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par Emmanuel Chirache le 11 avril 2013
Paru en mars 1970, réédité en 2008 (Sussex Records/Light In The Attic)
Dans le petit monde des chefs-d’œuvres, il existe au moins deux catégories. Il y a les sacrés, ceux que tout le monde connaît et que tout le monde aime, vénérés presque sans y penser dans un réflexe culturel devenu naturel. On y dénombre Abbey Road, L.A. Woman, Pet Sounds, Blonde On Blonde, Let It Bleed, London Calling, OK Computer, etc. Des albums que même des crétins que leur goût porte habituellement vers la variété internationale, creuset informe rempli de tous nos cauchemars, écoutent, sinon connaissent. Si nous étions d’horribles snobinards, leur œcuménisme nous les rendrait presque fades. Pourtant, ils restent comme des phares pour le voyageur égaré, des balises intangibles, des sentinelles fidèles au poste qu’il est toujours si doux de retrouver quand on est perdu. Mais dès que le navigateur commence à bien savoir ses cartes et à retrouver son chemin les yeux fermés, ils s’amuse alors à chercher dans le paysage d’autres repères moins évidents qui pourront le guider. Une étoile, une falaise, une île, le vol des mouettes. Il en va de même pour l’amateur de rock. Celui-ci délaisse parfois les chefs-d’œuvre classiques pour d’autres, plus confidentiels, oubliés, décalés, qui s’adressent davantage aux curieux, aux blasés, aux mélomanes, aux spécialistes d’un genre ou d’une période. Ce sont Forever Changes, Odessey And Oracle (ces deux-là étant en procédure accélérée de canonisation), Black Monk Time, Wanted ! The Outlaws, Fire Of Love, The Director’s Cut, j’en passe et des meilleurs. Vous l’aurez deviné, il faut ranger Cold Fact de Sixto Rodriguez dans cette colonne.
Sixto (parce que sixième enfant de sa fratrie) Rodriguez est né à Détroit en 1942 dans une famille d’immigrés mexicains de la classe laborieuse. Peu doué pour les études, le jeune garçon s’oriente vite vers une carrière de musicien. Comme tous les folkeux désargentés, il erre bientôt de rue en rue et de beuveries en beuveries en jouant du blues, du folk et de la pop. Nous sommes alors à la fin des années soixante, à une époque où la contre-culture atteint le point culminant de son influence sur les esprits de la jeunesse occidentale. Poète à la verve urbaine, engagée et marginale, Rodriguez prend part au mouvement et se produit dans tous les lieux interlopes que compte Détroit. Cabarets de prostituées, bars gay, clubs de motards, autant d’endroits qui semblent mieux lui convenir que les cafés fréquentés habituellement par les artistes folk. Le campus étudiant de la Wayne State University l’accueille également, où l’effervescence culturelle provoque chaque jour son lot de rencontres et de découvertes. En 1967, le guitariste croise donc la route d’un producteur qui lui permet de sortir son premier single chez Impact Records. Un flop. Mais le pas est franchi. Surtout, Rodriguez a fait la connaissance de Dennis Coffey et Mike Theodore, arrangeurs, compositeurs, musiciens et bientôt... producteurs de Cold Fact.
Ceux-ci ont été marqués par leur première vision du chanteur en plein récital. Dans sa singulière posture dos au public (comme Miles Davis), Rodriguez plaque chaque soir ses accords avec l’emphase de ceux qui possèdent une flamme intérieure, récitant des paroles dont l’inspiration provient directement d’une vie de bohème déjà bien remplie. « Il avait un don avec les mots, se souvient Dennis Coffey, il vous faisait pénétrer grâce à eux dans l’univers impitoyable de son monde et dans les luttes que les gens y menaient. » Theodore et Coffey sont subjugués par cette apparition quasi mystique, à tel point qu’ils font de Rodriguez leur tête de pont pour lancer leur carrière chez Sussex Records, label tenu par Clarence Avant. Dès cette époque, Clarence Avant représente l’une des personnalités afro-américaines les plus influentes dans le business de la musique, ce qui se confirmera par la suite avec la création de la filiale d’Universal Avant Garde et du label Tabu Records, sans parler des innombrables artistes qu’il aura produits, managés, conseillés, de Bill Withers à Queen Latifah en passant par Miles Davis, Kool & The Gang ou Michael Jackson. C’est donc cet homme-là qui va s’enticher d’un modeste Chicano et lui offrir des conditions d’enregistrement royales.
