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par Emmanuel Chirache le 29 mars 2010
Paru en juillet 1966 (Fontana/Repertoire Records)
Bien souvent, les Troggs sont résumés à Wild Thing, ce tube immortel qu’ils avaient piqué aux Wild Ones pour en faire un bijou, et qu’Hendrix leur subtilisera à son tour en le jouant à Monterey. Ecrit par Chip Taylor (mais peut-on "écrire" un morceau pareil ?), Wild Thing se compose de trois misérables accords répétés en boucle, façon Louie Louie que le groupe reprendra également de mémorable manière. La version des Troggs sort en 1966 et détonne pour son côté simple et brutal. Les guitares balancent le riff sans y penser pendant que Reg Presley rend les paroles sexuellement lascives grâce à sa diction si particulière. L’hilarant solo d’ocarina n’est pas non plus étranger au succès du morceau. C’est basique, sensuel, efficace. Comme d’habitude dès qu’une chanson répond à ces critères, certains y décèlent aujourd’hui une punk attitude en germe, alors qu’il ne s’agit que de rhythm’n’blues ultra radical. Du garage rock, en somme.
A l’origine, le garage rock désigne un type de rock amateur né aux Etats-Unis après la British Invasion. A partir de 1964, lorsque les groupes anglais, Beatles, Stones, Animals, Them, Kinks et Who en tête, commencent à déferler dans le pays, les jeunes ados américains s’échinent à reproduire leur musique dans leur garage (d’où le nom du truc, vous l’aurez compris). C’est souvent nul et raté, mais plutôt frais, spontané et virulent. Les groupes qui pratiquent cet art du pastiche foireux ont pour nom Sonics, Seeds, Chocolate Watchband, 13th Floor Elevator, Shadows Of Knight, etc. En général, leur durée de vie s’étend sur deux ou trois ans grâce à un unique hit précédant un lent mais inévitable déclin. Apparemment anachroniques, puisqu’ils maintiennent en vie la flamme d’un rhythm’n’blues qui s’éteint peu à peu au profit du psychédélisme, les formations garage préparent en réalité le terrain musical pour les punks. En cela, elles font preuve d’une certaine forme de modernité.
Les Troggs, eux, présentent la singularité de faire du garage rock d’origine anglaise. Au départ, ceux qui se nomment Troglodytes rêve de devenir un mélange de Kinks et de Who, envoyant à cet effet une démo de You Really Got Me au manager des Kinks Larry Page. Celui-ci est convaincu par la performance et signe le groupe, qui n’atteindra évidemment jamais le niveau de ses deux modèles. En fait, on peut se demander si les Troggs sont bel et bien incontournables. Sans doute que non si l’on prend en compte leur apport fondamental au rock. Mais après tout, combien de groupes peuvent vraiment prétendre à l’incontournabilité ? En musique, la valeur d’un auteur dépend aussi du plaisir réel que l’auditeur retire de son écoute, en dehors de toute considération historique ou musicologique. Si, et c’est mon cas, une personne préfère écouter From Nowhere à The Dark Side of the Moon de Pink Floyd, cela mérite qu’on s’y attarde.
Sans être révolutionnaires, loin de là, les Troggs auront toutefois inséré une poignée de hits dans les charts anglais et américains. Dès leur premier single, Lost Girl/The Yella In Me sorti en février 1966, le groupe séduit la Hollande, qui apprécie la rapidité du tempo des deux faces. La première, notamment, surprend en effet par la fluidité véloce du rythme, presque militaire, par-dessus lequel Reg Presley chante avec une géniale nonchalance. Puis il y aura Wild Thing bien sûr, numéro 1 aux États-Unis et numéro 2 en Angleterre, bien classé partout en Europe, mais aussi la cover cradingue de Louie Louie. Si, à l’image de tous leurs confrères britons de l’époque, les Troggs maîtrisaient l’art de la reprise, ils possédaient aussi des talents de composition qu’il est bon de rappeler. Ainsi leurs autres tubes, With A Girl Like You, I Can’t Control Myself, ou encore Love Is All Around (remis au goût du jour par les Wet Wet Wet et 4 Mariages et un enterrement) sont-ils tous des originaux. Rapidement, le groupe disposera d’un matériel suffisant pour publier un long-play, qui s’appellera From Nowhere. Et force est de constater que certains morceaux semblent ne sortir de nulle part.
