Incontournables
Rain Dogs

Rain Dogs

Tom Waits

par Sylvain Golvet le 27 janvier 2009

Paru le 30 septembre 1985 (Island).

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Rain Dogs est encore aujourd’hui, et probablement pour toujours, considéré comme l’aboutissement ultime de la carrière de Tom Waits. Par les fans d’abord puisque les plus purs n’hésitent pas à se qualifier justement de Rain Dogs. Mais c’est aussi un succès critique et public qui attendait Waits en cette fin d’année 1985. Une reconnaissance sous forme de consécration, après une carrière entamée dans le jazz et le blues de club, deux genres auxquels il imprimait déjà sa patte, mais qui entama un bien étrange virage avec Swordfishtrombones, son précédent opus de 1983, où Waits laissait libre cours à ses penchants les plus surréalistes et à son amour des instrumentations les plus variés et des arrangements improbables.

Rain Dogs est donc le deuxième volet d’une trilogie qui consacre son caractère d’artiste unique. Il est l’aboutissement d’une nouvelle démarche pour Waits, inspirée par sa compagne Katheleen Brennan. Plus question ici de jazz de piano-bar enfumé, où l’artiste, penché sur ses touches, pleure dans son whisky le malheur des pauvres gens. Ce n’est pas tant que ses thèmes de prédilections aient changés, avec ces histoires tristes et drôles et inversement, avec pour cadre des rues mal éclairées peuplées de gens louches ; ils ont juste été malaxés, triturés et recrachés de manière ludique, volontairement brouillé par une ambiance surréaliste sous la tutelle artistique de Kurt Weill, Captain Beefheart ou Screamin’ Jay Hawkins. Katheleen se révèle en tout cas un atout précieux pour lui, tour à tour DJ qui lui fera découvrir nombre d’artistes, ou conseillère artistique, insistant et l’épaulant sur sa capacité à gérer le processus créatif d’un album de A jusqu’à Z. On peut, sans que ce soit une vue de l’esprit, considérer que dans la carrière et la vie de Tom Waits, il y eut un avant et un après Katheleen Brennan.

Ce qu’il en résulte, et c’est ici l’élément important de cet opus, c’est la variété des styles qu’il propose, c’est même son credo. Comme les « chiens de la pluie » perdus dans la ville car les intempéries ont effacé leurs traces, ces 19 chansons sont disparates, autonomes, comme autant de personnages et d’histoires coupées des autres. Mais toutes revisitent la musique américaine, de manière (presque) toujours biaisée. La production est sèche et efficace, assurée par Waits lui-même, ce qui les rend intemporelles, l’épuration étant souvent amie des années qui passent, particulièrement pendant cette décennie (soit-disant) maudite. Cette variété vient d’une volonté de Waits de faire correspondre à chaque histoire et à chaque personnage l’ambiance musicale qui lui correspond. Avant, dit-il, les voix avaient beau être uniques, tout le monde semblait porter le même costume. Sont-ce ses incursions de plus en plus fréquentes dans le monde du cinéma qui rendront Waits si attentifs à la couleur musicale de chaque chanson, comme autant de scènes différentes d’un seul et même film ? Probable, mais en tout cas, le monde du cinéma semble l’apprécier, tournant ces années-là plus d’une fois avec Jarmusch ou Coppola. Waits en tirera de toute façon une envie d’incarner des personnages, même sur disque. « D’une certaine manière, le fait de jouer et de travailler dans des films m’a permis d’écrire, d’enregistrer et de jouer différents personnages dans mes chansons sans que j’aie le sentiment que cela compromettait ma propre personnalité. »

À cet amour des personnages, se joint une tendresse pour les instruments, surtout s’ils sont vieux et fatigués. Cette envie de varier les ambiances s’illustre ainsi par une soif d’arrangements tordus. La liste des instruments utilisés est longue, harmonium, accordéon, trombone, marimbas, banjo. La liste des musiciens l’est donc tout aussi, dont quelques-uns qui sortent du lot, comme Michael Blair, multi percussionniste (congas, marimbas,…) ou Larry Taylor à la basse et contrebasse. Mais ce sont les guitaristes qui rendent ce casting unique. Pour sa première collaboration avec Waits, Marc Ribot marquera en profondeur les esprits au point que l’impact de cet album serait entièrement imputable à son jeu particulier, mélange de blues et de rythmes tropicaux, quand bien même on ne l’entend que sept morceaux sur dix-neuf. Cela dit, sa participation, plus réduite soit-elle, mérite les éloges et participe effectivement à la réussite de l’entreprise.