Car Avant peut compter sur une paire d’arrangeurs surdoués (Theodore et Coffey) et une équipe de musiciens talentueuse, presque tous élevés au "Motown Sound". Avec Bob Babbitt à la basse et Andrew Smith à la batterie, Sixto Rodriguez bénéficie même du groove unique des Funk Brothers, soit LA section rythmique des tubes Motown. A la guitare électrique, on retrouve Coffey, tandis que Theodore tient le clavier. Les sessions d’enregistrement vont s’étirer sur trente jours, durant lesquels Rodriguez enregistre ses parties indépendamment des autres musiciens. En revanche, impossible pour lui de dissocier son chant de son jeu de guitare, les deux étant liés dans une métrique très personnelle, voire carrément bancale. Les producteurs s’arracheront d’ailleurs les cheveux pour caler les sections de cuivre ou de cordes sur le tempo irrégulier de Rodriguez. Et pourtant, le résultat dénote une science de l’orchestration, du détail, voire de l’expérimentation, absolument sidérante. Sur le hit Sugar Man, Theodore et Coffey ont eu l’idée d’ajouter par-dessus la guitare une piste de violons joués à l’envers, ce qui donne ces espèces de chants de baleine suraigus et oniriques. De la même façon, les touches de percussions sur Crucify Your Mind révèlent un souci du timing sans égal. En résumé : toujours le bon instrument au bon moment. Cette délicatesse dans l’art d’arranger les chansons trouve sans doute sa plus belle expression dans le somptueux Inner City Blues, où les phrases du chanteur sont ponctuées par divers effets instrumentaux qui assurent à la musique un relief incroyable.
Et trente-huit ans après, les chansons de Cold Fact ont gardé tout leur éclat. Pas le temps de réfléchir, l’auditeur est tout de suite travaillé au corps, secoué, transporté, balayé comme une poussière emportée par l’œil du cyclone. Sugar Man convainc d’entrée le sceptique, Only Good For Conversation agresse les tympans, Crucify Your Mind promène l’âme, The Establishment Blues titille l’esprit critique, Rich Folks Hoax noue l’estomac, Hate Street Dialogue retourne les sens, Forget It les apaise, Inner City Blues les stimule, Gomorrah les surprend. Les mélodies sont lumineuses, le plaisir immédiat. La musique de Rodriguez foudroie. Au sens amoureux du terme. On s’en éprend éperdument, passionnément, totalement. Tout y est familier et pourtant si unique. La voix du chanteur, par exemple, prend des accents dylaniens tout en s’en écartant radicalement. Jamais Dylan ne chanterait des morceaux pareils. Le jeu du guitariste aussi surprendra celui qui voudrait l’imiter sur au hasard Hate Street Dialogue ou Crucify Your Mind. Comme beaucoup de grands musiciens, Rodriguez joue en effet des accords très simples d’une façon très complexe. A la fois saccadé et fluide, son mouvement du poignet sur les cordes ne ressemble à aucun autre. Les mélodies peuvent rappeler alternativement Donovan, Leonard Cohen, Simon & Garfunkel, Love, sans pourtant qu’on y pense une seule fois durant leur écoute. En fait, comme la plupart des très grands artistes, Rodriguez rayonne sur chaque titre, même s’il n’en est pas l’auteur. Parce qu’il faut le signaler : un chef-d’œuvre comme Hate Street Dialogue n’a pas été composé par lui mais par Coffey, Theodore, et l’écrivain Gary Harvey, lesquels se sont mis pour l’occasion dans la peau de Rodriguez.
Si la musique, les ambiances et les climats des chansons possèdent un charme instantanément perceptible, il faut reconnaître que l’écriture de Rodriguez, par ailleurs très musicale, apporte une véritable plus-value à l’ensemble. Que ce soit le fameux vers psychédélique de Sugar Man « Silver magic ships you carry, jumpers, coke, sweet Mary Jane », les propos désabusés de Crucify Your Mind, la logorrhée contestataire de The Establishment Blues, le questionnement ad lib de I Wonder, ou les affres poétiques du poignant Rich Folks Hoax :
The sun is shining, as it’s always doneCoffin dust is the fate of everyoneTalking ’bout the rich folksThe poor create the rich hoaxAnd only late breast-fed fools believe it.
« Quand vous avez affaire à une chanson de Rodriguez, explique Mike Theodore, vous n’êtes pas face à une chanson comme les autres. Elle peut être douce et mélodique, mais le contenu est toujours quelque chose auquel vous ne vous attendez pas. » Desservi par une promotion inadaptée et un distributeur, Buddha Records, qui privilégie ses propres disques, Cold Fact passera totalement inaperçu en dépit des espoirs que le label avait placés en lui. Il faudra attendre environ une décennie pour que Rodriguez apprenne qu’il est une méga star en Australie et presque vingt ans de plus pour qu’il découvre que l’Afrique du Sud le vénère. Réédité en 2008 par Light In The Attic, qui a effectué un travail de packaging et une documentation historique remarquables, le disque recueille enfin aujourd’hui les louanges qu’il mérite.
Article initialement paru le 6 janvier 2009.
Vos commentaires
# Le 20 mai 2013 à 22:29, par Saucisson En réponse à : Cold Fact
# Le 20 mai 2013 à 22:38, par Aurélien Noyer En réponse à : Cold Fact
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