Il y a du pur délire dans les Troggs, un sens du n’importe quoi joyeux et grinçant. Le son du groupe repose avant tout sur une basse omniprésente tenue par Peter Staples, des guitares heavy signées Chris Britton, et la voix insolente de Reg Presley. Un son direct, franc du collier, très syncopé. Curieusement, leur musique n’est pas pour autant dénuée d’un aspect dansant. Disons plutôt sautillant. Il suffit d’écouter The Yella In Me pour apercevoir cette facette bondissante, ce rebond permanent de la basse qui donne furieusement envie de se trémousser. Mais les Troggs sont capables de bien mieux encore. L’une de leurs chansons les plus fabuleuses, véritable perle des années soixante, s’intitule I Just Sing. Difficile de trouver un morceau plus heavy à l’époque : toms martelés, basse qui gronde, le tout relevé par... du clavecin ! Cette petite merveille devient carrément démentielle quand retentit la voix de Presley, lequel campe une sorte de dingue qui chante pour soulager ses maux intérieurs :
When it goes to my headAnd I start seeing red,then I sing, well I just sing !
La chanson avance sur un rythme implacable et pénètre profondément dans la chair de son auditeur via l’épiderme. Même brutalité pour des titres comme Lost Girl et son quasi sosie From Home. Des monstres de binarité. Toujours cette voix nasillarde, ce déluge sonore, ce fuzz qui dégouline. Car From Home peut se targuer d’envoyer un mini solo de guitare quasi hendrixien ! un éclair foudroyant en plein orage.
Nés du cerveau de Reg Presley, ces assauts de sauvagerie dessinent le premier profil du style Troggs. Le profil mauvais garçon, sensuel, bourrin, barbare. Le meilleur des deux, pour tout avouer. Comment résister à I Want You, honteuse copie du Wild Thing qui les a fait connaître ? Comment ne pas succomber à la puissance sexuelle de I Can’t Control Myself ? C’est impossible, évidemment.
Le second profil de ces enfants d’Andover dans le Hampshire, c’est le profil bubblegum. Pour les néophytes, disons qu’il s’agit d’un style de pop léger et simpliste sur fond de love stories (pas toujours). L’archétype en serait le fameux Sugar Sugar des Archies. Des trucs gentillets, pas forcément dégueus. Chez les Troggs, il s’agit surtout de remplissage histoire de terminer le disque ou de compléter un 45 tours. Parfois, on lorgne vers de la pop anglaise à la Kinks, comme sur ce Your Love ultra pompé, ou le sympathique Jingle Jangle et son clavecin idoine. Malheureusement, la plupart de ces tentatives se révèlent dispensables, entre copies rock’n’roll sans intérêt (Evil) et vaines ballades (When I’m With You). En mode bubblegum, on retiendra surtout The Kitty Cat Song, en mode pop on se souviendra de With A Girl Like You - repris par les Don & The Good Times ! Enfin, on ne pardonnerait pas à celui qui lit ces pages de ne pas jeter une oreille sur un The Jaguar And The Thunderbird emprunté à Chuck Berry et littéralement métamorphosé en tuerie d’une modernité crue. Les couplets sont presque rappés par Reg Presley par-dessus des effets de réverb’ improbables.
On serait donc bien en peine de ne pas se lécher les babines de plaisir à l’écoute de From Nowhere, réjouissante pépite trop méconnue des années soixante. A l’instar des Animals, des Them ou de Manfred Mann, les Troggs faisaient preuve dans leurs chansons de cette férocité qui sied tant aux formations anglaises de rhythm’n’blues. Ces groupes partageaient ce trait commun d’avoir, au-delà des quelques rares hits qui les ont propulsé au sommet, inventé un son toujours aussi moderne et efficace aujourd’hui. Chacun dans leur genre, ils ont su adapter avec originalité et personnalité le répertoire d’autres artistes, souvent noirs, tout en créant un nouveau pan original de la musique populaire. Sans disposer de compositeurs aussi virtuoses que les Stones, les Beatles ou les Who au sein de leur formation, ils rivalisèrent tous ponctuellement avec ces génies, qui grâce à un Paul Jones (Manfred Mann), qui un Reg Presley (Troggs), qui un Van Morrison (Them). Et souvenez-vous de ces terribles paroles, qui résument tout :
When my luck is downand I can’t think of the thingI just go to my bed, lay my hands on my headI open my mouth and I singYeah I just sing
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