Dernière publication :
mercredi 15 avril 2015
par mot-clé
par index
par Lazley le 5 octobre 2010
sorti le 10 juillet 2001 (Ipecac Recordings)
"Fantômas semblait encore une fois assuré de l’impunité. Il agissait à la façon d’un homme qui compte sur la frayeur qu’inspire sa seule apparition, pour faire perdre toute présence d’esprit à ceux qui se trouvent devant lui, pour ôter non seulement toute possibilité, mais même toute envie de résister." - Le Cercueil Vide, par Souvestre & Allain
Nous sommes donc, cent ans après ses premières horreurs, à nouveau confrontés à cette réelle menace pour l’équilibre de nos vies, ce fléau de la morale qui osa un jour se prétendre "maître de tout et de tous". Usant plus que jamais de son don de transfiguration, ce sinistre personnage s’est trouvé depuis quelques années un avatar terrifiant, insaisissable, bref plus qu’approprié à ses nouveaux plans de domination : celui de Mike Patton, vocaliste et compositeur contemporain. On savait le criminel versé dans tous les domaines, phagocytant toutes les branches du patrimoine humain, parasitant tout sur son passage. Mais un appâtant milieu restait encore à l’abri des manigances tordues du Roi des tortionnaires : la musique...
Il ne s’agit bien sûr pas ici de prétendre que Fantômas vit toujours. Pas vraiment... Mais, on peut affirmer sans la moindre hésitation que son héritage et les desseins implacables que le génie du crime passa des années à poursuivre viennent d’être exhumés. Ce qui constitue probablement un danger autrement plus écrasant qu’un retour physique du plus grand malfaiteur de notre Histoire. Paradoxalement, le rire carnassier de ce prédateur aux milliers de visages lacère bien plus nos pauvres songes depuis sa réapparition culturelle - et donc impalpable - qu’il le pouvait lors de la triste existence de Fantômas.
Tout ceci est le fait dudit Michael Allan Patton, dont il convient de rappeler les prérogatives. Œuvrant dès l’âge de quinze ans au sein du collectif musical le plus dadaïste de la fin du XXème siècle, Mr. Bungle, le jeune homme, disposant de prodigieuses capacités vocales (plus de huit octaves prêts à subir l’exigence de sa glotte), défiait déjà les lois de "probité du son" strictement établies depuis la mort du rock évolutif, coulant avec les Beatles. Comme Zappa avant lui, le petit Mike comprit très rapidement le secret de l’immortalité pop : soumettre TOUTES les variations, aussi appelées "genres", à son désir de création. Et, puisqu’il ne peut y avoir de tel idéal sans stratégie minutieusement élaborée, Patton rejoignit en 1989 Faith No More, arme fatale qu’il destina dès son arrivée au micro à un avenir mondial et enrichissant. Ce fut le premier contact, inconscient, du musicien avec l’esprit de Fantômas. Patton découvrit alors l’art du transformisme, changeant de visage, adaptant ses talents selon le projet choisi. Ainsi, si chez FNM il était le "funkateer trash" aux dégaines improbables, au sein de Bungle il devenait un gourou occulte de l’élasticité vocale, dévastant sans remords métal, funk, pop lyrique ou reggae stéroïdé. Caché sur scène derrière un masque de catcheur, l’homme affichait sa filiation fantomesque, qu’il soumit peu à peu à des mutations encore plus extrêmes. Participant, en tant que "voix comme instrument d’orchestre", aux albums de John Zorn, saxophoniste de free-jazz versé dans l’art hébraïque, et enregistrant consécutivement deux albums solos d’une violence inouïe (Adult Themes For Voice en 1996 et Pranzo Oltranzista en 1997), Patton ne cessait d’étendre son emprise sur des terres vocales qu’il était le seul à connaître.
Mais il manquait à ce jeune criminel du bruit un soutien de poids, capable de poursuivre ses activités malveillantes loin du voile pesant de la légalité. C’est alors qu’un stratagème proprement monstrueux se développa dans son cerveau d’allumé, se nourrissant des presque dix années de tournées et d’enregistrements incessants que le métabolisme pattonien venait de subir. Narguant le monde de la musique tout entier, Patton s’auto-démasqua, en anéantissant coup sur coup Faith No More en 1998 après le sombre Album Of The Year puis Mr. Bungle l’année suivante, immolant sa première œuvre avec California. Mais ces deux assassinats déguisés (l’habile "rupture pour cause de divergences musicales" étant bien sûr de mise) ne constituaient que la première phase du plan du vocaliste fou. Persuadé de l’importance capitale d’une structure inébranlable pour mener à bien son sombre but, Patton créa son propre label, Ipecac Recordings. Tirée du nom d’une plante vomitive, cette organisation placée sous le contrôle quasi-total de son géniteur se construit à l’opposé de l’ossature d’un label indépendant "classique". Pas question de raser les murs en évitant de croiser les brontosaures de la music distribution. Chaque publication d’Ipecac constitue non pas une piécette de plus, lancée dans la fontaine-aux-miracles d’un art alangui, déconnecté d’une réalité trop complexe pour lui, mais bien un acte POLITIQUE structuré et reposant sur une doctrine simple : une musique populaire totalement (enfin !) désincarnée, existant par elle-même. Délestée ainsi du dépérissement inéluctable de ses créateurs, elle peut alors tendre vers son idéal premier : raconter de véritables histoires, loin de la pollution de l’image (les icônes du rock), voire de paroles explicites traçant des chemins trop bien connus.
Patton put alors mettre à exécution la dernière étape de son plan. Abattant ses cartes et renversant la table, il se mit en chasse pour constituer un état-major digne du projet entrepris. Pas un groupe, non. Enfin, pas au sens fondamental du terme (un nombre plus ou moins déterminé d’individus rassemblés par des caractéristiques communes, la musique). Une nomenclature hiérarchisée plutôt, comptant simplement deux degrés caractéristiques : le créateur (Patton, forcément) et les exécutants. Mais là où n’importe quel artiste solo s’entoure de pointures de studio, proies faciles croissant dans l’ombre du frontman, le chanteur s’alloue les services de trois des pires mafieux du boucan : Dave Lombardo, batteur fou transfuge de Slayer, Trevor Dunn, bassiste et ancien comparse de Patton au sein de Mr. Bungle, et Buzz Osborne, aka King Buzzo,guitariste/chanteur/leader des Melvins. L’implacable arme pouvait être chargée, son nom claquant dans le subconscient paresseux des hommes comme une promesse de carnage imminent : Fantômas, bien sûr.
Réunissant ses nouveaux féaux dès 1998 dans son propre studio californien, Patton accoucha, sous le regard fiévreux du spectre du Maître du crime, d’un premier album sournoisement intitulé Fantomas Amenaza Al Mundo. Glissé dans un écrin fumetti (comics italiens, dont le fameux Diabolik, lecture favorite du chanteur et homologue rital de Fantômas, est le plus éminent représentant), frappé du "Ipecac", la galette fait jaser. Tant il est vrai que pondre un album de trentes "pages" censées illustrer une BD inexistante et atteignant les trois minutes maximum de bruits mixant free metal et collages en tous genres peut paraître effrayant, en ces jours de masturbation musicale pro-réactionnaire. Mais le conducatore Mike sait sa victoire imminente : reste toutefois à concentrer ses talents dans un objet concret, direct qui mettra fin à toutes les divagations/fausses routes du public sur sa vision musicale.
Après un an de tournée éprouvante, au cours de laquelle Patton & co. se frottent à la difficulté inhumaine de rendre Fantômas "scénique", retour en studio et démarrage des séances d’où sortira rien de moins que le don plein d’un espoir mauvais de Fantômas au troisième millénaire : The Director’s Cut. Les répétitions durent, se rallongent, affaiblissent... Non pas que la créativité s’étiole ou même peine ; Patton a déjà esquissé lui-même le squelette de l’album en créant presque toutes les parties par écran interposé (devenant pour le coup un des très rares, sinon le seul créateur domptant la machine sous les coups de sa faim d’art). Mais les leçons "on stage" obsèdent chacun : PRECISION devient le maître-mot du processus. L’improvisation, cette batifolante traîtresse, se voit définitivement bannie. Âge du Chaos Millimétré : une définition qui semble coller au projet. D’autant que l’idée maîtresse du Director’s Cut a de quoi inquiéter ; il s’agit pour le quatuor de reprendre et de détourner des thèmes de films. Vous avez bien lu : détourner des thèmes de films. Peut-il y avoir meilleure preuve du désir qui ronge Patton de sans cesse malaxer l’art et lui imposer sa loi ?
Les premiers résultats, tel ce Cape Fear assassin, circulent vite sur la toile, plongeant les fans dans un doute proche de la sueur froide. Beaucoup craignent la fin d’une piste expérimentale unique, devant le rigorisme dictatorial du titre downloadé en masse. Il n’en est rien : Cape Fear, première déclaration de guerre du nouveau Fantômas, réussit l’exploit insensé de museler le tâtonnement incontrôlé d’une musique "free" pour la chevaucher et l’emmener très, très loin. One Step Beyond prouve cependant que Patton n’a pas abandonné ce qu’il considère comme le credo majeur de ses travaux : "This is music for impatient people". Le morceau jongle ainsi entre des plans éthérés totalement fluides et de vibrants ricochets de fonte. S’installe quasi-instantanément une versatilité venimeuse, suivant cette voie irrémédiablement vouée à un illusionnisme inversé : le magicien Patton dépèce REELLEMENT son œuvre, sous les yeux d’un public persuadé d’une bonne farce. Sur le même ton, Spider Baby envoie à la fosse quinze ans de pseudo-indus’, sans le moindre éparpillement. Le quartette se démultiplie, déploie une foisonnante armada de décibels, mais garde jalousement les clés de son oeuvre. Non pas dans un but obscuranto-élitiste inavoué, mais bien selon le simple désir de survie et de pérennité, trop souvent mésestimé, qui ronge les vrais créateurs.