Mais en tant qu’invité de marque, c’est bien entendu Keith Richards qui attire l’attention. Celui-ci, toujours intéressé par quelques expéditions hors-Stones et avide de rencontre avec des artistes de sa trempe, vient poser ses riffs sur Big Black Mariah, Union Square et Blind Love, une country-song hommage à Merle Haggard. Une collaboration fructueuse et appréciée par les deux musiciens, se trouvant des méthodes communes de composition, cette manière de la faire tourner, de chercher la mélodie, le riff en tâtonnant et en jouant inlassablement. Et c’est à l’instinct que Richards rentre dans ces chansons. « C’est quelqu’un de très spontané, il bouge comme une sorte d’animal. J’essayais de lui expliquer Big Black Mariah et finalement j’ai commencé à bouger d’une certaine manière et il me dit “Oh, pourquoi ne pas avoir commencé par ça ? Maintenant je vois de quoi tu parles.” ». Une ronde entre deux animaux en quelque sorte.

Blues, Country, Gospel, Fanfare, Polka même : citons quelques jalons de cet album unique. Jockey Full of Bourbon où la guitare de Marc Ribot y fait des merveilles, apportant à ce blues des rythmes carribéens où les notes sont à la fois tranchantes et chaloupées, de même que sur Rain Dogs, le morceau. Time, une complainte épurée, où la guitare acoustique de Waits se mêle à un fond sonore d’accordéon dans une ambiance déchirante. Gun Street Girl, elle, est un blues de pénitencier, où Waits confirme son goût pour les percussions atypiques ; là une barre de fer ou une pioche marque le rythme. De même, Diamonds & Gold ne pouvait, avec un titre pareil, de détacher d’une sonorité toute métallique. Des morceaux plus étranges encore sont aussi disséminés ici et là. Cemetery Polka, ou l’instrumental Bride of Rain Dogs où Waits s’amuse avec un harmonium. On pourrait également citer Downtown Train, qui deviendra un hit en 1990 au micro de Rod Stewart, mais qui n’aurait pas dépareillé dans le répertoire de Springsteen. Enfin, l’album se clôt de la plus belle manière avec Anywhere I Lay My Head, où la voix rauque de Tom Waits semble transporter toute la misère du monde. Comme pour conjurer cette tristesse, une fanfare enjouée conclut le voyage et nous sauve du désespoir.

Le pire, c’est que l’album vaut bien plus que la somme de ses parties. D’une étrange cohérence, ses composants se mélangent parfaitement, là où Swordfishtrombones souffrait quelque peu de ces disparités. Un dosage parfait, probablement dû au hasard, à une sorte d’état de grâce éphémère, Tom Waits étant réputé pour laisser vivre ses chansons et ne pas avoir peur des accidents. Si accident il y a ici, on souhaitait assurément en entendre plus souvent.

Bizarrement, malgré l’aura qui l’entoure, il existe assez peu d’héritiers de ce Tom Waits là. Quel jeune artiste bouscule aujourd’hui autant les rythmes, les accords pour donner de pareilles perles, avec une connaissance si avisée de la musique populaire américaine ? On pourrait éventuellement citer Nick Cave ou dans un autre genre Sufjan Stevens, voire même Arno pour le versant européen. Cela dit quel besoin de chercher chez les autres ce qu’on trouve encore chez lui-même. En 2009, Tom Waits est toujours en forme, sort de nouveaux albums et ses musts sont encore en vente libre, tel ce Rain Dogs indispensable. De quoi se plaint-on au juste ?



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Tracklisting :
 
1- Singapore (2:46)
2- Clap Hands (3:47)
3- Cemetery Polka (1:51)
4- Jockey Full of Bourbon (2:45)
5- Tango Till They’re Sore (2:49)
6- Big Black Mariah (2:44)
7- Diamonds & Gold (2:31)
8- Hang Down Your Head (2:32)
9- Time (3:55)
10- Rain Dogs (2:56)
11- Midtown (1:00)
12- 9th & Hennepin (1:58)
13- Gun Street Girl (4:37)
14- Union Square (2:24)
15- Blind Love (4:18)
16- Walking Spanish (3:05)
17- Downtown Train (3:53)
18- Bride of Rain Dog (1:07)
19- Anywhere I Lay My Head (2:48)
 
Durée Totale : 53:46
 
Sources :
 
-* Tom Waits Library : http ://www.tomwaitslibrary.com
-* Cath Carroll, Tom Waits, Complainte d’un chien sous la pluie, Camion Blanc.