Dernière publication :
mercredi 15 avril 2015
par mot-clé
par index
par Béatrice le 21 novembre 2006
Paru en octobre 1978 (Elektra)
Nous sommes en 1978, quelque part au milieu des États-Unis - une nuit qui pleure un crachin glacial et insinueux, recouvrant d’une pellicule luisante les trottoirs bosselés d’une ruelle sombre. Au coin d’un pâté de maisons délabrées, un vieux bar désaffecté, sur le comptoir duquel s’amoncellent les verres crasseux dans lesquels une poignée d’ivrognes ont un soir noyé un peu de leur désespoir ; deux ou trois d’entre eux, qui ont apparemment plongé avec lui, meublent la salle vide, affalés sur une chaise bancale ou écroulés sur une table branlante. La plupart des ampoules ont sauté il y a trop longtemps pour qu’on se rappelle qu’elles avaient éclairé un jour, celles qui ont survécu agonisent en clignotant, projetant des ombres difformes sur les murs jaunis et leur peinture qui s’écaille, morcelant lentement les graffiti déconstruits qui la recouvrent.
Dans le fond de la salle, masquées par la fumée des cigarettes condensée dans l’air, quelques planches ont été clouées, dans une vague tentative de figurer une scène. Elles gémissent quand on les piétine un peu trop brutalement, mais elles ont beau râler, elles n’en sont pas moins dignes de confiance, portant indéfectiblement un vieux piano déglingué qui, a en jugé par son état, trône ici depuis suffisamment longtemps pour avoir connu le lieu parfaitement éclairé. Courbée au-dessus des touches poussiéreuses, les yeux mi-clos, un verre de bourbon posé sur le bord du clavier et une cigarette aux trois-quarts consumée coincée entre les lèvres, la silhouette d’un homme oscille, imperturbable, au rythme que lui imposent les quelques musiciens éreintés qui font chanter leur désillusion par leurs instruments. Spectre de groupe errant de bouges miteux en bouges miteux, laissant ses empreintes sur la poussières d’ersatz de scènes comme autant de stigmates de son passage, jouant devant des fantômes pour exorciser sa solitude et insuffler une âme fragile et enfumée dans des lieux depuis longtemps abandonnés.
L’orchestre maudit joue, perdu dans son labyrinthe de mélancolie alcoolique et de misère bourbeuse. Il n’essaye pas de transfigurer son environnement grisâtre, qui a depuis longtemps adressé des adieux désabusé à toute espoir de métamorphose ; non, il se contente de rappeler qu’il est aussi vivant qu’un autre, juste un peu hébété par la guigne et les coups bas de la fortune, qui sait se montrer plus que perverse quand l’envie lui en prend. Alors, le saxo se lamente, les guitares saignent et serrent les dents, la batterie essaye tant bien que mal de renvoyer les coups, le piano cherche le réconfort dans le son de sa propre solitude, la voix se tord d’angoisse et emplit le vide, se meut au son de la musique et transforme les volutes de fumées en silhouette, faisant apparaître des éclopés du destin et des castagnées du hasard qui vont, un à un, prendre possession de la salle désaffectée et la faire vivre de leurs tragédies à deux sous et de leurs ternes éclats bagarreurs. S’ouvre alors un ballet marginal, claudiquant, où les chanceux ne perdent que “29 dollars, et un quart de litre de sang”, alors que d’autres, moins vernis, n’ont que le temps de se traîner au balcon d’un vieux cinéma pour se laisser mourir. On se masse autour des tables, on se raconte des faits d’armes et des exploits brodés de vieille soie effilée, on s’invente une meilleure vie dans des cartes de Noël, on se rappelle une ancienne vie en lisant une lettre d’anniversaire d’une amante jamais oubliée, on prépare des virées sauvages où l’on prendrait le risque de perdre le peu qu’on a encore. Bandits, mendiants, prostituées, vagabonds ou fugitifs, ils s’appellent Romeo, Hilda, Charlie ou Joey, et viennent de Chicago, Omaha, Philadelphie, Minneapolis ou la Nouvelle-Orléans, collectés comme autant de frêles souvenirs des villes que le groupe a un jour traversées, incarnant du mieux qu’ils peuvent des histoires brisées et des destins malmenés à l’abri des regards, dissimulés derrière le voile clinquant d’un rêve américain sur lequel se profile des ombres cauchemardesques. Une seule voix se prête à ces fantômes, trop fatigués pour avoir encore la force de se faire entendre, elle se cabre, se brise, aboyant des menaces désespérées, susurrant des promesses oubliées, s’étranglant quand les mots ne servent plus pour laisser le relai à un piano ou une guitare. Emoussée par le whisky et la cigarette, râpeuse et cabossée, solide comme un roc, elle s’élève dans de doux feulements lorsqu’un chœur de violons l’entraîne dans une reprise désabusée du Somewhere de West Side Story en essayant tant bien que mal de se persuader que le vague espoir qui y est évoqué n’est pas qu’un simple mirage, et que, un jour, quelque part, ils trouveront un endroit pour eux, tout ces gens qui ont pris un mauvais virage et ne savent pas comment se sortir de l’impasse, s’accrochant désespérément à la promesse d’une seconde chance. Mais l’homme du poitrail duquel sort cette complainte a beau nous inviter à “prendre sa main, et il nous y emmènera”, l’endroit qu’il va chanter est aussi morne, glauque et blafard que celui où il se trouve, peuplé de cadavres de chats, de puits à souhaits empoisonnés et de corbeaux décharnés.
Et mot après mot, note après note, faisant se heurter les détails crus et les métaphores brisées, il dépeint cette jungle urbaine, où la cruauté sert de rempart au désespoir et la folie de cache-misère, où le lion se cache pour agonir et où la gazelle titube en essayant d’échapper aux mains des prédateurs, où les vautours se massent à la tombée du jour alors que le dernier loup survivant rôde le long du cimetière. La nuit se peuple et s’anime, se fond dans un décor crépusculaire - qu’importe si l’aube ne vient jamais, ils continueront à jouer au fond de cette pièce miteuse, enrobant des drames marginaux dans de la vieille toile et de la corde rapée qui en finit par paraître plus riche que les plus belles étoffes. On peut abandonner ce crooner déphasé et quitter ce bouge misérable, il sera de toute façon toujours là si on se paume et qu’on y atterrit de nouveau. La pluie sera toujours aussi froide et la nuit toujours aussi noire, les étoiles toujours aussi brillantes et sa voix toujours aussi prête à colporter sa vérité déformées, clamant qu’"il n’a jamais dit la vérité, alors ne peut pas mentir."
Tom attend.
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |