ne suffisait pas, parce que Nick Drake est bien décidé à nous achevé en douceur, il faut que cette rivière de musique débouche sur Northern Sky, chanson d’amour (ou d’autre chose, peu importe, à vrai dire, tant qu’elle existe) déroutante de simplicité et d’harmonie, où la guitare ronronne comme un nuage qui passe devant le soleil avant de poursuivre son chemin à travers les cieux d’une journée froide et claire, pendant que le piano de John Cale s’élève pour la rejoindre, et, note après note, s’envole haut, très haut, vers des sphères éthérées qu’on aurait pensées inatteignables, pour finalement déverser sa lumière épurée par les frissons du vertige sur des mots déconcertants dans leur évidence et leur douceur naïves. Et de demander :“M’aimerais-tu pour mon argent ? M’aimerais-tu pour mon visage ? M’aimerais-tu pendant l’hiver ? M’aimerais-tu jusqu’à ma mort ?” tout en traduisant à la perfection dans sa musique la moindre des émotions qu’il effleure dans ses paroles.
Et il s’en va, masqué derrière une flûte dont on ne sait si elle pleure ou elle rit, et si elle de bon ou de mauvais augure mais qui court parmi les derniers méandres sonores de la rivière, qui coule sous l’ombre d’un sous-bois filtrant la lumière du jour - Sunday, qui se transformera en lundi alors le Soleil clair et paisible cédera sa place à une Lune rose et tourmentée.
Vos commentaires
# Le 16 novembre 2017 à 11:33, par BOLLEROT BERNARD En réponse à : Bryter Layter
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |