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par Emmanuel Chirache le 1er décembre 2009
Paru en 1973 (Polygram)
Avec un titre en forme de manifeste utopique (en substance, "nous sommes tous frères et sœurs") et un cliché de famille interraciale pour photo intérieure, voici un disque qui représente bien l’apogée de la période post-hippie. En 1977, les punks allaient balayer cette ère sur fond de crise économique, mais en 1973 ce sont toujours les jeunes gens aux cheveux longs et en chemises à fleurs qui tiennent le haut du pavé, en dépit de toutes les désillusions que le mouvement a pu connaître au fil de son existence (Altamont, les drogues, les dérives sectaires, les meurtres de la Manson Family, la radicalisation violente des mouvements sociaux, etc.). Pendant que les Anglais reviennent aux sources du rock’n’roll fifties avec le glam rock, Bowie et T.Rex en tête de peloton, les Américains déplacent quant à eux le centre de gravité de leur musique en le faisant passer de la côte ouest au sud des Etats-Unis, soit de la scène psychédélique au rock dit "sudiste" (ou southern rock). Nous avons déjà dit dans un autre article ce que nous pensions de cette appellation étrange. En réalité, les hippies reviennent aux sources rurales du rock en appliquant au blues et à la country les structures du psychédélisme : morceaux plus longs, plus travaillés, plus techniques, foisonnement instrumental, improvisation courante, solo systématique.
Cet amalgame entre culture blues/country et culture hippie ne donnera pas que des bons résultats. Des formations comme The Band, Fleetwood Mac ou le Jeff Beck Group, sans être infamantes, contribueront toutefois à scléroser le blues-rock dans des canons à la fois commerciaux et ampoulés qui paraissent largement datés aujourd’hui. Les premiers disques studio des Allman Brothers n’échappent pas non plus à la règle, et ce n’est pas un hasard si l’album le plus apprécié du groupe est un live, le fameux At Fillmore East. Et pourtant. Pourtant, une fois le mythique guitariste Duane Allman décédé dans un accident de moto, les Allman Brothers produiront leur meilleur opus, ce Brothers and Sisters que d’aucuns (dont votre serviteur) préfèrent au live susmentionné. Pour tragique qu’elle soit, la mort de Duane permet alors au second guitariste Richard Betts de donner la pleine mesure de son immense talent. Sur les précédents disques déjà, il resplendissait à la slide et répliquait de façon géniale aux soli de son comparse. Duane Allman lui-même avoua un jour : « Je suis le plus célèbre, mais c’est lui le meilleur guitariste. »
Indéniablement, Brothers and Sisters doit ses qualités en majeure partie à celui que ses amis surnomment "Dickey" Betts. Le guitariste est en effet l’auteur de la plupart des chansons, dont l’énorme tube Ramblin’ Man. C’est aussi lui qui chante sur ses propres compositions, et force est d’avouer qu’il n’a pas grand chose à envier à Greg Allman, le chanteur officiel du groupe. Outre cette importance accrue de Betts, l’autre innovation du disque concerne l’arrivée d’un petit nouveau dans la famille Allman. Il s’agit du claviériste Chuck Leavell, jeune homme de vingt-et-un ans à l’époque et futur collaborateur des Stones et d’Eric Clapton. Entre Leavell et Betts, le courant passe très bien et la collaboration se révèle plus que fructueuse. Les influences blues et country du second se mêlent ainsi parfaitement au piano du premier. Parfois, les deux instruments se répondent directement, comme sur ce passage à la fin de Wasted Words, ou bien l’incroyable solo de Pony Boy. Le tout est admirablement produit par Johnny Sandlin, qui confère à l’ensemble une redoutable modernité. Rares sont les disques des années soixante-dix à n’avoir pas pris une ride à ce point-là, à conserver autant la chaleur du son et le dynamisme de la musique.
Impressionnant par sa maîtrise technique (cf. les parties de slide-guitar tout au long du disque), Brothers And Sisters fait surtout preuve de fluidité. Contrairement à l’emphase pesante de la plupart des groupes du genre, les Allman Brothers montrent ici un savoir-faire mélodique de très grande qualité, à l’image de l’énormissime Ramblin’ Man. Avec son refrain accrocheur et ses guitares virevoltantes, le single séduit un public avide de bonne country rock et se classe numéro deux au Billboard, avant de s’imposer comme un classique incontournable. Le final à la slide, sur lequel tout amateur de Guitar Hero s’est pris pour Richard Betts à grands coups de vibrato, est un feu d’artifices d’une richesse et d’une variété hallucinantes. Les longs glissando du bottleneck à la toute fin du morceau resteront comme la signature éternelle de l’un des plus grands titres de country rock. Une réussite qui ne doit pas occulter pour autant le reste de l’album, six petites chansons de grande classe - à l’exception de la reprise trop convenue du blues Jelly Jelly.
Là encore, Richard Betts brille par ses compositions, à commencer par Jessica. Cet instrumental euphorisant repose sur un petit bijou de gimmick acoustique joué en boucle tout au long du morceau ; puis viennent s’ajouter les descentes d’accords au clavier de Chuck Leavell auxquelles répondent les motifs mélodiques à la guitare électrique tricotés par Betts. Les deux hommes ne dissimulent pas la joie qu’ils éprouvent à se renvoyer la balle, contribuant ainsi à la bonne humeur du disque. Le dialogue slide-guitare/piano continue d’ailleurs de resplendir avec Pony Boy, blues enjoué et sautillant qui voit Betts pousser encore plus loin son talent de mélodiste. Il y a du génie dans ce morceau quasi parfait qui couine de plaisir au gré du bottleneck filant sur les cordes. Nul doute qu’au panthéon de la slide, Pony Boy se taille une place de choix aux côté du Dust My Broom d’Elmore James, du No Expectations stonien ou de In My Time Of Dyin’ repris par Led Zeppelin.
Dernière chanson signée Betts, Southbound s’inscrit dans une lignée plus traditionnelle mais conserve la même énergie et le même charme que les autres. Chuck Leavell se révèle toujours aussi brillant, tandis que la basse de Lamar Williams (qui remplace le défunt Berry Oakley après les deux premiers titres) bourdonne plus qu’à son tour. Moins inspiré que son guitariste, Greg Allman apporte toutefois sa pierre à l’édifice en écrivant le sympathique Wasted Words et le mélancolique Come And Go Blues. Du blues-rock efficace et percutant, comme les Allman Brothers n’en produiront plus que de façon erratique, une fois de temps en temps. Pour l’heure, le groupe est au top, il incarne le bonheur communautaire hippie, le rêve sudiste d’être une grande famille et de jouer ensemble. Ce message de paix et d’amour (un certain "peace and love" carrément ringard si j’en crois mon voisin de palier fan de hip hop et prêt à m’embrocher vivant parce que j’ai renversé par accident un pot de confiture qui traînait dans la cage d’escalier), Brothers and Sisters l’exprime par l’allégresse de ses jams et le rayonnement solaire de sa musique. C’est bien simple, on dirait le sud.
La somptueuse pochette symbolise elle aussi cet état d’esprit. Dans un cadre bucolique, au milieu d’un parterre de feuilles mortes automnales, on y aperçoit sur le recto le petit Vaylor, fils du batteur Butch Trucks, tandis qu’au verso apparaît Brittany, la fille du regretté Berry Oakley. Sans oublier la grande photo centrale, ce portrait de famille qui rassemble musiciens, amis, roadies, leurs épouses et enfants dans un heureux melting-pot de couleurs, d’âges et de genres. La famille Allman vit en réalité ses derniers instants de plénitude avant de succomber sous le poids de l’individualisme croissant, une désillusion illustrée lors du procès de Greg Allman pour usage de drogues, quand celui-ci accepta de témoigner contre John "Scooter" Herring, son ami, tour manager et garde du corps, afin de sauver sa peau. C’était en 1976, soit trois ans après la sortie de ce disque intitulé Brothers and Sisters.
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