On ne peut résister à glisser ce trait d’esprit bien connu lancé par Zappa : "L’artiste contemporain refuse de mourir". Patton semble s’être tatoué cette maxime au plus profond de l’âme. Non, Mike se sait mortel, le botoxage créatif, très peu pour lui. Il soufflette simplement la croqueuse d’âme, la faiseuse de légendes aux visages prématurés (au sens propre du mot, soit "pas assez mûrs", insuffisamment irrigués en sève/talent), rejetant quarante ans de "contre"-culture rechristianisée aux orties. PERSONNE ne fera de lui un énième prophète, benoîtement prêt à souffrir pour le public poltron. Une fois encore, le vocaliste terrasse, dans un coup de theâtre rondement mené, la dialectique rance Élu encaissant les bourre-pifs du Destin / Masse apeurée. Pire, ce Director’s Cut devient avec Rosemary’s Baby le cauchemar du public puisque la vengeance des artistes. La berceuse murmurée (dans le film de Polanski comme dans le livre de Levin, le lénifiant début de l’intrigue mêlant Rosemary à de bientôt sordides évènements) prend des allures de sabbat indescriptible (l’avant final du roman, lourde plaie au lecteur anxieux), implosant avec une cruauté forçant les portes du supportable (le désamorcement suffocant de la découverte du bébé). Patton traque et détraque, avec la minutie d’un horloger (ce Charade final, course contre la mort amusée), et réintroduit la terreur dans la musique. Comment ne pas trembler pour son propre monde lorsque sonne The Omen (Ave Satani) ? Là où Amenaza El Mundo transcendait le roman-feuilleton des origines, genre délectable car fournisseur du meilleur des suspense, The Director’s Cut fige l’auditeur dans un rictus blême. Sur Investigation Of A Citizen Above Suspicion, au "Où va-t-on m’emmener à présent, saurais-je jamais le fin mot de cette intrigue" succède un inattendu et plein d’effroi "Non, non, NOON ! Si seulement j’avais su, jamais je n’aurais poursuivi jusqu’ici !"
Il n’est pas nécessaire de connaître les thèmes maltraités pour se laisser happer par cet album. Prenons le Godfather (Parrain, donc) introductif : on imagine sans peine Brando ou Pacino asséner leurs ordres, le mal aux tripes, sur ce déluge de métal d’ellarte. Patton n’a-t-il pas, dès les derniers jours de Faith No More, adopté un paraître (moustache et gomina) digne de la Famiglia ? Même le Night Of The Hunter (Remix) colle au sourire endormi type eau-qui-dort-si-tu-t’approches-t’as-tort de Mitchum et ferait presque oublier l’OST originelle.
Reste un point plus qu’obscur. Comment cet infernal niveau instrumental, à l’insoutenable complexité puisqu’asséné par le supergroupe le plus terrifiant de l’Histoire, a-t-il pu être obtenu de tels personnages ? Explications : si le jeu de Lombardo, connu pour sa propension à déclencher séismes et crevasses aux profondeurs infinies, reste ici simplement instrumentalisé (c’est le mot) par le corpus pattonien, de même pour les mangroves de graves de Dunn, une inconnue demeure. Et elle porte pour nom Buzz Osborne. Leader implacable des Melvins depuis 1985, pratiquant un rock sombre, violent et cynique presqu’immuable, vomissant le succès dès son approche, la matrice d’un alternatif cannibale (où s’entretuèrent grunge, stoner et hardcore) était attendue partout sauf aux côtés de Patton. Comment alors expliquer qu’une personnalité aussi "sculpturale" (c’est à dire au dessein figé) ait pu s’infliger un tel traitement, se subordonnant sans renâcler au projet du vocaliste halluciné, déstructurant son jeu de six-cordes à l’extrême ? Peut-être Osborne souhaitait-il se départir quelque temps de son surnom lourd de sens (King Buzzo... Être le pendant obscur du gosse de Memphis en aurait tué plus d’un, mais pas Buzz, ce titanesque guitariste auquel Der Golem pourrait presque être dédié). En tout cas, il procrée pour l’occasion un nouveau son, bluffant de rareté : comme un grincement de sous-marin rouillé percutant brusquement une roche immergée...
Au final, pour un album presque sans mots, Patton et ses camarades fêlés sont parvenus à l’impossible : s’introniser nouvelle race de musiciens, (pour la prise de pouvoir, écoutez Twin Peaks : Fire Walk With Me), poussant l’exigence à son paroxysme, avec une poigne resplendissante nacrée de risque.
Le "seul groupe qui compte" ? Non, le seul groupe qui "invente" !
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |